samedi 29 juin 2019

EXPOSITION "MADELEINE DINES, CHANTS TERRESTRES", Château-Musée Edgar Mélik, Cabriès


L'exposition consacrée à Madeleine Dinès (1906-1996) a été ouverte au public vendredi 28 juin.
Quelques mots de Luc Denis, neveu de Madeleine Dinès qui préside l'ADIN, association Madeleine Dinès (voir son site, madeleinedines.com)

La présence de Madeleine Dinès au château-musée de Cabriès est un hommage à une artiste qui a connu Edgar Mélik à Paris, après la guerre, et qui  aura passé plusieurs étés à peindre à Cabriès entre 1948 et 1958. La recherche sur ces deux artistes a fait émerger un ensemble de documents exceptionnels qui sont présentés dans plusieurs vitrines pour éclairer l'oeuvre et le parcours de vie de Madeleine Dinès.

Le catalogue de l'exposition (44 pages, 10 €) est un travail remarquable réalisé par les deux commissaires de l'exposition, Elodie Bouygues qui enseigne la poésie contemporaine à l'université de Besançon (spécialiste du poète Jean Follain, mari de Madeleine Dinès), et Fabienne Stahl, attachée de conservation au musée départemental Maurice Denis à Saint-Germain-en-Laye, et spécialiste de ce peintre.

Nous sommes immédiatement dans l'histoire d'une personnalité qui a dû, sa vie durant, affirmer sa vocation de peintre, à partir du milieu artistique de son père, Maurice Denis (1870-1943), peintre et théoricien du style nabi (aux côtés de Paul Sérusier, Odilon Redon, Pierre Bonnard, Paul-Elie Ranson) puis du milieu littéraire de son mari, Jean Follain, poète à l'écriture d'avant-garde, qu'elle épouse en 1934.
Elle se forme à Paris dans les Ateliers d'art sacré fondés en 1919 par son père et le peintre George Desvallières qu'elle admira pour son expressionnisme coloré.

 G. Desvallières (1861-1950), La Sainte Famille, HST


Elle invente sa propre voie, "un réalisme poétique et symbolique". Derrière la fidélité d'apparence aux objets du quotidien, aux visages connus ou anonymes, aux paysages, elle parvient à exprimer le sens mystérieux du réel. La critique d'art Jeanine Warnod (dont le père André Warnod, avait inventé en 1925 l'expression "École de Paris") écrira pour une exposition de Madeleine Dinès en 1983 : "Ce qui semble du réalisme n'est qu'imaginaire".


Les auteurs du catalogue évoquent bien sûr le surréalisme qui, à partir de 1924, fascina une partie de la jeunesse artistique, y compris Edgar Mélik.
Mais dès 1927 Madeleine Dinès s'interroge, sceptique : "Est-ce que le surréalisme n'est pas une erreur importante qui a vécu ?"




L'amitié solide et tendre entre Mélik et Madeleine Dinès confirme la capacité du peintre de Cabriès à  admirer et à se lier avec des femmes  très indépendantes pour leur époque, indépendantes parce que créatrices :  
Adrienne Monnier qui avait fondé en 1915 la Maison des Amis de Livres, 7 rue de l'Odéon, et qui sut transmettre la littérature moderne de ses amis écrivains (Paul Valéry, Claudel, Gide, Léon-Paul Fargue, etc.) à la jeunesse du quartier latin;

Christiane Delmas, écrivain et poète qui consacra à Mélik un roman à clé en 1962 (L'invisible tiers);

Consuelo de Saint Exupéry que Mélik connait dès 1949, et dont il défend la peinture en lui ouvrant sa galerie à Marseille (galerie Da Silva, 67 rue Saint-Ferréol), et pour laquelle il écrit un beau texte de catalogue, fait unique;

enfin, Madeleine Dinès (nom d'artiste -  inversion du patronyme - qu'elle utilise sans le  prénom pour signer ses toiles).  Leur amitié naît en 1948, et ils s'écriront jusqu'en 1962 (les lettres de Mélik sont conservées à l'IMEC, Institut Mémoires de l'édition contemporaine, Fonds Jean Follain).

Deux très beaux tableaux de paysage de Cabriès par Madeleine Dinès sont montrés pour la première fois dans le lieu qui les a vus naître. Une vue plongeante vers le Nord et la colline Saint-Martin, avec le vieux cimetière et ses cyprès. Le second, est une vue en contre-plongée du Piton de Cabriès, avec le vieux rempart et la façade Nord du château de Mélik. Ces deux tableaux, remarquables par leur composition et leur couleurs acides, se correspondent dans l'espace et désignent le point virtuel où Madeleine séjournait chez Mélik. 













                   Les liens entre les artistes forment des intrigues que la chance et la patience aident à retrouver. Comment l'association des Amis du musée Edgar Mélik a-t-elle été mise sur la trace de Madeleine Dinès ?  C'est d'abord une histoire de famille. Les archives du poète Rouben Mélik (1921-2007), cousin d'Edgar, sont déposées à l'IMEC. Séda Mélik, sa fille, est la présidente de l'association "Amis du poète  Rouben Mélik" (voir leur site). Une bibliothécaire de l'IMEC lui signale une correspondance d'Edgar Mélik sur place dans le Fonds Jean Follain. Pour obtenir une copie de ces lettres il fallait l'autorisation de l'ayant droit. C'est par ce cheminement qu’Élodie Bouygues, spécialiste du poète Jean Follain, est venue au château-musée de Cabriès nous présenter "Une amitié de peintres : Madeleine Follain et Edgar Mélik" (6 mai 2017, Texte dans Edgar Mélik, La nébuleuse artistique, 2017, Éditions du musée, Cabriès).

Madeleine Follain - nom d'artiste Dinès (Source : medeleinedines.com)


Une salle de l'exposition est consacrée aux oeuvres de Madeleine Dinès qui témoignent de son amitié pour Edgar Mélik, de ses passages à Marseille et au château de Cabriès à partir de 1948.
 


Madeleine Dinès, Portrait de Mélik, mine de plomb sur papier, 44 x 36 cm

Madeleine Dinès, La salle à manger de Mélik, encre sur papier, 36 x 47 cm

Madeleine Dinès, L'escalier du château de Cabriès, encre sur papier, 44 x 36 cm

Dans une vitrine, on découvre pour la première fois quatre portraits photographiques de Madeleine réalisés par Edgar Mélik. Les codes de la photo surréaliste construits par Man Ray (1890-1976) et Claude Cahun (1894-1954) sont utilisés par Mélik photographe (ombre, les yeux en extase ou les yeux clos, tête renversée, etc.). Le mince album rappelle les photomontages surréalistes des années 1930, en particulier "Le phénomène de l'extase" réalisé par Salvador Dali (revue Minotaure, décembre 1933).

     
                     La référence à l'univers surréaliste est latente chez Madeleine Dinès (Delvaux, Magritte), alors qu'elle est une constante de la réflexion de Mélik, et elle affleure dans sa pratique ludique. Le témoignage le plus ancien est celui de la rencontre à Paris de Mélik avec André Breton (vers 1930) dont le sujet semble avoir été la littérature plutôt que la peinture (est-ce à cette occasion que Mélik lui remet son manuscrit Adagio cantabile - titre/hommage à Beethoven ?). Ensuite Mélik déclare en 1942 : "Je côtoie le surréalisme mais je reste nietzschéen". Pour sa grande exposition personnelle à Marseille, en 1950, "Ponts coupés", Mélik invente un grand poème surréaliste qui est imprimé sur l'affiche. En 1956 Mélik réalise, avec le photographe Marcel Coen, son portrait photographique avec mise en abîme (voir sur ce blog, juillet 2018 : "La Fabrique d'une image : le photographe Marcel Coen et le peintre Edgar Mélik").
Enfin, en 1969, il signale au dos d'un tableau que celui-ci lui fut inspiré par "la grande Inconscience" (expression d'André Breton). Et, la même année, il réalise une construction symbolique avec jeu d'échec, moulage blanc de sa main et poussière sur une table ovale, un "objet d'esprit" (au sens où on parle de mot d'esprit) digne de Marcel Duchamp (pour le dossier Mélik et le surréalisme voir sur ce blog, Indices du surréalisme, 5 courts chapitres, octobre 2016).





        









Il est souvent question du "réalisme" pour désigner le courant pictural dans lequel s'inscrit l’œuvre de Madeleine Dinès. Que faut-il entendre par là ? Quelle en est la modernité ? Une certaine vision de l'évolution de l'art est centrée sur le progrès de la forme (aux dépens de la référence à l'humain). De la peinture de Cézanne, vers le cubisme, puis saut vers l'abstraction, et enfin le ready-made. Pour Jean Clair (historien de l'art, ancien conservateur du musée Picasso à Paris) ce panorama est peut-être une "idée reçue" car le courant majeur de la peinture moderne est la crise de la représentation de l'homme, avec notamment Francis Bacon et Lucian Freud (voir Identité et altérité, les figures du corps humain, pour le 100° anniversaire de la Biennale de Venise, 1995; et le catalogue d'exposition, Les Réalismes, 1919-1939, Centre Georges Pompidou, 1981). Ici l'étiquette "réalisme" risque de ne désigner que la négation de l'abstraction dont l'âge d'or se situe entre 1915 et 1925 (Malevitch, Mondrian et Kandinsky).
Madeleine Dinès arrive à la peinture un peu après cette percée de l'abstraction; elle grandit dans un milieu artistique formaliste, celui des nabis, qui rénove en profondeur la figuration de l'humain ( d'où en 1890 la célèbre définition de Maurice Denis théoricien : "Se rappeler qu'un tableau - avant d'être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote - est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées.").

Abstraction ou sensibilité à l'humain ? Madeleine Dinès est précocement sensible à cet enjeu du moment pictural, notamment par son option pour l'expressionnisme - au contenu religieux -  de Georges Desvallières :"... parce qu'au milieu de ce siècle d'intellectualisme faux il est le seul qui sache faire crier son coeur(...) La peinture c'est un coeur qui pleure, c'est un coeur qui s'écrase sur la toile et le sang qui gicle partout. Desvallières tient à grand peine son coeur trop lourd, trop gonflé et avec force, avec ardeur il le frotte, il le promène sur la toile. C'est pour cela qu'il est un grand peintre." (Madeleine Dinès, Journal inédit, 1927, catalogue d'exposition, Cabriès, p. 27). 

La peinture de Madeleine Dinès ouvre sa voie au fil des salles de l'exposition de Cabriès, celle d'un réalisme révélateur du trouble humain. Elodie Bouygues, lors d'une visite guidée parle de ces tableaux-images comme autant de métaphores : "ce qui dit tout en signifiant autre chose". Devant ces petits formats de paysages sourdement étranges (avec des troncs sciés) ou des vues intimes (lits vides, vêtements en attentes sur une chaise, etc.) on comprend que l'écrivain Pierre Albert-Birot (1876-1967) ait parlé de petites "tragédies picturales" (catalogue d'exposition, Cabriès, p. 36).
L'expression la plus forte, et combien révélatrice quand on connaît son rôle dans l'histoire du surréalisme (voir ses Chemins du surréalisme, 1963, et son Max Ernst, 1971), est due au poète et critique d'art franco-américain  Patrick Waldberg (1913-1985) : derrière l'apparent réalisme de la facture et la trompeuse "traduction précise et simple", affleure en fait "un climat de suspens, d'imminence... prétexte à quelque épiphanie prête à surgir." (1983, carton d'exposition Madeleine Dinès, catalogue de Cabriès, p. 35). 

Réflexion sur son identité de femme, d'artiste et sur la fonction du regard constitutive du peintre (le plaisir/douleur de la pulsion scopique selon Freud). Comment devenir peintre entre la condition de femme, le rôle d'épouse et le statut précaire de l'artiste ? On entrevoit dans cette peinture et ses drames cachés les fragments d'une vaste histoire sociale des femmes, avec les renvois à l'écrivain anglaise Virginia Woolf (1882-1941) et son manifeste féministe, Une chambre à soi (1929) et à l'artiste allemande Paula Modersohn-Becker (1876-1907).




























Outre le portrait, le sien ou celui d'un parfait inconnu, le paysage naturel est pareillement une expression interrogative sur soi et son lien au monde. Madeleine Dinès le ressent très tôt avec intensité, et à n'en pas douter, il s'agit d'une source de son besoin de peinture. "J'ai en ce moment des fleurs à peindre devant la fenêtre qui sont belles à crier et j'en tremble." (à Jean Follain, 1932, catalogue d'exposition, Cabriès).













Finalement quel est le chiffre de ce réalisme de Madeleine Dinès ? Les échos avec les Réalismes de son temps sont multiples (Paul Delvaux, Georgia O'Keeffe, Jean Hugo, Serge Fiorio, Ferdinand Holder, ou même Edward Hopper), preuve que sa peinture s'inscrit dans un (le?) courant majeur de la peinture du XX° siècle.
Mais son secret, elle va le livrer, comme à contre-coeur, en 1981 : "Selon l'état de mes pensées ou de mes sentiments (et la bonne disposition de mes sensations), il m'arrive de remarquer certains sujets, certains objets ou paysages qui me frappent par leur capacité à exprimer mes actuelles préoccupations ou tourments et je les capte autant que cela m'est possible, comme un langage dont me sont donnés quelques mots mais je puis aussi inventer des éléments qui correspondent à ce langage." (Lettre à Mayette Saric, citée dans le catalogue, p. 36).

Peu de phrases aussi complexes réussissent à livrer le secret d'une vie de peinture. Le peintre choisit un paysage ou un objet autant que ces derniers le choisissent. Le sens est de créer un langage pictural qui fasse écho aux "tourments" de l'artiste. D'où vient ce dialogue entre moi et le monde ? Est-il une illusion, un besoin ou un fait ?
Question que l'art pose à la philosophie, et c'est Étienne Souriau qui l'a admis dans l'esthétique qu'il enseigne à la Sorbonne dès 1946. La philosophie est multiple. Elle est bien sûr présente dans ses oeuvres techniques, comme dans les créations écrites (roman, sciences, poèmes), mais aussi dans les oeuvres dont l'expression n'est pas verbale (les actes, les arts). Enfin, plus mystérieuse, il y a une présence de philosophies "implicites ou réelles, celles qui peut-être nous sont proposées par des réalités, par des choses muettes. Elles sont cryptographiques. Devant moi, une branche fleurie d'aubépine trace une arabesque blanche et noire, curieusement ciselée sur un fond de ciel bleu. Cela a-t-il un sens, une sorte de discours déchiffrable... pour le psalmiste le ciel chante la gloire de Dieu... Faut-il croire, et tenir le message pour définitivement décrypté ?" , in L'avenir de la philosophie, 1982, p. 26.

Nul doute que la peinture de Madeleine Dinès prouve que le monde nous interroge encore autant que nous le regardons, et que le message est toujours ouvert, non pas au-delà mais à côté de la peinture religieuse de Maurice Denis, le "Nabi aux belles icônes."


                 Exposition Madeleine Dinès,  au château-musée de Cabriès jusqu'au 9 novembre (Horaires: mercredi, jeudi et vendredi 14h à 18h/samedi et dimanche de 10h à 12h et de 14h à 18 h).  80 toiles et dessins jamais rassemblés qui nous parlent de l'image, de la figuration et de l'humain, d'un drame intime fait de rupture et de filiation.


                               Olivier ARNAUD, secrétaire de l'association des Amis du musée EdgarMélik

























   

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