lundi 18 mai 2020

1947, une exposition privée chez Mélik. Une page d'Histoire à Cabriès

En octobre 1947 Mélik organise une exposition de sa propre peinture dans le château de Cabriès qu'il occupe depuis 1934 comme locataire, et dont il a racheté peu à peu les salles aux différents propriétaires qui habitent le village.
Evénement unique dans l'histoire de sa peinture qui permet d'explorer le milieu social et artistique de Mélik à cette époque. Les archives du musée conservent un exemplaire du très soigné carton d'invitation.



Nous n'avons pas de photo de cette exposition et il est difficile d'imaginer quels tableaux récents Mélik présenta lui-même dans les salles du château. Mais la revue culturelle Les Cahiers du Sud qui suit Mélik depuis sa première grande exposition personnelle (galerie de Lil Mariton, 67, rue Saint-Ferréol, en octobre 1934), lui consacre un article sous la plume de son directeur, Jean Ballard.
Figure éminente de la vie littéraire il publie tous les écrivains et les poètes qui comptent en France (voir Jean Ballard & les Cahiers du Sud, Ville de Marseille, 1993, et Alain Paire, Chroniques des Cahiers du Sud, 1914-1966, 2004).
L'article donne une idée de la perception que Jean Ballard avait de l'homme Mélik arrivé à Marseille en 1932 comme de son oeuvre régulièrement présentée à l'occasion d'expositions dans la ville (par exemple à la galerie "Le Radeau" en avril 1933, ou en octobre 1945 à la galerie Da Silva).
Le lien entre Mélik et la ville de Marseille passe incontestablement par sa présence dans cette revue phare et sa défense sur trois décennies sous la plume notamment de trois poètes - des fidèles de la revue - Léon-Gabriel GROS, Jean TODRANI, et Jean TORTEL.

"Edgar Mélik au "Châreau" de CABRIES
    C'est une étrange et bien attachante figure que celle de ce peintre dont nous avons connu l'humble départ.
    Mélik apportait de son Orient une simplicité d'évangile, une candeur que d'inouïes épreuves n'ont pu entamer et qui n'avaient d'égale qu'une pauvreté biblique dignement subie.
    Grâce à sa persévérance et sa frugalité qui faisaient penser aux solitaires d'Egypte, Mélik peut maintenant faire fructifier un curieux talent.
    Il y a au faite du village de Cabriès une demeure qui tient du château féodal et du manoir. Juchée sur de hautes muraille, on y accède par une montée sous ogive qui rappelle une barbacane et la cour d'arrivée qu'entourent les bâtiments a l'air noble d'une gentilhommière.
    Mais cette bâtisse abandonnée était devenue le gîte des vents de la contrée : Mélik l'adopta, ses goûts sobres depuis longtemps à la dure école s'accommodèrent de chambres nues et sans feu. Il transforma ces lieux déserts, les couvrit de peintures et sa ténacité dompta même les éléments comme elle domptait les personnages singuliers nés de son pinceau.
    Maintenant Edgar Mélik est un peintre notoire qui ne cesse de se dégager des hantises d'un monde opaque et prénatal. Il obéit toujours à ses visions ancestrales d'une humanité en gestation douloureuse où nul ne parvient à s'achever et à se purifier de la boue primitive. C'est un artiste du déluge. Ses personnages sont encore écrasés par des entreponts où Noé les tassa dans l'Arche. Ils ont les gestes gauchis de ceux à qui la place fait défaut en ce monde ou des figures torses que les sculpteurs archaïques gravaient sur les cartouches des temples et qui restent prisonniers d'un espace pétrifié.
    Mélik essaie bien d'éclater car il a reçu la leçon du mistral qui galope sur la chaine de l'Etoile mais ses têtes de géants sont encore liées à des lois aveugles; leur libération par la couleur fait mieux sentir leur accablement par l'esprit, l'esprit ancien, héréditaire, né de celui qui planait autrefois sur les eaux.
    Dans le cadre étonnant s'il en fut de cet art et de ce paysage,  le peintre recevait tout récemment ses amis. Réunion charmante, artiste, exempte de cette gêne cérémonieuse de la province. On mangea des olives de Calissanne, on but d'un cru mousseux du voisinage et les propos se croisaient alertement tandis que l'heure tournait insensible dans les fuseaux du couchant.
    De mémoire d'homme, jamais Cabriès n'avait tant vu de voitures rangées sous la muraille. On remarquait parmi les visiteurs : Mme et M. Augustin Terrin, Mme et M. Zafiropoulo, M. Firpo, M. Axel Toursky et sa gentille Simone, M. Pellegrini, etc., etc... J. B. ", Cahiers du Sud, octobre 1947

Ce texte nous apprend beaucoup sur l'intimité de Jean Ballard avec ce jeune peintre de 28 ans qui arrive à Marseille en 1932. Il a quitté  la vitalité exceptionnelle de Paris qui a formé sa sensibilité artistique (l’École de Paris) et qu'il admirera toute sa vie ("Montparnasse était le cerveau du monde" écrira-t-il en 1958). Il répond à l'appel de l'Orient mythique de ses ancêtres (Constantinople, Tabriz en Perse) et des Surréalistes. Mais il n'ira pas très loin ! Mélik va s'intégrer rapidement à la vie culturelle de la cité phocéenne (Louis Ducreux et André Roussin de la troupe de théâtre du Rideau gris deviendront ses amis).
Pendant la guerre, après sa démobilisation en juin 1940, il séjourne le plus souvent à Paris où il retrouve sa famille et son atelier rue Daguerre, dans le quartier Montparnasse. Il recommence à fréquenter la librairie d'Adrienne Monnier (la Maison des Amis des livres, rue de l'Odéon) qu'il a connue pendant ses études d'allemand et d'anglais à la Sorbonne autour de 1925. Il fréquente les galeries de peinture qui exposent beaucoup pendant l'Occupation, et il noue de nouvelles amitiés avec l'écrivaine Christiane Delmas, et les artistes Consuelo de Saint-Exupéry et Madeleine Follain. En 1947 sa peinture a encore évolué, après une courte période d'abstraction, et il reprend pied dans son château de Cabriès où la vie est spartiate.

Jean Ballard évoque ces figures immenses qui couvrent les murs des grandes salles. Il s'agit de véritables visions cosmiques sorties de l'esprit de Mélik. Ces grands visages archaïques devaient produire une fantasmagorie irréelle et fascinante. Surtout en soirée avec la faible lumière des bougies. Des photos prises en 1970 par la galerie Da Silva nous restituent deux grandes fresques aujourd'hui disparues. Sur le mur en face de la montée du grand escalier (l'atelier, avec sa cheminée et le piano rouge, n'existe pas encore puisqu'il sera construit vers 1955) une femme nue est assise de profil et regarde le visiteur qui va emprunter l'escalier. Très élégante avec sa chevelure rouge, ses boucles d'oreille, son sein jaune et la grâce de son geste. A droite, un grand bras sort de l'ombre et s'approche pour toucher ce corps parfait.




Une deuxième photo nous montre une autre fresque disparue, celle d'un homme au visage massif, aux grands yeux bleus. Un colosse qui tend son bras vers la femme mythique. On devine un enfant blotti contre son sein.























Le château de Cabriès était bien ce lieu unique où des hallucinations colorées animaient les murs en surgissant des lieux les plus improbables pour surprendre le visiteur. Il faudrait reconstituer ce parcours initiatique à partir des fresques conservées ( par exemple, la Femme aux pieds de chèvre, la Femme sirène, la Déesse, souvent dans des espaces contraints) et les fresques disparues. Les emplacement de ces femmes-symboles comme les grandes fresques de l'entrée et de la grande salle de l'étage contiennent probablement des messages occultes bien dans l'esprit surréaliste de Mélik (en 1969 il utilisera au dos d'un portrait l'expression codée d'André Breton, "la grande inconscience", mère de sa peinture). Le château avec ses grandes salles et ces visions cachées ou grandioses constituent en soi un parcours mystérieux. Quant à la petite chapelle du XVIII ° siècle, acquise en 1945, elle offre un cycle à part avec le Déluge, l'Enfer et le Paradis de sa peinture, trois images-mythes qui résument la condition humaine aux yeux de Mélik.

L'article de Jean Ballard se conclut sur le succès de cette exposition ouverte aux amis de Mélik pour la soirée du 27 octobre 1947. Les noms prennent tout leur sens si on s'intéresse au milieu culturel et bourgeois de Marseille. Le milieu économique est représenté par Pellégrini, ingénieur constructeur dont l'entreprise est impliquée dans de grands travaux à Marseille (Établissements Noël, Ainé, Pellégrini & Cie) et Augustin Terrin (1900-1995) fils du fondateur de la société des ateliers navals de Marseille, véritable dynastie industrielle (voir, Un destin maritime. La famille Terrin. Récits d'un siècle d'activités en Méditerranée, REF.2C, Aix-en-Provence, 2011).

Le nom suivant est Ghiorgo Zafiropoulo (1907-1993), sculpteur d'origine grecque né à Marseille. Il est connu pour ses bronzes de danseurs qui ont été exposées à la Fondation Monticelli à Marseille en 2014, et à l'Hôtel de Ville des Baux-de-Provence en 2017 (voir site internet : www.zafiropuloghiorgo.com). 
Personnalité très riche, il a travaillé pour le Consulat de Grèce à Marseille pendant la guerre, puis s'installe en Afrique du Sud de 1947 à 1955. Il est d'abord peintre amateur, et s'intéresse profondément au bouddhisme (il apprendra le sanskrit, et son livre de spécialiste sera publié l'année de sa mort, L'illumination du Buddha, De la Quête à l'Annonce de l'Eveil, essai de chronologie relative et de stratigraphie textuelle). Nous ne savons rien de ses relations avec Edgar Mélik, mais ils ont pu se connaitre à Paris où Ghiorgo fit ses études, ou à Marseille. En tout cas ils avaient un intérêt commun pour l'Orient et le bouddhisme (voir les deux tableaux "bouddhiques" de Mélik au musée de Cabriès). On peut admirer depuis 2015 une de ses sculptures (La Madone de l'unité) sur le parvis de Notre Dame des Accoules (voir Marina Lafon, G. Zafiropulo, Oeuvre sculptée, 2014).

 














 Ensuite on apprend que Walter Firpo (1903-2002) était présent. à cette soirée. Peintre et poète né à San Juan, capitale de l'île de Porto Rico, il est célèbre pour son oeuvre subtile et poétique et sa longue amitié avec Albert Gleizes (1881-1953), peintre et théoricien du cubisme. On sait que Mélik a fréquenté l'académie André Lhote à Paris entre 1928-30, haut lieu de la transmission de la peinture moderne et du cubisme. Albert Gleizes publia en 1912 son livre Du cubisme (avec Jean Metzinger), et il va transmettre au jeune peintre W. Firpo, devenu son disciple, toute sa réflexion picturale et mystique (La peinture et ses lois : ce qui devait sortir du cubisme, en 1924, et Vers une conscience plastique. La forme et l'histoire, en 1933). Walter Firpo (comme son maître Albert Gleizes) est un peintre qui a une théorie de son  art. Mélik est un grand connaisseur de la littérature (Lautréamont, Rimbaud, Breton ou Kafka) et il se perçoit comme un prosateur (comme il le mentionne sur sa carte de membre de l'Académie Tiberina de Rome, en 1969). Dans de courts textes il situe très exactement son évolution picturale dans celle de son temps (fauvisme, futurisme, cubisme, surréalisme).  Il nomme régulièrement les artistes nouveaux qui comptent à ses yeux (Soulages, Manessier, Georges Mathieu, Bonnard etc.). Ses inventions verbales pour désigner sa propre peinture prouvent sa connaissance des débats qui agitaient les milieux artistiques (en 1950, "Peintures figuratives non objectives", et en 1958, je cherche une "spiritualité plastique"). Avec Walter Firpo il avait un interlocuteur très informé. 

Les trajectoires des deux peintres se recoupent quelquefois. Walter Firpo expose en 1947 à la galerie Da Siva à Marseille conjointement avec Albert Gleizes et Max Papart (1911-1994,  autre ami très proche de Mélik). L'exposition commune est l'occasion d'une conférence-débat d'Albert Gleizes à la galerie sur "l'art non figuratif rythmique". Le titre de leur exposition "30 peintures non figuratives", annonce directement celle de Mélik, trois ans plus tard, dans la même galerie :  "Ponts coupés. 30 peintures réalistes inobjectives."   
Jean-Marc Pontier, dans sa biographie d'Edgar Mélik nous apprend que W. Firpo  lui rend visite à la fin de l'été 1947 avec des amis américains très impressionnés par ce qu'il nomme sa "caverne primitive." (voir Les Sentinelles d'Edgar Mélik, 68 pages, non publié). 

W. Firpo exposera en 1961 à la galerie Tony Spinazzola, sur le cours Mirabeau. Il vit principalement en Provence et séjourné régulièrement à Paris. En 1969 il crée une exposition à Boulogne-sur-Mer sur le thème du Port et le conservateur lui rend hommage : "La carrière de Firpo s’est développée à l’écart, dans la solitude de la province, et cela par goût, par volonté, par nécessité d’être. Il s’est nourrit pendant trente ans des sortilèges de la Provence." (source, site de Jean-Francis GAUD, commissaire priseur).

W. Firpo, Paysage, collection particulière
W. Firpo, Nu aux grands yeux, collection particulière
La présence de W. Wirpo, ce soir d'octobre 1947, est un indice de l'inscription de Mélik dans le milieu artistique des peintres d'avant-garde installés, comme lui, entre la Provence et Paris (c'est aussi le cas de ses amis peintres Max Papart et Louis Pons). Bien sûr, ces contacts entre artistes n'ont pas laissé de traces écrites très nombreuses (quelques lettres de Max Papart à Lil Mariton, directrice de la galerie Da Silva, mentionnent ses visites à son ami Mélik, archives privées). On comprend bien que ces artistes, en dépit de leur besoin de solitude, se connaissaient par affinités électives. Le cas de  Léo Marchutz est représentatif de ces micro-traces. Artiste d'origine allemande installé au Château-Noir, spécialiste de l'oeuvre de Cézanne, il est un ami de Mélik. Selon le témoignage de son fils Antony Marschutz un grand Paysage peint par Mélik se trouvait dans le séjour. 

La présence d'Axel Toursky (1917-1970) ne surprendra pas. Poète et écrivain intégré au  milieu littéraire des Cahiers du Sud depuis 1941 (voir Alain Paire, op. cit.), il est un ami proche de Mélik. Par bonheur il a écrit un article sur cette soirée, article qu'on connait par un extrait que Hubert Juin en donnera en 1953 dans son livre, Edgar Mélik ou la peinture à la pointe du temps (p. 41). 

"La vision d'Edgar Mélik traverse un monde dont nous ne savons pas s'il a été le nôtre, mais qui nous trouble à la façon des paysages vus en rêve et plus tard découverts.
Portraits imaginaires qui font penser moins à l'homme qu'à l'humanité, moins à l'existence qu'à l'essence. Ce sont de grandes figures fermées, affleurant l'espace, pareilles aux débris géants d'une architecture qui raconterait Ninive sous les sables...
Colossales poupées, falaises fétiches, idoles par la bouche desquelles passent des armées...
Mieux que tout autre, Edgar Mélik pourrait nous proposer les images d'un monde originel, encore entre flamme et boue, entre sève et sang; d'un monde où l'Esprit, confus de s'être laissé prendre à l'homme, le bouscule et le cogne à son Futur." (Toursky, octobre 1947). 

E. Mélik, Idole beauté, Huile sur trame de moquette, collection particulière


Personnage flamboyant et attachant (voir Toursky, de Paul Lombard, 1986, collection Poètes d'aujourd'hui, Seghers) Toursky sera un ami de Mélik et un admirateur de son oeuvre jusqu'à sa mort . En 1968 il évoque ses rencontres avec Mélik en compagnie du curé de Cabriès, l'abbé Joseph Rey.

"Seigneur de ces lieux escarpés, l'un des plus grands peintres de notre époque, le sidéral et prophétique Edgar Mélik.
Le ciel m'accorde d'entendre sonner l'heure qui verra ce maître accéder à la juste gloire que méritent son intransigeance farouche et la majesté visionnaire de son talent : j'ai la fierté de me compter parmi ceux qui reconnaissent dans l'originalité profonde de sa démarche le cri d'une âme droite et d'un coeur enthousiaste." (Le Méridional, 1968).


Axel Toursky, Edgar Mélik, Suzanne Valabrègue, Rue des Trois Mages, 1945 (photo, archives du musée E. Mélik)

Mais la présence la plus singulière à cette soirée n'est pas signalée dans l'article de Jean Ballard. C'est la correspondance familiale étudiée minutieusement par Jean-Marc Pontier qui nous renseigne sur les coulisses de cette exposition unique dans l'histoire de Mélik.  Il s'agit de deux jeunes artistes qui passent quelques semaines au château en septembre et octobre 1947, Laurence Iché (1921-2007) et Manuel Viola (1916-1987). Ces deux êtres symbolisent à eux seuls la nouvelle génération surréaliste et la tragédie de l'Occupation.

Laurence Iché est la fille du sculpteur René Iché (1897-1954). Ce dernier a fréquenté Maillol et Bourdelle et développera une sculpture puissante et tourmentée. Il sera un grand Résistant, membre important du réseau Cohors-Asturies dirigé par son ami le mathématicien et philosophe Jean Cavaillès (le film de Jean-Pierre Melville, L'Armées de ombres, s'inspire de l'histoire de ce réseau).
Sa fille Laurence sert de modèle à la célèbre statue-allégorie la Déchirée qui symbolise la France occupée et aveuglée par la Défaite. La statue parviendra au général de Gaulle, à Londres, en février 1943.
René Iché, La Déchirée, H 48 cm, 1940
René Iché, Portrait de Laurence, 1934





 Laurence Iché s'est  mariée à Robert Ruis (1914-1944) en juin 1941. Poète et Résistant, il est très proche d'André Breton dès 1937. Il connait tout le milieu surréaliste, notamment les peintres Victor Brauner (dont Mélik  a fait le portrait), Jacques Hérold, Roberto Matta et Yves Tanguy.  Il aide ses amis surréalistes à fuir la police de Vichy en gagnant la zone libre, notamment à la villa Air-Bel (Marseille, quartier de la Pomme) où se retrouvent André Breton, Marcel Duchamp, Victor Brauner, et Consuelo de Saint-Exupéry, de passage (voir Marseille. New York, 1940-1945, Editions André Dimanche, 1985, et La planète affolée. Surréalisme. Dispersion et Influences 1938-1947, Musées de Marseille,  1986).  C'est le réseau dirigé par l'Américain Varian Fry qui est chargé de procurer à plus de 200 artistes et intellectuels des papiers à ces candidats à l'exil.

Robert Rius, Victor Brauner, la peintre surréaliste Remedios Varo et une amie,Marseille, 1941
André Breton dans la Bibliothèque de la villa Air-Bel





































Edgar Mélik, Portrait de Victor Brauner, collection particulière


Victor Brauner, La pierre philosophale, 1940 (Florence Iché est le modèle)

Robert Ruis décide de rester en France et de retour à Paris il édite une revue semi-clandestine pour maintenir le surréalisme dans la France occupée. Le premier numéro parait en mai 1941 sous le titre éponyme La Main à plume. Tous les surréalistes encore présents à Paris y participent. Grâce au soutien de Londres  la revue publiera le poème "Liberté" de Paul Eluard dans le recueil Poésie et Vérité (automne 1942). On comprend aisément les risques impliqués par ce travail, d'autant plus que Robert Ruis s'est engagé aussi dans la Résistance armée. Il sera arrêté par la Gestapo puis fusillé le 21 juillet 1944 (voir de Rose-Hélène Iché, "Robert Rius et La Main à plume", dans Victor Brauner, écrits et correspondances 1938-1948, Editions du Centre Pompidou, 2005 et Michel Fauré, Histoire du surréalisme sous l'occupation, 1982)

Réunion de La Main à plume au printemps 1943 à Paris. A gauche Laurence Iché, Manuel Viola  et Robert Rius (source : site Robert Rius, 1914-1944)


En octobre 1947 Laurence Iché est accompagnée du peintre espagnol Manuel Viola qu'elle épousera en 1949 avant leur installation en Espagne. Né près de Saragosse, il est un jeune écrivain de l'avant-garde bien avant de se tourner vers la peinture. Dès 1936, à l'âge de 20 ans, il s'engage dans la défense de la République espagnole. Après la victoire de Franco il s'engage en France dans la Légion (comme le peintre Hans Hartung) pour  se battre contre l'Allemagne nazie. Après l'armistice de juin 40 il trouve refuge à Paris dans le milieu surréaliste (il a connu le poète Benjamin Péret dans les rangs anarchistes en 1937).
Il a l'appui de Picasso et participe à la première exposition internationale (UNESCO, Prague janvier/février 1946) : "L'art de l'Espagne républicaine. Artistes espagnols de l’École de Paris" (voir Dolores Fernandez Martinez, "Complejidad del exilio artistico en Francia", 2005, en ligne, et exposition  "Picasso et l'exil. Une histoire de l'art espagnol en résistance", Toulouse, mars-août 2019).

Picasso est la figure protectrice de ces artistes réfugiés à Paris et le symbole de l'Espagne républicaine depuis Guernica. Nous allons voir comment il fut présent/absent dans le château de Cabriès, chez Mélik !

Picasso, La Dépouille du Minotaure en costume d'Arlequin (rideau de scène de 14 juillet de Romain Rolland, 1936), expo. Toulouse, 2019

Dora Maar, Picasso sur un escabeau peignant "Guernica"
dans l’atelier des Grands-Augustins
, mai-juin
1937 (collection musée national Picasso)

D'abord très jeune écrivain Viola Manuel pratique à Paris une forme d'expressionnisme avant d'évoluer rapidement vers l'abstraction lyrique dont il deviendra un chef de file en Espagne.




















Manuel Viola, Les écrits surréalistes, 1996 (Editions du musée de Teruel).

            Ces deux jeunes gens (Laurence Iché a 26 ans et Manuel Viola 31) apportent à Cabriès pendant quelques semaines la vitalité du surréalisme, la vie clandestine d'une revue prestigieuse (La Main à plume), les drames de la Résistance et l'aura artistique de leur amitié avec Picasso (voir Léa Nicolas-Teboul, "La Main à plume, un surréalisme sous l'Occupation", entretien donné à la revue Surréalismus, N° 4, 2017, sous la direction de Rose-Hélène Iché).
On imagine que les échanges et les intérêts communs occupèrent bien des soirées avec Mélik, sans oublier les parties d'échecs comme on va le voir ! On ne saura peut-être jamais comment Mélik a connu ces deux jeunes artistes (soit à Paris pendant l'Occupation lors d'une exposition, soit Mélik connaissait un peu René Iché avant-guerre, quand le sculpteur avait son atelier rue Daguerre où Mélik aura le sien dès 1940).

Jean-Marc Pontier (Les Sentinelles d'Edgar Mélik, p. 48) nous apprend que l'idée d'une exposition chez Mélik est venue d'Axel Toursky. Nous avons déjà compris que l'autre personnage éminent présent d'une manière insolite en ce lieu, c'est Pablo Picasso (1881-1973). Il est l'ami des jeunes gens à Paris pendant les années de l'Occupation. En 1943 Laurence Iché publie un recueil de contes illustrés par des dessins de trottoirs, Étagère en flamme. La nuit, pendant l'Occupation Picasso, accompagné du couple Robert Ruis et Laurence, relevait des dessins tracés par des enfants sur les trottoirs. Oeuvres éphémères et naïves, quelques-uns de ces "dessins de trottoirs" seront offerts à Laurence pour son recueil de contes.

Pablo Picasso, Relevé de trottoir illustrant Etagère en flamme, 1943





















Le carton d'invitation ne porte que le nom de Mélik, mais des toiles de Manuel Viola ont également été présentées comme six dessins de trottoirs de Picasso.  On sait comment ces dessins sont arrivés à Cabriès.
Laurence et Manuel Viola ont assisté à une corrida à Arles en compagnie de Picasso, début octobre 1947 avant de revenir à Cabriès.  Quelques jours plus tard Laurence se rend à "Golfe Juan pour demander à  Picasso quelques dessins de trottoir, en plus." (lettre de Laurence Iché à Jean-François Chabrun (1920-1997), figure dominante de la revue Main à plume).
Le 29 octobre elle lui écrit à nouveau et précise un peu les conditions de vie spartiate chez Mélik : "Il fait à Cabriès un temps très parisien et nous en avons assez de souffler sur les bûches humides pour faire cuire trois pommes de terre bouillies. Je ne sais pas si je vous ai raconté que je suis allée à Antibes et Golfe Juan et que Picasso m'a remis six dessins au lieu de trois." Et on n'en saura pas plus, car elle ajoute : "Je n'ai guère le temps de vous parler aujourd'hui du château et du châtelain car le courrier part tout à l'heure."(archives privées, Rose-Hélène Iché).

Il est possible que le séjour de Laurence et Manuel Viola à Cabriès soit lié à la présence de Picasso dans la région. Avant de s'installer à la villa La Californie à Cannes en 1955 Picasso est un habitué de la Côte d'Azur. C'est en septembre 1945 qu'il découvre le château  Grimaldi, le musée d'Antibes. Il y installe un atelier en 1946 et offre 23 peintures et 44 dessins à la ville. C'est le 22 septembre 1947, un mois avant le vernissage de Mélik à Cabriès, que la salle Picasso est inaugurée. On peut penser que Laurence et Manuel Viola, en raison de leurs liens avec Picasso depuis la guerre, étaient présents à l'ouverture de cette salle. Étrange coïncidence, on sait que Mélik s'est arrêté à Avignon à la fin de l'été, sur son trajet de Paris à Cabriès, pour l'Exposition de peintures et sculptures contemporaines au Palais des Papes (juin/septembre 1947). Il écrit a ses parents qu'il a été très intéressé par les oeuvres de Paul Klee et celles de Picasso (12 toiles) !

Mur des Picasso, Palais des Papes, été 1947
Picasso, Pêche de nuit à Antibes, 1939, 213 x 345 cm (au centre du grand mur)



































Bizarrement on n'en sait pas plus sur les oeuvres de Mélik exposées ce 25 octobre 47 que sur les dessins de trottoirs relevés par Picasso (au moins 6), et sur les toiles de Manuel Viola qu'on devait y voir.
Parmi les invités se trouve le premier collectionneur de Mélik à Marseille, Charles de Montmirail (1908-1985), son soutien et son admirateur le plus fidèle. Or dans sa collection figurent deux tableaux de Manuel Viola qui ont probablement été acquis à l'occasion de l'exposition d'octobre 47. Tableaux intéressants pour la première période figurative de ce peintre (la figure de l'Arlequin rappelle Picasso qui en avait fait depuis longtemps un symbole de l'artiste, voir Jean Starobinski, Portrait de l'artiste en Saltimbanque, 1970)

Manuel Viola, Arlequin, collection particulière
Manuel Viola, Femme au coq, collection particulière




















Picasso, Au Lapin Agile (détail, autoportrait), 1905, collection particulière


Manuel Viola a dû se faire apprécier des amateurs de la peinture à Marseille. Si Jean Ballard ne dit rien sur lui dans sa chronique des Cahiers du Sud, le premier numéro de 1948 contient un long article élogieux et sombre  consacré au peintre qui reprendra en 49 la route de l'Espagne avec Laurence Iché. A Saragosse il intègrera le groupe El Paso créé en 1957. L'article ne mentionne aucune exposition récente à Marseille. Tombé dans l'oubli il vaut la peine d'être lu en hommage à ce peintre qui inventa une forme d'abstraction tragique  en rapport avec la peinture noire de Goya qu'il admirait et dont la maison natale est non loin de Saragosse.

          "Il est des artistes dont l'oeuvre n'a d'autre sens que celui d'être le témoignage de certaines opinions humaines sur le monde. Leur création s'apparente à un langage. On peut le comprendre, le discuter, le répéter, et pourvoir ainsi de nouvelles pièces l'interminable procès en interrogation que l'Homme instruit contre son destin.
D'autres, au contraire, n'expriment rien qu'eux-mêmes et leurs tableaux, leurs sculptures, leurs poèmes s'ajoutent littéralement aux choses créées par les forces vivaces de la nature. C'est pourquoi j'écris que c'est une manière pour l'univers d'être eau, pierre ou feuillage que d'avoir produit Manuel, lorsqu'il peint la mer, des rochers ou des arbres.

Mais où est l'indicible, c'est que la matière est alors "hominisée", pour reprendre un néologisme appartenant je crois, au P. Teilhard de Chardin, et toute l'incomplétude, la fragilité, le désordre de la présence humaine se montrent dans cette inquiétude phosphoreuse, ce gémissement des couleurs, leurs espoirs fulgurants, leurs fissures sur des gouffres, leurs cristallisations aveugles.
Ici, l'artiste ne cherche aucun repos, aucune paix de l'âme. Les couleurs montent de la terre jusque dans ses yeux. Mais rien pour répondre à cette poussée tellurique, que l'imperfection de la chair a être le véhicule des injonctions immatérielles. Rien que ces moyens  tubes de couleurs, toiles, pinceaux, qu'il faut d'abord vaincre en tant que tels - finis, limités, existants - et cette main, ces yeux, cette lumière strictement terrestre, cet ensemble de termes créés, dont les douleurs de parturition n'aboutiront inéluctablement qu'à une autre chose créée, cernée de toutes parts.
Et lui, l'homme demeure devant le tableau, qui ne serait réellement achevé que si son auteur mourait sur le champ.

Voilà la peinture de Manuel, sa splendeur de visage humain qu'elle représente villages, arbres, bêtes ou bateaux.

Car, du chaos de sa vision première, le peintre veut aller vers une certaine composition de soi qui s'inscrive dans l'ordre du monde. Mais il ne "figure" pas le monde, il se figure à travers lui, il se fait créature, il s'unit à lui-même, confondant ses moyens et ses fins. De là, cette sorte d'impossibilité qu'il y a à porter sur ses oeuvres des jugements de valeur, de leur appliquer des termes de comparaison. Les tableaux de Manuel ne sont ni beaux ni laids. Ils sont. Ils ne suscitent que la présence ou l'absence de ceux qui les regardent, c'est-à-dire l'amour ou l'indifférence, et par surabondance d'humanité, de telles oeuvres finissent par échapper à la réflexion humaine. Tout ce que j'en peux dire est qu'elles sont comme la représentation d'un Paradis qui n'aurait jamais connu Dieu, d'un monde ignorant la Parole; qu'elles sont douloureuses comme le visage d'un nouveau-né se déployant devant la lumière et qu'elles font surgir aussi dans le fond de ce qu'il faut encore appeler l'âme, l'aube d'une solitude totale de l'homme sur la terre.
Quant au peintre, c'est un Espagnol de 32 ans, et il est beau, savant, simple et bon."

René Mesnard, Cahiers du Sud, n° 287, Janvier/février 1948.


Nous ne savons pas si une correspondance a existé entre Mélik et Laurence Iché et Manuel Viola avant et après leur long séjour à Cabriès. Mais curieusement en 1961 Mélik racontera à un journaliste un fait étrange qui se produisit lors d'une soirée d'octobre 1947 :

"Il pouvait être minuit. Le peintre Manuel, sa femme Laurence et moi nous attardions à une furieuse partie d'échecs, quand nous perçumes de petits craquements... Tenez là, derrière la porte que vous voyez... D'abord je pensais que c'était un de mes chats qui faisait ses griffes sur un meuble. Mais les craquements reprirent de plus belle. Nous dressâmes l'oreille. Derrière la vitre de la porte, nous vîmes tout à coup apparaître une forme blanche, quelque chose comme un linge, comme un suaire... Jamais ni Manuel, ni sa femme, ni moi n'avons réussi à nous expliquer comment cette chose blanche avait pu se faufiler derrière, dans l'interstice formé, devant nous, par la porte fermée à clé et, derrière, par les doubles volets également clos." (cité par JM Pontier, p. 50, le Provençal, 23 septembre 1961, archives du musée).

Cette forme blanche qui griffait le bois constituait  réellement une "apparition" pendant les longues minutes qui précédèrent sa reconnaissance (probablement une chouette effraie). Mélik est un conteur et il en dit juste assez pour restituer l'étonnement magique  face à ce lieu insolite où s'était glissé inexplicablement la "chose blanche". Après les effrois de la guerre et dans l'ambiance fantasmagorique des fresques mouvantes à la lumière vacillante des bougies, le monde étrange exploré depuis toujours par Victor Brauner surgissait. L'ami commun qui avait échappé à la Gestapo en se cachant dans un petit village, Les Celliers-de-Rousset sur la Durance, faisait signe du monde des vivants en sursie (voir Victor Brauner à Celliers-de-Rousset de Margaret Montagne, en ligne). Laurence n'avait-elle pas été la jeune femme de la Pierre philosophale en 1940 ?

Victor Brauner, Double vivification, 1943
Victoir Brauner, Chimère, 1939



















 

L'événement étrange s'est produit pendant une "furieuse partie d'échecs". Or un "Objet surréaliste" construit par Mélik pour la visite d'un journaliste en 1969 confirme son goût par les échecs et son sens du mystère. Sur une table ovale la poussière laisse à peine voir le damier des échecs. Au fond les tableaux alignés au sol. Une main fantomatique se glisse sur la table. Mélik avait fait réaliser un moulage de sa main droite par un ami dentiste. Il aimait la mettre en scène et il existe un petit film de 1961, en noir et blanc, où il crée du mystère en jouant avec cet objet fantôme (voir blog, "Mélik et le surréalisme, INDICES, V, Actes de poussière", 25 octobre 2016 !)

Edgar Mélik, Objet surréaliste, Provence Magazine, n° 287, février 1969.
       Finalement cette exposition d'octobre 1947 fut un événement unique dans l'histoire de la peinture de Mélik (ensuite il prendra plaisir à recevoir ses collectionneurs chez lui, et à offrir le champagne après chaque vente). Elle nous révèle surtout la présence, pendant quelques semaines, de la grande Histoire chez Mélik au travers de ces deux jeunes artistes que les hasards de la vie conduisirent à Cabriès dans l'aura de Picasso. Elle prouve aussi l'insertion de Mélik dans le milieu économique des collectionneurs de Marseille et dans le milieu artistique du surréalisme. En 1950, il intitulera sa grande exposition "Ponts coupés. 30 peintures figuratives inobjectives", réplique évidente à celle de ses amis (Firpo, Papart et Gleizes) trois ans plus tôt, dans la même galerie. Pour l'occasion, il écrira un grand poème surréaliste imprimé au dos de l'affiche, texte qu'on peut lire aussi comme un hommage à ces deux jeunes artistes qui s'étaient battus dans les pires moments pour que le surréalisme ait un avenir (voir, "Mélik et le surréalisme, INDICES IV, Texte surréaliste", 10 octobre 2016).

Je remercie Mme Rose-Hélène Iché, nièce de Laurence Iché, qui m'a permis de découvrir  le milieu surréaliste de la revue Main à plume et autorisé les extraits de la correspondance de Laurence Iché.

Pliage cocotte de sousciption pour la plaquette Avenir du surréalisme (1944)



                                      Olivier ARNAUD, secrétaire des amis du musée Edgar Mélik