samedi 19 septembre 2020

1935, Paysage du Vallon des Auffes

La peinture de Mélik réserve bien des surprises esthétiques quand on en cherche les variations stylistiques et thématiques. Au-delà des grandes périodes basées sur la couleur (les ocres/explosion des couleurs/les 3 couleurs primaires) il y a les marges et les incertitudes.
Edgar Mélik, Le Vallon des Auffes, 39 x 47 cm, HST, 1935, collection particulière Si on connait plusieurs dessins des ports de Marseille que Mélik a réalisés dès son installation dans la cité phocéeenne à la fin de l'année 1932, après un séjour d'un mois aux Saintes Maries de la Mer, les peintures à l'huile de cette époque sont assez rares. Il écrit à sa soeur Olga : "Lorsque le temps le permet je dessine du côté du Vieux-Port où il y a de jolis points de vue vraiment interessants à reproduire. Aujourd'hui nous avons un brouillard presque londonien, ce qui donne une apparence fantastique aux navires." (lettre du 29 novembre 1932, citée par Jean-Marc Pontier, La correspondance d'Edgar Mélik, Editions du musée, 2014). Ce tableau inédit est une vue du petit port de Marseille, situé dans le quatier des Catalans où Mélik s'était installé dès son arrivée. C'est une vue qui est centrée sur le port où s'entassaient les petites barques de pêcheurs. Mélik n'a pas recherché une vue d'ensemble plus ou moins pittoresque (par exemple avec les arches de la route de la Corniche). Il s'est attaché à la réalité quotidienne et factuelle de ce lieu typique de la vie simple à Marseille. Le petit port est surmonté sur la droite par une grande bâtisse qui existe toujours mais qui semble avoir été construite peu d'années avant le tableau. Quelques cartes postales des années 1930 permettent de voir la réalité photographique du lieu (avant et après la construction du grand bâtiment en hauteur, par exemple).
Le cadrage plutôt serré coupe cette vue et on remarque les morceaux brutes de la colline. Ensuite, c'est un amoncellement de petites constructions colorées qui étaient autant d'ateliers et de logements très modestes pour les pêcheurs du lieu. Le fond, presque au niveau de l'eau, est occupé par une bâtisse en longueur qui existe toujours (restaurant Chez Jeannot). Cette première coupe horizontale est exécutéee par un jeu rapide de coups de pinceau assez larges, surtout en comparaison de la taille modeste de la toile. Mélik a accentué les angles et les arêtes des toitures avec des traits noirs. De ce chaos de constructions où on distingue quelques ruines, on sent la verticalité qui domine le petit port et s'y reflète. Les tons verts et ocres du bâti n'empêchent pas une palette très large d'orangés, de rouges, de bleus et de blanc qui dessinent chaque petit volume selon un jeu de mosaïque simplifiée.
La deuxième strate de la toile est la zone intermédiaire entre le quai et l'eau. Une série de vieilles barques, tirées sur le sable, qui sont le plus souvent sans fond, comme échouées dans ce monde pauvre du Vallon des Auffes qui n'a rien de pittoresque à l'époque. Une belle courbe avec ses barques preques noires qui s'alignent jusqu'à un embarcadère dont les marches en ciment ont pris la couleur sombre de l'eau. Mélik n'habite plus ce quartier de Marseille depuis janvier 1934, quand il loue une grande pièce dans le château de Cabriès qui lui servira de lieu de vie et d'atelier ("plus grand que celui que j'avais rue de Vaugirard" précisait-il à ses parents, 3 janvier 1934).Mais il est resté attaché à ces lieux si originaux pour sa sensibilité d'homme et de peintre à la jeunesse parisienne. Par sa correspondance on comprend qu'il est devenu un "peintre paysagiste" dans la cité phocéenne, ce qu'il n'était pas à Paris entre 1928 et 1932 (sur son exposition rue de Seine, décembre 1930, voir "Edgar-Mélik et sa première exposition à Paris, 15 mars 2015)). Il écrit à sa famille qu'il réalise des vues du chantier naval et du Pharo, et qu'il les a vendues aussitôt achevées (Lettre du 31 octobre 1935).
Au premier plan c'est une énorme barque sombre comme l'eau qui surgit agressivement en raison de ses dimensions et de sa position redressée. La forme pointue de cette barque de pêche remonte à l'antiquité, voire au néolithique. Elle peut passer à juste titre pour le personnage de ce tableau qui n'a pas de silhouette humaine.
Le petit bassin avec un chenal sur la droite qui longe le quai paraît divisé par un ponton sur lequel ont été hissé des barques dont on ne voit que les proues alignées. A partir de là Mélik nous plonge dans la couleur. De longues bandes jaunes dessinent un banc de sable.
Des vagues bleues s'enroulent sur les faibles pentes du petit port, dans le va-et-vient perpétuel d' une faible marée méditerranéenne. Les traits, encore visibles pour chaque passage du pinceau, et la matière deviennent plus souples et diluées. Il n'y a plus de construction mais le scintillement de la peinture pure et des couleurs.
La zone la plus étonnante de la toile est la surface du petit bassin vide de toute barque. Elle donne sa note abstraite à la composition. Nul doute que ce soit la clef de cette toile. Nous sommes face à la peinture pure, des pans de couleurs qui dépassent la simple évocation des reflets des constructions qui surplombent le vallon sur la gauche (hors cadrage).
On peut presque isoler chaque trait du pinceau et imaginer le va-et-vient depuis la palette de Mélik. De la couleur étirée en autant de traces horizontales, plus ou moins longues, et qui changent parfois de dominante en cours de chemin. Par exemple un vert qui devient du marron, recouverts par un reflet blanc. Le mouvement incurvé qui rappelle la coque d'une barque.
Ou un très beau jaune intense qui coupe presque entièrement la toile.
Enfin, des traits superposés de rouge, marron et vert qui réinventent le scientillement de la lumière sur une eau avec toute sa gamme de bleus.
Au-dessus de la grande barque Mélik a fait confluer toutes ses couleurs par petites touches serrées. Zone de condensation parfaite des couleurs utilisées dans l'ensemble de ce "paysage", elle en est le vrai centre symbolique et sa signature picturale.
Rien de pittoresque dans cette toile mais une fête de la couleur et de la créativité picturale. Regarder ce travail de Mélik, ce n'est pas retrouver le site qu'il voyait en 1935. C'est refaire la trajectoire complexe de ses gestes qui aboutit à cette synthèse visuelle accomplie et unique. On retrouve la grande leçon de Paul Klee : "L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible" (1924). Mélik signe sa toile et la date. Il nous permet ainsi de comprendre qu'il revenait peindre à Marseille après son installation à Cabriès. Il nous laisse un paysage urbain particulièrement élaboré sous son apparente simplicité pittoresque.
Ce tableau avec sa facture originale est sans doute typique du genre de recherches menées par Mélik entre 1932 et 1935. Comme nous avons perdu pour l'instant la plupart des oeuvres, il devient exemplaire. Il permet aussi de comprendre l'analyse du critique d'art Pierre Mary pour les premières expositions de Mélik à Marseille (1933, 1934). Dès janvier 1933, il est sensible à l'univers des couleurs et des formes des toiles de Mélik exposées, pour la première fois à Marseille, galerie "Le Radeau", 18, quai de Rive-Neuve (pour les rares témoignages dans la presse, voir Les Cahiers du Sud, avril 1933, sous la plume du peintre Léon Van Droogenbroeck, et Le Petit Marseillais, novembre 1933, Henry Dumoulin). Pierre Mary s'attarde sur plusieurs vues du Vieux-Port : "Que nous sommes loin du réalisme brutal et "fort-en-gueule" de certains pontifes de la peinture marseillaise. Ici, tout se rattache à l'esprit dans une ordonnance de lignes chaotiques mais d'une harmonie très agréable. Le Vieux-Port s'anime dans une atmosphère vivante de coques et de mâts et devient plus cérébral que matériel. C'est cette formule simple, dépouillée de classicisme talentueux, qui donne aux oeuvres de M. Mélik Edgar, cet élan passionné sans lequel la plus belle des oeuvres reste "mécanique"." La deuxième exposition de Mélik à Marseille aura lieu en décembre 1934, galerie Da Silva, 67 rue Saint-Ferréol. L'article de Pierre Mary est plus analytique et permet de comprendre les lignes de force de cette peinture à ce moment-là : "Mélik crée son rêve avec de la couleur et des formes, avec des lignes et des masses, mais il a aussi cette intuition, qui ne le quitte pas, cette matrice généreuse d'où sortent des figures impondérables qui donnent à ses compositions un sentiment très particulier... En se mettant contre tout ce qui est représentatif ou descriptif, Mélik s'est assuré une indépendance bien déterminée. Mais il s'est réservé également la plus grande liberté dans le choix et la traduction du sujet. Sujet est un mot peut-être trop fort, car il recherche davantage l'harmonie des couleurs et le jeu des masses, que la composition recherchée. Sa joie à lui s'exerce pendant la naissance de l'oeuvre : nous ne sommes, nous, que les "admis" à voir le résultat, à considérer sa beauté ou à rejeter sa laideur." Ces extraits sont quasiment incompréhensibles tant qu'on n'a pas sous les yeux quelques oeuvres de Mélik qui datent réellement de cette période. Ils donnent une analyse très subtile de ce qu'il apportait d'absolument nouveau dans son travail. Plus qu'une simple toile retrouvée par hasard, La vue du Vallon des Auffes (1935) est une porte entrouverte sur l'invention picturale de Mélik à Marseille, et une vérification concrète de ce que Pierre Mary a su analyser en direct. Si nous croyons bien connaître Mélik, c'est qu'il y a encore des pans de son oeuvre qui sont provisoirement perdus.
Edgar Mélik, Les Bateliers du Lacydon, c. 1938, HST, 42 x 61 cm, collection particulière et Femmes et fillette, HSP, 1935 (daté), collection particulière. Les grandes bandes de couleurs rappellent celles du Vallons des Auffes (zone abstraite où il faut imaginer les quais puis un bateau avec ses mâts). Mais cette scène, "avec son Soleil dans la brume" et ses grandes silhouettes, crée un paysage fantastique et inquiétant. Nous sommes ailleurs, très loin de ce paysage de femmes où dominent des taches de couleur et l'espièglerie d'une petite fille !
Olivier ARNAUD, secrétaire de l'association des Amis du musée Edgar Mélik