dimanche 24 septembre 2017

La peinture d'Edgar Mélik sous le signe de Pygmalion



"Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ? Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau ! ", Baudelaire, Le Voyage.

"Admirons les fous, les médiums qui trouvent moyens de fixer leurs plus fugitives visions, comme tend à le faire, à un titre un peu différent, l'homme adonné au Surréalisme", La Révolution Surréaliste, N°1, 1924.
                                 
                L'oeuvre graphique de Mélik contient de petits trésors riches de signification à l'instar de ce dessin qui passe au premier regard pour une représentation simple d'un couple, avec l'homme assis au premier plan et une femme qui s'éloigne.
E. Mélik, Homme et femme, 1954, 26 x 22 cm, collection particulière
Si on devient plus attentif à la technique artistique on remarque que l'homme assis est dessiné au trait (quelques lignes souples pour un profil expressif) alors que la femme est  comme un tourbillon confus de traits nerveux. En général, Mélik isole ces deux techniques alors que dans ce couple la dualité des univers (rêverie et réalité?)  est créée par leur juxtaposition.

   




 
















Ces deux techniques graphiques furent rivales au XX° siècle avec des enjeux philosophiques concernant la séduction comme chez Picasso et Cocteau ( la lisibilité plaît), ou au contraire l'intégration du confus voire de l'échec comme chez Giacometti.
Alberto Giacometti, catalogue d’exposition, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 1992

Le peintre et philosophe Avigdor Arikha  (1929-2010) explique parfaitement les enjeux profonds d'un choix qui passe d'abord pour purement technique : "L'échec intéressait Giacometti bien plus que le don ou la virtuosité, pour laquelle il nourrissait une profonde aversion. Il refusait le dessin au trait qui était à la mode dans les années trente et quarante et pratiqué par tant d'émules de Picasso ou de Matisse ou par Jean Cocteau. Ce genre de dessin reposait sur l'idéal du trait pour le trait - la virtuosité. Giacometti croyait - il me l'a dit - au trait multiple, indéterminé, à l'approche point par point par laquelle la ressemblance pourrait être saisie graduellement.",  "Alberto Giacometti, la fascination de l'échec", article dans Peinture et regard. Ecrits sur l'art, Hermann, 1991, p. 211.
On peut déduire de cette simple observation que l'homme et la femme n'appartiennent pas au même ordre de réalité, que leur relation n'est pas celle d'une représentation homogène qui juxtapose plusieurs personnages.
L'attitude de l'homme est source d'une deuxième question : lourdement assis sur le sol, il tient dans sa main gauche l'unique objet du dessin qui pourrait être un pinceau ou un crayon - instrument même de l'image qu'on cherche à comprendre. Une certaine familiarité avec les Têtes créées par Mélik permet d'affirmer que celle-ci est son propre portrait. Il s'agit donc d'une auto-représentation de Mélik en tant qu'artiste. Cas unique alors qu'il s'est assez souvent représenté jouant sur son piano.

E. Mélik, Autoportrait au piano, HSB, 78 x 105 cm, collection particulière

Un troisième élément est intrigant, la "rupture d'échelle" entre l'homme et la femme. On pourrait l'interpréter comme un effet de distance, la femme étant simplement éloignée du premier plan. Mais cette femme est moins éloignée qu'en hauteur.  Mélik a choisi d'en faire une figure à taille réduite qu'il regarde en levant les yeux avec une expression d'étonnement ravi.
Dans ce dessin la relation entre les deux personnages compte davantage que la représentation. Dans ce cas l'interprétation bascule du côté d'une très célèbre fable écrite, le mythe de Pygmalion et la métamorphose d'une statuette d'ivoire en femme réelle. Ovide raconte qu'un sculpteur, déçu du comportement léger des femmes de Chrypre, restait célibataire. Il sculpta une statuelle féminine en ivoire d'une très grande beauté envers laquelle il multiplia les actes amoureux comme s'il s'agissait d'une femme en chair et en os. Lors de la fête en l'honneur de Vénus, il pria la déesse de transformer cet objet insensible en être vivant. Une fois rentré chez lui il voit que la statue s'anime, il la touche et sent palpiter son pouls (Ovide, Les Métamorphoses, X, v. 243-297).
Cette fable écrite a été la source d'un effort de visualisation et d'interpétation d'innombrables artistes au cours des siècles, avec des configurations changeantes selon les époques et les cultures. Il est devenu le mythe de la trangression par excellence du pouvoir de l'artiste (mélange de technique, d'art et de magie). Alors que l'oeuvre d'art est comprise majoritairement comme une copie inspirée de la nature, avec Ovide l'oeuvre d'art est un modèle qui s'anime et qui est sans référence dans la réalité.
Un livre récent d'anthropologie artistique étudie une série d'oeuvres datant du Moyen Age (par exemple le Roman de la Rose avec ses enluminures) jusqu'au film d'Hichcock Vertigo (1958), en passant par la Renaissance, puis la peinture et la sculpture du XVIII° siècle, pour comprendre le "renversement de rang entre modèle et copie" qui est l'enjeu véritable du mythe ovidien. Le vrai pouvoir des objets-images (statues, tableaux, films, récits, etc.) est parfois de donner vie à une réalité sans modèle extérieur. L'art, avec cette transgression autorisée par Vénus,  n'a plus pour but une simple image-copie mais l'existence d'un objet investi par nos désirs. Un art du "phantasme". Jusqu'au cinéma d'Hichcock inclus, l'artiste s'interroge sur ce "pouvoir de donner vie aux simulacres nés de son imagination" (voir Victor I. Stoichita, L'Effet Pygmalion. Pour une anthropologie historique des simulacres, Droz, 2008).
Dans le livre d'Ovide, riche en ruse et en subtilité, la fable écrite de Pygmalion est bien une fable méta-artistique. Ce n'est pas seulement un texte distrayant mais un moyen artistique de s'interroger sur ce que peut l'art quand il anime des simulacres qui ne sont pas imités de la nature mais tirés de l'esprit humain et de son Désir.
Une oeuvre d'art a souvent plusieurs significations successives (voir l'article fondateur de Panofsky, "Contribution au problème de la description d'oeuvres appartenant aux arts plastiques et à celui de l'interprétation de leur contenu", 1931). Avec le mythe de Pygmalion comme clé de lecture du dessin de Mélik nous sommes passés du sens-phénomène (un couple : lecture immédiate du contenu) au sens-signification. C'est un texte, traversant en souterrain l'histoire de l'art, qui éclaire le contenu. Nous sommes face à Mélik-Pygmalion qui anime son "phantasme".
On pourrait penser que le dessin ne fait que représenter l'artiste en train de réaliser son oeuvre comme avec le tableau, Les Ménines de Vélasquez (on a parlé de "théologie de la peinture", un tableau sur le statut de l'artiste), ou encore le portrait par Gauguin de Van Gogh en train de peintre son vrai tableau, Les Tournesols (dont on ne voit que le sujet).
Vélasquez, Les Ménines, 1656
Gauguin, Van Gogh peignant des tournesols, 1888
      
 Nous serions loin du mythe ovidien et de ses enjeux transgressifs. Mélik se serait représenté devant son propre dessin.  Plusieurs détails contredisent cette interprétation. D'abord l'absence de tout cadre ou ligne qui indiquerait le support physique du dessin. Le tableau en tant qu'image des choses n'est qu'une représentation, alors que la femme de Mélik semble plus réelle et animée que son "auteur" grâce à la dualité des techniques graphiques (un profil en ombre chinoise face au trait multiple et vivant). Le personnage assis n'appartient pas au même ordre de réalité que la figure qui, bien que plus petite, le domine. Mélik réussit-là une visualisation rarissime. Il situe sa "nymphe" en hauteur comme dans la plupart des tableaux traitant Pygmalion et sa statue durant les XVIII ° et XIX° siècles. Mais surtout il opère  une "réduction d'échelle" qui est fidèle au texte d'Ovide. C'est cette réduction que les peintres ont ignorée pour représenter grandeur nature la Femme encore inanimée. Victor I. Stoichita donne un seul exemple (p. 26) - une petite enluminure médiévale - qui n'a pas occulté ce problème : la statuette féminine taillée dans l'ivoire avant que l'animation opérée par Vénus ne lui donne le même corps, mais grandeur nature.
Pygmalion, artiste-enlumineur anonyme, vers 1400
Un dernier détail inscrit le dessin de Mélik dans le mythe ovidien. Une forme indéterminée (un bras fantomatique ou un fluide) est l'indice du toucher tactile très important dans toutes les versions peintes ou écrites de la fable , y compris chez Ovide ("L'amant reste saisi; il hésite à se réjouir; il craint de se tromper; sa main palpe et palpe encore l'objet de ses désirs; c'était bien un corps vivant; il sent des veines palpiter au contact de son pouce...".).
Victor I. Stoichita explique que deux stratégies ont été développées par les peintres en fonction des savoirs disponibles : soit le toucher de la statue provoque et vérifie l'animation (la coloration du haut du corps par opposition aux jambes encore de marbre comme chez Jean-Léon Gérôme), soit un fluide sans contact physique anime la statue (comme chez Anne-Louis Girodet).


Gérôme, Pygmalion et Galatée, 1890
Girodet, Pygmalion amoureux de sa statue, 1819
                            





















Mélik a simplement utilisé la dualité des moyens graphiques discutés au XX° siècle pour signifier deux ordres de réalité (l'artiste et son phantasme). Puisque l'oeuvre vivante est un dévoilement psychique Mélik renonce au cliché de l'Eros (le petit ange qui rapproche les mains chez Girodet) et à une traduction visuelle tellement littérale qu'elle fait aujourd'hui sourire. Il retrouve le signe iconographique de l'Annonciation des Primitifs italiens, le trait de lumière qui descend sur l'Ange, et qui parfois se réfléchit sur Marie.  Mais dans un contexte profane, c'est l'artiste qui anime une oeuvre qui n'est la copie de rien de préexistant parce qu'elle a sa source dans la "grande Inconscience" (expression inventée par André Breton, et utilisée par Mélik en 1969).

Pourquoi placer la production de Mélik sous le signe de Pygmalion ? La configuration très particulière du dessin de Mélik dévoile une visualisation simple et moderne du mythe de Pygmalion, plus particulièrement dans le cadre de l'avant-garde surréaliste. Loin des ressources sophistiquées de la sculpture et de la peinture Mélik présente son dessin méta-artistique. Il est le peintre qui dessine des formes tirées de son imagination, ou plutôt de la part inconnue de l'Esprit humain (dans ses manuscrits Mélik utilise une majuscule).Pygmalion était un sculpteur mais aucun sculpteur ne s'est aventuré à illustrer la fable écrite d'Ovide avant Etienne-Maurice Falconet, avec Un groupe de marbre représentant Pygmalion aux pieds de sa statue, à l'instant où elle s'anime.
Falconet, Pygmalion et Galatée, 1763, H. 83 cm
Comme l'écrit Victor I. Stoichita nous sommes en présence d'un défi admiré par Diderot puisqu'il s'agit "d'une oeuvre méta-iconique, d'une sculpture dans la sculpture, ou plus exactement encore d'une sculpture sur la sculpture" (p. 203).
Dans cet ordre d'idée, le dessin de Mélik est également méta-iconique puisqu'il est un "dessin sur le dessin" dont les moyens modernes actualisent le mythe ovidien. Après le sens-phénomène (le contenu immédiat du couple), après le sens-signification (une source écrite et son héritage visuel de longue durée) il nous reste à préciser le sens-essence du dessin. Mélik s'est-il servi de ce dessin pour exprimer la nature psychique de son oeuvre, sa rupture avec l'art-imitation?
 Sa production n'est-elle pas un révélateur des "formes vivantes ou simulacres" de son propre esprit? En 1967 Mélik explique les mutations de son oeuvre: "Avant la guerre c'est la période basée sur la nature, la réalité... une réalité transformée bien sûr... Il y a vingt ans, l'abstraction pendant plusieurs années... Maintenant c'est de la création figurative, mais non basée sur la réalité... c'est un univers créé." (article de presse, Le Méridional, 1967).
Nous ne sommes pas devant la description habituelle des périodes d'un artistes, avec variations des sujets et des styles. Mélik met l'accent sur le mode d'existence de ses oeuvres, leur rapport au réel.
Un fait est évident, pas de nature morte chez Mélik, et à peine quelques paysages où il s'éprouve plutôt maladroit. Tout en étant profondément ému par la nature Mélik n'en tire pas le contenu de sa peinture. "Ne faire que des paysages, c'est digne des singes. Moi, je refuse de faire bouillir la nature. Trois thèmes suffisent à plonger les hommes dans mon univers : le déluge, le ciel et l'enfer" (devant les fresques de la petite chapelle de son château de Cabriès, Entretien 1965, Provence Magazine). Mélik se souvient de Baudelaire (voir Le Voyage en exergue), et peut-être du poète oublié mis en l'honneur par les surréalistes en 1925, Saint-Paul-Roux ("L'artiste - surtout le peintre- qui a les yeux en dedans est un dieu. Mais le peintre qui a les  yeux en dehors n'est qu'un singe.").  
Si Mélik se met à la peinture tardivement vers 1928 ce n'est ni par jeu, ni par facilité. Il fut d'abord admiratif de la littérature moderne (dans le cercle d'Adrienne Monnier) et de la musique classique (surtout Bach et Beethoven). Il était forcé de se poser la question : pourquoi de la peinture aujourd'hui encore? Il semble bien que les Manifestes du surréalisme (1924 et 1929) l'aient conforté dans sa voie. En 1937 Mélik invente, pour se définir, l'étrange expression "surréalisme nietzschéen". La peinture , comme la vraie poésie, est une recherche du surréel qui surgit de la rencontre du réel et du désir, de l'émotion. On oublie toujours que Mélik s'est formé durant toute sa jeunesse parisienne (jusqu'en 1932, à 28 ans) au contact des avant-gardes historiques, notamment du surréalisme. André Breton pensait qu'il n'y a pas de peinture surréaliste mais un lien entre le surréalisme et certains peintres de tous les temps (voir L'Art magique, 1957). D'abord par la rupture avec la paraphrase plus ou moins habile de la réalité perçue : "L'erreur commune fut de penser que le modèle ne pouvait être pris que dans le monde extérieur, où même seulement qu'il pouvait y être pris... L'œuvre plastique, pour répondre à la nécessité de révision absolue des valeurs réelles sur laquelle aujourd'hui tous les esprits s'accordent, se référera donc à un modèle purement intérieur, ou ne sera pas".  Cette surréalité, que recherchent  la poésie et la peinture, n'exclut évidemment pas des éléments figuratifs sans lesquels il n'y a pas de communication entre les hommes. C'est l'ensemble du tableau qui sera surréaliste alors que beaucoup  d'éléments pourront être identifiables : "Yves Tanguy n'en est pas à déplorer la présence nécessaire, dans un tableau, de ces éléments plus ou moins directs grâce auxquels d'autres éléments prennent toute leur signification occulte. Il leur accorde sans doute une valeur de comparaison... Ce contact, qu'il se garderait de perdre, lui permet de s'aventurer aussi loin qu'il veut et de nous livrer de l'inconnu des images aussi concrètes que celles que nous nous passons du connu", André Breton, Le surréalisme et la peinture, 1928.
Dans cette perspective quelles sont les forces que Mélik a voulues rendre visibles alors qu'elles ne le sont pas directement, au même titre que Van Gogh a rendu visible la force inouïe d'une graine de tournesol, Cézanne les forces de plissement des montagnes, et Francis Bacon la violence de la sensation, à chaque fois avec des moyens plastiques encore inconnus (voir G. Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, 1981, p. 58)?
Mélik pointe vers l'émotion, et ses racines cachées dans la conscience : "Emotion, réponse toute spontanée à un désir profond d'autant plus qu'il est moins formulé, plus tu es inattendue, plus durablement tu t'imprimes dans des êtres autres et t'exprimes. Ne peut-on considérer la vie comme purement émotive et faire abstraction de tout ce qui n'est émotion? Car c'est la manne tombée on ne sait d'où, de quel ciel; c'est toi l'émotion. N'en percevons que le perceptible.", Manuscrit, archives du Musée Edgar Mélik, Cabriès.
Comment rendre visible ce qui ne l'est pas au moyen d'une figuration où les formes et les couleurs rendront perceptibles les forces d'émotion et le Désir constitutif de l'homme ? Avec les qualités surprenantes de la matière picturale (épaisseur, couleur, combinaison, ligne, etc.) comment rendre, non le visible, mais rendre visible ce qui ne l'est pas (selon la formule de Paul Klee en 1924, ce peintre que Mélik découvre et admire à Avignon, exposition Christian Zervos,  1947)? Evidemment pour le commun des hommes la peinture reste un jeu d'apparences qui représentent plus ou moins bien les choses à travers un style.
 "Ce qui choque la grande masse ignare en dedans mais civilisée en surface, c'est que le langage externe est compris de tout le monde alors que le langage interne ne l'est que de certains grands aventuriers de l'esprit.
Penser autrement que matière tout en partant de la matière qui est en soi, c'est s'accorder à la démesure."
Mélik ne peignait pas pour dépeindre, c'est-à-dire représenter esthétiquement les choses ou extérioriser des images déjà visuelles (l'imagination) mais pour accéder à un univers nouveau révélateur de la vie de l'esprit. Contrairement à l'expression maladroite d'André Breton, Mélik ne se référait pas "à un modèle purement intérieur", par exemple un rêve déjà figuratif. Selon le sens profond du mythe ovidien, l'objet sculpté est son propre modèle. Dans son livre de 1953 (Edgar Mélik, ou la peinture à la pointe du temps, Ed. Mandragore), Hubert Juin insiste sur l' "état médiumnique" préalable à l'acte de peindre chez Mélik. Il s'agit de rompre avec le moi "idéalisé" qui contrôle nos perceptions et notre vie sociale, pour se placer "dans un intervalle hallucinatoire"  que les peintres de la génération précédente ont su utiliser (Miro, Paul Klee ou André Masson). A ce moment-là le peintre franchit "une frontière du réel" (Paul Klee, voir, "La métamorphose médiumnique chez Paul Klee", dans L'Europe des esprits ou la fascination de l'occulte, 1750-1950, Ed. des musées de Strasbourg, 2011).
"Je pars de l'abstrait. Peu à peu, sans même que j'aie à les chercher, les masses surgissent et s'organisent d'elle-même" (Entretien, Le Provençal, 1961). On voit que Mélik ne cherche pas à exprimer un sens ou un objet préexistant. L'oeuvre doit rester un "message automatique" (article d'André Breton, Minotaure, 1933).  Ainsi le dessin dont on est parti n'est pas consciemment l'illustration du texte d'Ovide, avec les astuces visuelles inventées par les peintres au cours des siècles (par exemple la coloration du marbre qui marque le progrès de l'animation). La peinture reste "occulte" parce qu'elle rend visibles au moyen d'une figuration sans code les forces du désir et de l'émotion. Autant dire que Mélik n'a pas eu conscience du texte d'Ovide mais qu'il a spontanément visualisée la "relation existentielle" entre l'artiste et ses figures féminines.
"Si l'esprit est à l'origine de la matière ou si la matière est à l'origine de l'esprit cela est hors de la conception instinctive ou mentale humaine : l'essentiel est donc abscons." (Page manuscrite, archive du musée Edgar Mélik, Cabriès).
Mélik refuse de choisir entre le matérialisme et le spiritualisme. L'homme reste dans son mystère. Quelle que soit la valeur de l'art, il n'est pas en mesure de résoudre sa propre énigme. Il la rend visible, l'explicite et le démultiplie grâce aux images-structures sans cesse renouvelées par la musique, la peinture, la littérature ou le cinéma  : "Car l'art peut tout inventer sauf l'humain... L'humain absolu ne peut exister par lui-même dans l'art qui accordera ces deux influences (les ressources de l'art et des choses) - il ne sera que l'ombre de l'homme qui est derrière l'oeuvre." (Tournant, Texte de 1932).
Que la peinture renvoie à la réalité de l'esprit par l'intermédiaire de la matière prouve qu'elle obéit à un "sens par configuration",  distinct de la pensée par concepts. Elle a donc un contenu réel (mais abscons). Elle a une parfaite autonomie vis-à-vis de la réalité perçue par nos sens, mais aussi vis-à-vis de l'imagination. "Chacune de mes peintures, en particulier et entre toutes, est monolithique. Et l'ensemble constitue, lui aussi, un monolithe. Il est pleinement indépendant par rapport à la réalité et se gouverne dans l'autonomie." (Entretien, Provence Magazine, 1969).
Mais quelle conscience l'artiste créateur de simulacres  a-t-il de lui-même puisqu'il n'est plus un artisan qui copie la réalité ? L'hypnose, l'état médiumnique, l'hallucination, la vision, l'animisme sont manifestement les sources de la peinture étrange de Mélik. Il arrive à Marseille en 1932 pour partir vers l'Orient. Il déclare en 1937 : "Je suis né parisien et d'atavisme asiatique" (Entretien dactylographié avec Claude Marine, pour Comoedia, 1937, archives J.M. Pontier). En accord avec le surréalisme, avec Michel Leiris et Antonin Artaud, il se tourne vers l'Orient et l'Esprit contre une civilisation qui a domestiqué l'homme pour aboutir à un "idiot raisonnable". Mélik aurait pu écrire la prière écrite par André Breton : "Orient, Orient vainqueur , toi qui n'as qu'une valeur de symbole, dispose de moi. Orient de colère et de perle! Toi qui est l'image rayonnante de ma dépossession. Orient, bel oiseau de proie et d'innocence, je t'implore du fond du royaume des ombres ! Inspire-moi, que je sois celui qui n'a plus d'ombre." ("Introduction au discours sur le peu de réalité",  1927, cité par Annie Le Brun, "Cette échelle qui s'appuie au mur de l'inconnu", dans L'Europe des esprits ou la fascination de l'occulte, 1750-1950, Catalogue des Musées de Strasbourg, 2011).
Mélik est sensible à la quête de l'intériorité de l'esprit, dans le bouddhisme par exemple (voir ses deux tableaux du Bouddha et du Lama tibétain, autour de 1935, au musée de Cabriès). Il en parle avec le mot mystique qui unit vitalité et spiritualité : "La vie telle qu'on l'entend aujourd'hui effleurant superficiellement les sens et délaissant ce qui leur est intérieur est bien faite pour interdire tout excès. Or, l'humain en art ne peut être le produit que d'un excès - excès qu'auront créé un refoulement ou, au contraire, une extension inusuelle du désir.
La qualité humaine n'est que la qualité animale dans le sens le plus élevé du terme...
Le mystique élargit le champ de l'humain, lui ôte toutes bornes - lui pour qui le luxe n'est plus, ni le plaisir. L'humain, s'il cumule en soi toutes formes possibles de vitalité, peut n'être absolument pas voluptueux, et n'est pas le moins du monde hostile à la pureté de l'esprit - l'esprit pur n'étant que la quintessence de l'humain." (Tournant, Texte de Mélik de 1932, publié par H. Juin en 1953).
Il s'agit bien d'utiliser l'art pour déchiffrer la vie dans sa totalité, de creuser et d'élargir l'humain  selon la règle même du surréalisme : " La pierre philosophale n'est rien d'autre que ce qui devait permettre à l'imagination de l'homme de prendre sur toutes choses une revanche éclatante, et nous voici de nouveau, après des siècles de domestication de l'esprit et de résignation folle, à tenter d'affranchir définitivement cette imagination par le long, immense, raisonné dérèglement de tous les sens et le reste." (Second Manifeste du surréalisme, 1929).
 Avant toutes les œuvres qui sont autant de "monolithes" il y a l'artiste Pygmalion qui leur donne vie.  Certes pas l'artiste académique du XIX° siècle (habile artisan psychologiquement un peu niais), ni le divin démiurge de la Renaissance. Un Pygmalion intériorisé dont la peinture est le signe d'un travail de rupture avec les habitudes, les clichés et la raison (démesure, excès du désir). Il est plongé dans le mystère, et son l'image remonte de très loin, de l'Inconscience de l'esprit dont l'homme n'est peut-être qu'une manifestation éternelle.
Toute la pensée de Mélik montre qu'il situe son oeuvre dans le sillage du surréalisme en se tournant vers "ce modèle intérieur" qui fait de l'artiste un créateur de simulacres nés de l'esprit et du désir.

E. Mélik, Vision (Autoportrait intérieur), HST, c. 1935, 50 x 41 cm, collection particulière

         
 Comment les images déclenchent-elles de nouvelles images? 

Si Mélik a pris conscience que sa production était celle d'un "univers créé", il ne pouvait plus partir de  l'objet perçu (nature morte, paysage, portrait réaliste, texte, etc.) ni même du rêve (comme l'ont fait tant de surréalistes). Nous allons voir que Mélik n'a pas hésité à se tourner vers d'autres arts de l'image pour produire ses propres images où dominent l'étrange et le merveilleux (les catégories esthétiques du surréalisme).
En effet, d'autres arts creusent aussi l'irrationnel inséparable à la conscience humaine, notamment la musique et la littérature (Rimbaud, Lautréamont, Kafka et Nietzsche). Il faut imaginer Mélik dans sa jeunesse parisienne, comprendre qu'en 1958 encore il chante la nouveauté absolue de 1900 (le fauvisme), de 1908 (le cubisme), de 1925 (l'Ecole de Paris) et de Montparnasse qui aura été le "cerveau du monde" (Texte imprimé, archives du musée Edgar Mélik, Cabriès).  Mélik, peintre lettré mais aussi artiste qui se tourne vers les arts dits "mineurs" (la chanson avec Edith Piaf et Brassens, le cinéma et la pantomime). On découvre un Mélik sensible au cinéma, à ce nouveau pouvoir  animateur des phantasmes humains. Un de ses plus beaux portraits est un écho aux effets spéciaux des Visiteurs du soir (1942), ce conte fantastique de Marcel Carné situé au Moyen Age, avec des chansons  de Jacques Prévert. Une jeune fille au visage naturellement déformé retrouve par la magie noire (fusion des images) un visage harmonieux (la "beauté du diable").


Mais l'instant qui a marqué Mélik est celui où Anne tombe amoureuse du ménestrel qui chante la complainte écrite par J. Prévert, "Démons et merveilles" . Le processus "inconscient" qui aboutit à l'extraordinaire  tableau de Mélik a combiné une anamorphose du visage (le visage naturel d'Anne a  perdu sa beauté gracieuse) et une conversion de l'image littéraire en image picturale ("la mer s'est retirée au loin mais dans tes yeux entr'ouverts de petites vagues sont restées, de petites vagues pour me noyer.").

E. Mélik, Visage de Femme, HSB, 105 x 78 (photo Robert Hale),collection du musée, Cabriès

Ce qui frappe c'est l'intensité de l'image peinte qui, par comparaison rend tout plan du film plutôt pauvre, privé d'aura. Ce choc poétique qui détermine, selon Walter Benjamin, l'art moderne. La déformation du visage chez Mélik, pas plus que chez Picasso, n'est arbitraire. Elle fait franchir "une frontière du réel". La peinture de Mélik est un "langage interne" alors que le cinéma reste un" langage externe". Le récit mis en image maintient le cinéma parlant dans le registre de la pensée- langage, alors que la  peinture moderne est une image-fixe qui lutte contre les gestes rhétoriques de la peinture classique, puis académique (voir les analyses précises de G. Deleuze sur cette lutte moderne de la peinture : "Le Figure est isolée dans le tableau, par le rond ou par le parallélépipède pour conjurer le caractère figuratif, illustratif, narratif, que la Figure aurait nécessairement si elle n'était pas isolé. La peinture n'a ni modèle à représenter, ni histoire à raconter", Francis Bacon. Logique de la sensation, 1981).
La peinture doit agir par elle-même, indépendamment de toute ressemblance et de tout récit qui en feraient automatiquement une copie du réel ou du langage. Pour le classicisme c'est Léonard de Vinci qui a atteint la perfection de la peinture-imitation, la peinture-spiritualité. Depuis le fauvisme et le cubisme la peinture agit pour changer l'acte de voir, ébranler les fonctions conscientes et rationnelles de l'esprit humain, briser la belle harmonie de l'espace visuel et sa monotonie optique. C'est le moment poétique, animiste ou mythique de la peinture (voir Carl Einstein, Georges Braque, 1934). Le tableau de Mélik n'est pas un portrait de l'actrice qui joue Anne mais une énergie capable d'élever l'image d'un bon film au rang de "mythe visuel" (C. Einstein). La peinture-spiritualité est détruite par une "spiritualité plastique" (expression de Mélik).
Le film de Marcel Carné se termine quand les amoureux sont figés en statues de pierre par le Diable. Mais leurs cœurs continuent à battre. La dialectique du désir, de la vie et de la mort,  propre au mythe ovidien persiste, mais on reste dans le registre attendu de la métaphore psychologiquement simpliste.


           Victor I. Stoichita termine son analyse de la fascination artistique du mythe ovidien avec le film d'Alfred Hitchcock, Vertigo (1958, réflexion sur le pouvoir du cinéaste qui donne vie aux phantasmes par l'image-mouvement). Le réalisateur transforme l'actrice Kim Novak qui joue Judy, une midinette, qui simule la véritable Madeleine dont elle doit dissimuler le meurtre par son mari Elster.
Mais contrairement à ce que pense V. Stoichita, le cinéma n'est pas le premier art de l'image-mouvement, c'est la pantomime. On sait que les surréalistes ont pu être fascinés par le cinéma, mais déçus par l'arrivée du parlant qui soumet trop facilement  l'image-mouvement au langage organisé, au récit (voir Le cinéma des surréalistes, Mélusine, 2004). Ce qui attire Mélik (comme les surréalistes) c'est le pouvoir de suggestion des images, et de l'enchaînement parfois étrange des images qu'une technique nouvelle rend possible. Mais il faut reculer d'un pas. Le cinéma muet reste très proche de cet art de l'image-mouvement plus rudimentaire, la pantomime. C'est elle qui fascinera Mélik à travers sa réinvention poétique par le mime Marceau et son personnage universel, Bip créé en 1947. Nous connaissons trois tableaux "fantastiques" de Mélik greffés sur l'univers visuel du mime Marceau. Il ne s'agit pas d'une transposition plus ou moins stylisée de Marceau jouant Bip mais du passage de l'image-mouvement à l'image-repos, de l' écho mythique et animiste d'une émotion fondamentale.
E. Mélik, Bip et Colombine,  65 x 45 cm, collection particulière

Mélik a dû assister aux premières séances du mime Marceau à Paris, au théâtre de Poche Montparnasse, lieu de l'avant-garde théâtrale depuis 1943 (Jean Vilar). En effet après sa démobilisation en 1940 il reste à Paris, où il a son atelier rue Daguerre. L'image picturale de Mélik et l'image-récit du mime ont des affinités émotionnelles très fortes grâce à leur rupture avec le langage et la pensée. Les deux types d'images élaborent des configurations d'éléments visuels de nature différente mais qui se constituent comme écriture. Les "déformations" figuratives de Mélik ne sont pas étrangères au travail d'excès du visage et des gestes du mime. Elles ne sont ni "gratuites" ni esthétiques.  "En tant qu'acteur le mime doit transformer l'automatisme de la trace, ses caractéristiques d'empreinte mécanique en un ensemble de gestes volontaires et maîtrisés que Mallarmé nommera "écriture" en 1897." Rosalind Krauss, "Sur les traces de Nadar", Macula, 1990.
Dans la pantomime l'Effet Pygmalion passe au carré dans la mesure où la dualité du sculpteur et de son œuvre fait place au corps seul et à ses traces physiognomoniques. L'artiste anime son propre corps qu'il constitue par le costume, le visage blanc et les gestes saccadés comme statue vivante. Aucun texte ne préexiste au jeu de l'œuvre, toujours recommencée et toujours vierge. C'est ce que soulignait Mallarmé, et que Jacques Derrida comprendra comme autonomie de l'objet-simulacre : "Rédigeant et composant lui-même son soliloque, le traçant sur la page blanche qu'il est, le Mime ne se laisse dicter son texte depuis aucun autre lieu. Il ne représente rien, n'imite rien, n'a pas à se conformer à un référent antérieur dans un dessein d'adéquation ou de vraisemblance." J. Derrida, "La double séance", dans La dissémination, 1972.
E. Mélik, Mime Marceau et personnage en queue-de- pie, 113 x 80, HSB, collection particulière
Les tableaux de Mélik ne sont pas sous le contrôle de la réalité d'un spectacle du mime Marceau mais ils inventent un univers autre, par amplification (caractères visuels soumis à l'excès) et par condensation (ce n'est pas un moment précis, un arrêt sur image, mais la suggestion totale du spectacle qui est condensée)  pour exercer  une "poétisation picturale" spontanément irrationnelle. Mélik réconcilie le lyrisme qui part du réel avec l'onirisme de "l'homme, ce rêveur définitif."
"Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l'on peut dire.", André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924.
Mélik va multiplier les "visions" de la Femme avec ce caractère étrange et poétique qui est le signe d'un univers créé qui est son propre modèle. L'énergie dont elles témoignent peut déclencher chez le témoin un état d'hypnose qui change son mode habituel  de perception et la structure bien ordonnée du psychisme social.  Le tableau n'est plus un "bibelot esthétique" soumis au goût de chacun mais une force capable de changer, même brièvement,  la structure trop normative de l'homme moderne.
Nietzsche est le premier philosophe moderne qui a su sourire des enfantillages esthétiques de la raison : " "Le Beau, dit Kant, c'est ce qui plaît de façon désintéressée." L'absence d'intérêt! Que l'on compare à cette définition cette autre qu'a donnée un vrai "spectateur", un artiste, Stendhal, qui appelle une fois la beauté une promesse de bonheur. .. Qui a raison, Kant ou Stendhal? A vrai dire, si nos esthéticiens ne se lassent pas de jeter dans la balance, en faveur de Kant, le fait que, sous le charme de la beauté, on peut contempler "d'une façon désintéressée" mêmes des statues de femmes nues, il est bien permis de rire un peu à leurs dépens: les expériences des artistes sont, sur ce point délicat, plus intéressantes et Pygmalion, en tout cas, n'était pas nécessairement un "homme inesthétique"." Nietzsche, La généalogie de la morale, 1887, III, 6.
L'art, tant qu'il a visé la perfection classique, avait ses fables comme celle que raconte Cicéron : "Zeuxis aurait élaboré avec cinq vierges, cette image d'Hélène tellement célèbre et qui apprend au Peintre et au Sculpteur à contempler l'Idée des plus belles formes naturelles, et à choisir parmi les divers corps, les plus beaux." ou  celle de Raphaël qui va encore plus loin dans la sublimation peu flatteuse pour les femmes : "Pour peindre une belle, il me faudrait en voir plusieurs, mais comme il y a peu de belles femmes, je me suis servi d'une certaine Idée que j'avais à l'esprit." (cité par V. Stoichita, p. 128).
La version moderne de Pygmalion rompt avec cette approche esthétisante de l'art pour le réintroduire dans l'homme total, avec sa vitalité et sa spiritualité confondues.
"Désormais, il s'agit de déceler dans l'art son sens biologique; il ne suffit donc pas d'en proposer une histoire descriptive ou de l'évaluer selon une esthétique scolaire et de distribuer des notes; il faut tenter une ethnologie de l'art en évaluant l'art, non plus comme une fin en soi, mais comme un moyen vivant et magique. C'est alors que les tableaux retrouveront cette signification d'énergie œuvrant avec vitalité.", Car Einstein, Georges Braque, 1934, (trad. La Part de l'Œil, 2003).

Mélik a multiplié les visages de femmes avec une liberté et une poésie totales.  L'étrange et l'irrationnel, la non-ressemblance ne s'opposent plus au charme, à la douceur et à l'imprévisible.

E. Mélik,  Quelques détails des fresques du château-musée de Cabriès

Sa peinture n'a pas cessé d'évoluer dans une direction de plus en plus libérée de la perception, des contraintes visuelles et de la raison." Il y a pourtant différence dans la manière de travailler. Alors, la réalité existante était au départ de l'œuvre, alors que maintenant celle-ci est toute création tendant à exister.
Il n'est pas question de lumière ou de nuit; l'essentiel est que la couleur s'étire dans l'élément formel comprenant à la fois et de la lumière et de la nuit." (Texte manuscrit pour l'exposition - 40 ans de création évolutive - au château de Saint-Pons, janvier 1969). Mélik retrouve le langage du romantisme allemand que les surréalistes de sa jeunesse avaient découvert. Mais au lieu de remplacer le jour par la nuit, la raison par le rêve, la conscience par l'irrationnel, il cherche le point d'équilibre entre ces contraires qui habitent l'homme. Ce qui est en accord avec la quête ultime d'André Breton en 1929 : "Tout porte à croire qu'il existe un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement. Or c'est en vain qu'on chercherait à l'activité surréaliste un autre mobile que l'espoir de détermination de ce point." (Second Manifeste du surréalisme, 1929).
E. Mélik, Portrait féminin, 106 x 75 cm, collection particulière


Chaque partie du visage devient un élément de forme et de couleur singuliers. Tout est étrange dans cette bouche, ce nez, cet œil bleu, ce front fragmenté, etc. et pourtant l'unité foncière de ce visage s'impose comme une création où l'étrange est réconcilié avec la poésie, la nuit avec le jour, le rêve avec  la raison.  "Tranchons-en : le merveilleux est toujours beau, n'importe quel merveilleux est beau, il n'y a même que le merveilleux qui soit beau.", André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924.

                Mais une peinture surréaliste est-elle possible  ? (voir André Breton et la peinture, de José Pierre, L'Age d'homme, 1987).  Si le surréalisme s'est défini comme une étude du fonctionnement de l'esprit avant tout contrôle de la raison, la poésie surréaliste  - avec l'écriture automatique et l'image verbale -  semblait non transposable à la peinture. En effet, le peintre qui représenterait des images de rêves ou des hallucinations visuelles ne ferait que "calquer" grâce à la peinture et à la mémoire des images déjà "visibles". A propos des tableaux de Giorgio de Chirico, on pouvait penser, dès les débuts du surréalisme : "Les images sont surréalistes , leur expression ne l'est pas." (Max Morice, "Les Yeux enchantés", dans La Révolution Surréaliste, N°1, 1924). 
Au contraire la peinture de Mélik n'a-t-elle réussi à créer des images surréalistes du visage, mais surtout des moyens d'expression qui sont également surréalistes? On voit que chaque élément existe plastiquement pour lui-même, dans sa forme et sa couleur automatiques et spontanés. Tout passe admirablement par l'abstraction picturale, comme avec l'oeil, qui dans son ondulation bleue n'a plus rien de ressemblant avec l'œil-objet.
"C'est ici que nous touchons à une activité véritablement surréaliste, les formes et les couleurs se passent d'objets, s'organisent selon une loi qui échappe à toute préméditation, se fait et se défait dans le même temps qu'elle se manifeste. Bon nombre de peintures de fous ou de médiums offrent ainsi à la vue des apparences insolites et témoignent des ondulations les plus imperceptibles du flux de la pensée.", Max Morice, idem.
                                                                                              

                                                                                                                      Olivier ARNAUD