samedi 29 juin 2019

EXPOSITION "MADELEINE DINES, CHANTS TERRESTRES", Château-Musée Edgar Mélik, Cabriès


L'exposition consacrée à Madeleine Dinès (1906-1996) a été ouverte au public vendredi 28 juin.
Quelques mots de Luc Denis, neveu de Madeleine Dinès qui préside l'ADIN, association Madeleine Dinès (voir son site, madeleinedines.com)

La présence de Madeleine Dinès au château-musée de Cabriès est un hommage à une artiste qui a connu Edgar Mélik à Paris, après la guerre, et qui  aura passé plusieurs étés à peindre à Cabriès entre 1948 et 1958. La recherche sur ces deux artistes a fait émerger un ensemble de documents exceptionnels qui sont présentés dans plusieurs vitrines pour éclairer l'oeuvre et le parcours de vie de Madeleine Dinès.

Le catalogue de l'exposition (44 pages, 10 €) est un travail remarquable réalisé par les deux commissaires de l'exposition, Elodie Bouygues qui enseigne la poésie contemporaine à l'université de Besançon (spécialiste du poète Jean Follain, mari de Madeleine Dinès), et Fabienne Stahl, attachée de conservation au musée départemental Maurice Denis à Saint-Germain-en-Laye, et spécialiste de ce peintre.

Nous sommes immédiatement dans l'histoire d'une personnalité qui a dû, sa vie durant, affirmer sa vocation de peintre, à partir du milieu artistique de son père, Maurice Denis (1870-1943), peintre et théoricien du style nabi (aux côtés de Paul Sérusier, Odilon Redon, Pierre Bonnard, Paul-Elie Ranson) puis du milieu littéraire de son mari, Jean Follain, poète à l'écriture d'avant-garde, qu'elle épouse en 1934.
Elle se forme à Paris dans les Ateliers d'art sacré fondés en 1919 par son père et le peintre George Desvallières qu'elle admira pour son expressionnisme coloré.

 G. Desvallières (1861-1950), La Sainte Famille, HST


Elle invente sa propre voie, "un réalisme poétique et symbolique". Derrière la fidélité d'apparence aux objets du quotidien, aux visages connus ou anonymes, aux paysages, elle parvient à exprimer le sens mystérieux du réel. La critique d'art Jeanine Warnod (dont le père André Warnod, avait inventé en 1925 l'expression "École de Paris") écrira pour une exposition de Madeleine Dinès en 1983 : "Ce qui semble du réalisme n'est qu'imaginaire".


Les auteurs du catalogue évoquent bien sûr le surréalisme qui, à partir de 1924, fascina une partie de la jeunesse artistique, y compris Edgar Mélik.
Mais dès 1927 Madeleine Dinès s'interroge, sceptique : "Est-ce que le surréalisme n'est pas une erreur importante qui a vécu ?"




L'amitié solide et tendre entre Mélik et Madeleine Dinès confirme la capacité du peintre de Cabriès à  admirer et à se lier avec des femmes  très indépendantes pour leur époque, indépendantes parce que créatrices :  
Adrienne Monnier qui avait fondé en 1915 la Maison des Amis de Livres, 7 rue de l'Odéon, et qui sut transmettre la littérature moderne de ses amis écrivains (Paul Valéry, Claudel, Gide, Léon-Paul Fargue, etc.) à la jeunesse du quartier latin;

Christiane Delmas, écrivain et poète qui consacra à Mélik un roman à clé en 1962 (L'invisible tiers);

Consuelo de Saint Exupéry que Mélik connait dès 1949, et dont il défend la peinture en lui ouvrant sa galerie à Marseille (galerie Da Silva, 67 rue Saint-Ferréol), et pour laquelle il écrit un beau texte de catalogue, fait unique;

enfin, Madeleine Dinès (nom d'artiste -  inversion du patronyme - qu'elle utilise sans le  prénom pour signer ses toiles).  Leur amitié naît en 1948, et ils s'écriront jusqu'en 1962 (les lettres de Mélik sont conservées à l'IMEC, Institut Mémoires de l'édition contemporaine, Fonds Jean Follain).

Deux très beaux tableaux de paysage de Cabriès par Madeleine Dinès sont montrés pour la première fois dans le lieu qui les a vus naître. Une vue plongeante vers le Nord et la colline Saint-Martin, avec le vieux cimetière et ses cyprès. Le second, est une vue en contre-plongée du Piton de Cabriès, avec le vieux rempart et la façade Nord du château de Mélik. Ces deux tableaux, remarquables par leur composition et leur couleurs acides, se correspondent dans l'espace et désignent le point virtuel où Madeleine séjournait chez Mélik. 













                   Les liens entre les artistes forment des intrigues que la chance et la patience aident à retrouver. Comment l'association des Amis du musée Edgar Mélik a-t-elle été mise sur la trace de Madeleine Dinès ?  C'est d'abord une histoire de famille. Les archives du poète Rouben Mélik (1921-2007), cousin d'Edgar, sont déposées à l'IMEC. Séda Mélik, sa fille, est la présidente de l'association "Amis du poète  Rouben Mélik" (voir leur site). Une bibliothécaire de l'IMEC lui signale une correspondance d'Edgar Mélik sur place dans le Fonds Jean Follain. Pour obtenir une copie de ces lettres il fallait l'autorisation de l'ayant droit. C'est par ce cheminement qu’Élodie Bouygues, spécialiste du poète Jean Follain, est venue au château-musée de Cabriès nous présenter "Une amitié de peintres : Madeleine Follain et Edgar Mélik" (6 mai 2017, Texte dans Edgar Mélik, La nébuleuse artistique, 2017, Éditions du musée, Cabriès).

Madeleine Follain - nom d'artiste Dinès (Source : medeleinedines.com)


Une salle de l'exposition est consacrée aux oeuvres de Madeleine Dinès qui témoignent de son amitié pour Edgar Mélik, de ses passages à Marseille et au château de Cabriès à partir de 1948.
 


Madeleine Dinès, Portrait de Mélik, mine de plomb sur papier, 44 x 36 cm

Madeleine Dinès, La salle à manger de Mélik, encre sur papier, 36 x 47 cm

Madeleine Dinès, L'escalier du château de Cabriès, encre sur papier, 44 x 36 cm

Dans une vitrine, on découvre pour la première fois quatre portraits photographiques de Madeleine réalisés par Edgar Mélik. Les codes de la photo surréaliste construits par Man Ray (1890-1976) et Claude Cahun (1894-1954) sont utilisés par Mélik photographe (ombre, les yeux en extase ou les yeux clos, tête renversée, etc.). Le mince album rappelle les photomontages surréalistes des années 1930, en particulier "Le phénomène de l'extase" réalisé par Salvador Dali (revue Minotaure, décembre 1933).

     
                     La référence à l'univers surréaliste est latente chez Madeleine Dinès (Delvaux, Magritte), alors qu'elle est une constante de la réflexion de Mélik, et elle affleure dans sa pratique ludique. Le témoignage le plus ancien est celui de la rencontre à Paris de Mélik avec André Breton (vers 1930) dont le sujet semble avoir été la littérature plutôt que la peinture (est-ce à cette occasion que Mélik lui remet son manuscrit Adagio cantabile - titre/hommage à Beethoven ?). Ensuite Mélik déclare en 1942 : "Je côtoie le surréalisme mais je reste nietzschéen". Pour sa grande exposition personnelle à Marseille, en 1950, "Ponts coupés", Mélik invente un grand poème surréaliste qui est imprimé sur l'affiche. En 1956 Mélik réalise, avec le photographe Marcel Coen, son portrait photographique avec mise en abîme (voir sur ce blog, juillet 2018 : "La Fabrique d'une image : le photographe Marcel Coen et le peintre Edgar Mélik").
Enfin, en 1969, il signale au dos d'un tableau que celui-ci lui fut inspiré par "la grande Inconscience" (expression d'André Breton). Et, la même année, il réalise une construction symbolique avec jeu d'échec, moulage blanc de sa main et poussière sur une table ovale, un "objet d'esprit" (au sens où on parle de mot d'esprit) digne de Marcel Duchamp (pour le dossier Mélik et le surréalisme voir sur ce blog, Indices du surréalisme, 5 courts chapitres, octobre 2016).





        









Il est souvent question du "réalisme" pour désigner le courant pictural dans lequel s'inscrit l’œuvre de Madeleine Dinès. Que faut-il entendre par là ? Quelle en est la modernité ? Une certaine vision de l'évolution de l'art est centrée sur le progrès de la forme (aux dépens de la référence à l'humain). De la peinture de Cézanne, vers le cubisme, puis saut vers l'abstraction, et enfin le ready-made. Pour Jean Clair (historien de l'art, ancien conservateur du musée Picasso à Paris) ce panorama est peut-être une "idée reçue" car le courant majeur de la peinture moderne est la crise de la représentation de l'homme, avec notamment Francis Bacon et Lucian Freud (voir Identité et altérité, les figures du corps humain, pour le 100° anniversaire de la Biennale de Venise, 1995; et le catalogue d'exposition, Les Réalismes, 1919-1939, Centre Georges Pompidou, 1981). Ici l'étiquette "réalisme" risque de ne désigner que la négation de l'abstraction dont l'âge d'or se situe entre 1915 et 1925 (Malevitch, Mondrian et Kandinsky).
Madeleine Dinès arrive à la peinture un peu après cette percée de l'abstraction; elle grandit dans un milieu artistique formaliste, celui des nabis, qui rénove en profondeur la figuration de l'humain ( d'où en 1890 la célèbre définition de Maurice Denis théoricien : "Se rappeler qu'un tableau - avant d'être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote - est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées.").

Abstraction ou sensibilité à l'humain ? Madeleine Dinès est précocement sensible à cet enjeu du moment pictural, notamment par son option pour l'expressionnisme - au contenu religieux -  de Georges Desvallières :"... parce qu'au milieu de ce siècle d'intellectualisme faux il est le seul qui sache faire crier son coeur(...) La peinture c'est un coeur qui pleure, c'est un coeur qui s'écrase sur la toile et le sang qui gicle partout. Desvallières tient à grand peine son coeur trop lourd, trop gonflé et avec force, avec ardeur il le frotte, il le promène sur la toile. C'est pour cela qu'il est un grand peintre." (Madeleine Dinès, Journal inédit, 1927, catalogue d'exposition, Cabriès, p. 27). 

La peinture de Madeleine Dinès ouvre sa voie au fil des salles de l'exposition de Cabriès, celle d'un réalisme révélateur du trouble humain. Elodie Bouygues, lors d'une visite guidée parle de ces tableaux-images comme autant de métaphores : "ce qui dit tout en signifiant autre chose". Devant ces petits formats de paysages sourdement étranges (avec des troncs sciés) ou des vues intimes (lits vides, vêtements en attentes sur une chaise, etc.) on comprend que l'écrivain Pierre Albert-Birot (1876-1967) ait parlé de petites "tragédies picturales" (catalogue d'exposition, Cabriès, p. 36).
L'expression la plus forte, et combien révélatrice quand on connaît son rôle dans l'histoire du surréalisme (voir ses Chemins du surréalisme, 1963, et son Max Ernst, 1971), est due au poète et critique d'art franco-américain  Patrick Waldberg (1913-1985) : derrière l'apparent réalisme de la facture et la trompeuse "traduction précise et simple", affleure en fait "un climat de suspens, d'imminence... prétexte à quelque épiphanie prête à surgir." (1983, carton d'exposition Madeleine Dinès, catalogue de Cabriès, p. 35). 

Réflexion sur son identité de femme, d'artiste et sur la fonction du regard constitutive du peintre (le plaisir/douleur de la pulsion scopique selon Freud). Comment devenir peintre entre la condition de femme, le rôle d'épouse et le statut précaire de l'artiste ? On entrevoit dans cette peinture et ses drames cachés les fragments d'une vaste histoire sociale des femmes, avec les renvois à l'écrivain anglaise Virginia Woolf (1882-1941) et son manifeste féministe, Une chambre à soi (1929) et à l'artiste allemande Paula Modersohn-Becker (1876-1907).




























Outre le portrait, le sien ou celui d'un parfait inconnu, le paysage naturel est pareillement une expression interrogative sur soi et son lien au monde. Madeleine Dinès le ressent très tôt avec intensité, et à n'en pas douter, il s'agit d'une source de son besoin de peinture. "J'ai en ce moment des fleurs à peindre devant la fenêtre qui sont belles à crier et j'en tremble." (à Jean Follain, 1932, catalogue d'exposition, Cabriès).













Finalement quel est le chiffre de ce réalisme de Madeleine Dinès ? Les échos avec les Réalismes de son temps sont multiples (Paul Delvaux, Georgia O'Keeffe, Jean Hugo, Serge Fiorio, Ferdinand Holder, ou même Edward Hopper), preuve que sa peinture s'inscrit dans un (le?) courant majeur de la peinture du XX° siècle.
Mais son secret, elle va le livrer, comme à contre-coeur, en 1981 : "Selon l'état de mes pensées ou de mes sentiments (et la bonne disposition de mes sensations), il m'arrive de remarquer certains sujets, certains objets ou paysages qui me frappent par leur capacité à exprimer mes actuelles préoccupations ou tourments et je les capte autant que cela m'est possible, comme un langage dont me sont donnés quelques mots mais je puis aussi inventer des éléments qui correspondent à ce langage." (Lettre à Mayette Saric, citée dans le catalogue, p. 36).

Peu de phrases aussi complexes réussissent à livrer le secret d'une vie de peinture. Le peintre choisit un paysage ou un objet autant que ces derniers le choisissent. Le sens est de créer un langage pictural qui fasse écho aux "tourments" de l'artiste. D'où vient ce dialogue entre moi et le monde ? Est-il une illusion, un besoin ou un fait ?
Question que l'art pose à la philosophie, et c'est Étienne Souriau qui l'a admis dans l'esthétique qu'il enseigne à la Sorbonne dès 1946. La philosophie est multiple. Elle est bien sûr présente dans ses oeuvres techniques, comme dans les créations écrites (roman, sciences, poèmes), mais aussi dans les oeuvres dont l'expression n'est pas verbale (les actes, les arts). Enfin, plus mystérieuse, il y a une présence de philosophies "implicites ou réelles, celles qui peut-être nous sont proposées par des réalités, par des choses muettes. Elles sont cryptographiques. Devant moi, une branche fleurie d'aubépine trace une arabesque blanche et noire, curieusement ciselée sur un fond de ciel bleu. Cela a-t-il un sens, une sorte de discours déchiffrable... pour le psalmiste le ciel chante la gloire de Dieu... Faut-il croire, et tenir le message pour définitivement décrypté ?" , in L'avenir de la philosophie, 1982, p. 26.

Nul doute que la peinture de Madeleine Dinès prouve que le monde nous interroge encore autant que nous le regardons, et que le message est toujours ouvert, non pas au-delà mais à côté de la peinture religieuse de Maurice Denis, le "Nabi aux belles icônes."


                 Exposition Madeleine Dinès,  au château-musée de Cabriès jusqu'au 9 novembre (Horaires: mercredi, jeudi et vendredi 14h à 18h/samedi et dimanche de 10h à 12h et de 14h à 18 h).  80 toiles et dessins jamais rassemblés qui nous parlent de l'image, de la figuration et de l'humain, d'un drame intime fait de rupture et de filiation.


                               Olivier ARNAUD, secrétaire de l'association des Amis du musée EdgarMélik

























   

jeudi 27 juin 2019

Expo. Edgar MELIK à Cassis, DESTIMED-L'INFO DES DEUX RIVES, Article dans le journal en ligne, Claire CELLIER, mardi 25 juin 2019

Exposition : L’éternel Mélik à (re)découvrir au musée de Cassis jusqu’au 28 septembre

mardi 25 juin 2019
C’est à Danielle Milon, maire de Cassis, chevalier des Arts et des Lettres que revient cette initiative : accueillir Edgard Mélik dans le Musée Municipal Méditerranéen de Cassis. Lors de son intervention, elle a évoqué son immense respect pour l’artiste « dont la peinture est unique, en marge de toutes les modes. Mélik ? C’est une constante recherche de l’expression de l’humain ». L’originalité de cette exposition est d’avoir fait appel à des collectionneurs, amoureux de Mélik, qui, pour nombre d’entre eux, n’ont jamais vu leurs toiles exposées. Le musée Edgar Mélik de Cabriès a également prêté plusieurs œuvres. Résultat, cette expo conduit à d’incroyables découvertes, permet de voir des tableaux extraordinaires, dont nombreux racontent l’histoire de l’artiste à différentes étapes de sa vie. Alors qui était vraiment Mélik ?

Pour Olivier Arnaud : Un peintre en marge de toutes les modes !

                                                

Consuelo, l’épouse de Saint-Exupery a laissé Melik, qui faisait son portrait, lui couper ses cheveux qui ont ensuite été collés sur la toile (Photo C.L.)

                                               
Le mime Marceau , un grand ami de Mélik (Photo C.L.)


Pour Olivier Arnaud, professeur de Philosophie, l’incroyable vie de Mélik est un trésor de surprises. «  Edgar Mélik est né à Paris en 1904 dans une famille aisée de joailliers, la famille de sa mère est originaire de Constantinople, famille connue dans le négoce international. Celle du père est de Tabriz en Perse, famille francophile spécialisée dans l’artisanat de luxe de la joaillerie. Dans la famille de Mélik on connaissait la langue arménienne (communauté, religion) mais le français était la langue normale. Si bien que lorsque tout jeune, dans les années 1880, le père d’Edgar Mélik arrive à Paris avec ses frères, ils vont « franciser » leur nom et garder celui de Mélik. Edgar Mélik était d’ailleurs très fier de dire qu’il avait un arrière-grand-père enterré au Père Lachaise, et un grand-père naturalisé français par Napoléon III  »

Rechercher tout ce qui est novateur

Olivier Arnaud poursuit : « Tout jeune, Mélik, alors qu’il fait ses études à la Sorbonne, va découvrir ce qui l’accompagnera toute sa vie : la peinture moderne (Matisse, Picasso) et tous les courants novateurs, le surréalisme dont il inventera plus tard une forme très personnelle, mais ses sources ne s’arrêtent pas là. Les grands auteurs de la révolte le passionnent aussi (Rimbaud, Kafka et surtout Nietzsche). C’est un homme curieux de tout, et dans tous les domaines. La voix d’Édith Piaf le bouleverse ? Il réalise 10 dessins pendant un de ses concerts. Beaucoup plus tard en 1963, il écrira 10 textes poétiques pour les accompagner » Cette exposition est une chance de voir les différentes époques de cet artiste qui a fait ses premières gammes dans les ateliers de Montparnasse puis très vite inventera une forme très personnelle du surréalisme. Il a ainsi traversé le temps, les modes, avec cette force qu’il avait en lui, cette puissance qui fait que 20 ans ou 50 plus tard, un tableau de Mélik on l’identifie tout de suite.

Le pari gagné avec Consuelo de Saint-Exupéry

L’un des grands tableaux qui anime cette expo est celui de Consuelo, l’épouse de l’écrivain Antoine de Saint-Exupéry. Artiste elle-même, elle était en très bon terme avec Mélik au point de le laisser lui couper les cheveux qu’il va ensuite intégrer au grand portrait qu’il fait d’elle, autour de son visage puis les peindre ! 50 ans après, comme on peut le voir à cette exposition, la toison de Consuelo est toujours aussi pimpante et fantasque ! Et le tableau exceptionnel !

Cette fameuse « sensibilité tonique » comme il disait

En 1930, il a réalisé sa première exposition à Paris, à la galerie Carmine, rue de Seine. Il a déjà son caractère bien trempé. Et deux ans plus tard, décide de quitter Paris pour l’Orient. Mais c’est Marseille qui va devenir son port d’attache. La galerie Da Silva, qui est à l’époque « la » galerie où il faut s’exposer, lui organise une exposition en 1934, puis une autre en 1936. Il se plaît à Marseille. Les Cahiers du Sud de Jean Ballard, la troupe de théâtre de Louis Ducreux et André Roussin, font désormais partie de son univers. C’est d’ailleurs André Roussin qui, en 1934, lui fera découvrir le vieux château de Cabriès. dont il va faire son royaume. Pas de souci pour la décoration : il couvre les murs et la chapelle de fresques oniriques. Il commence par peindre des scènes de rue, le port de Marseille et quelques paysages. « Des ocres, il passera à la composition subtile des couleurs, avant de se limiter au rouge, bleu et jaune. Il attache de l’importance à la matière qui doit faire corps avec sa peinture ». Et pour cela, souligne Olivier Arnaud, « il utilise tous les supports disponibles : toile de jute, bois, fibrociment, dalle de pierre, etc.. Il est parvenu à créer un univers de figures humaines et de paysages abstraits qui d’une certaine façon expriment son expérience de la vie où se mêlent le rêve et la réalité ». Il mélange les pigments purs de couleur au blanc de zinc, et c’est l’irradiation de ses couleurs qui impressionne toujours. Mais si Mélik a su s’inspirer de toutes les formes contemporaines de l’art pour inventer ses propres formes plastiques, pendant 40 ans, il va varier les formes et les techniques. Comme un éternel recommencement.
Claire Cellier

L’Exposition Mélik au musée de Cassis est ouverte jusqu’au 28 septembre

Le Mercredi, le jeudi, le vendredi et le samedi, de 10h à 12h 30 et de 14h à 18h (Entrée libre)

dimanche 23 juin 2019

EXPOSITION EDGAR MELIK, MUSEE DE CASSIS, ETE 2019

Le vernissage de l'exposition Edgar Mélik au musée municipal de la ville de Cassis a eu lieu samedi 22 juin 2019 à 17h.
Une occasion unique de découvrir un ensemble d'oeuvres de Mélik provenant de collections privées et du musée de Cabriès. L'irradiation des couleurs est exceptionnelle dans ce choix qui commence avec des dessins au fusain, pour aboutir à un nombre impressionnant d'oeuvres peu connues et quelques-unes jamais montrées au public.Les photos vous montrent volontairement que quelques tableaux, sur une quarantaine à découvrir par vous-mêmes, dans un face-à-face réel.
Plusieurs vitrines présentent des documents très variés issus des archives du musée Edgar Mélik de Cabriès (photos, articles de presse, textes manuscrits de Mélik, etc.).

HORAIRES :
Mercredi, jeudi, vendredi, samedi, 10h / 12h30 et  14h/18h (entrée gratuite).


 La précédente exposition de Mélik hors les murs de son château-musée à Cabriès avait eu lieu en 2012, au centre d'art de Saint-Cyr-sur-Mer.
                                                                                   
Quelques mots de Madeleine Contino, Présidente de l'association des Amis du musée Edgar Mélik, en présence de Mme Danièle Milon, Maire de Cassis, et de Mme Lazzaro, Adjointe au Musée, au patrimoine et à la communication de Cabriès

                                                                              
Edgar Mélik,  Marine, L'Allée de la Magdeleine à Gémenos, Le Piton de Cabriès, L'Atelier idéal.


                                                                               
Edgar Mélik, L'homme au journal, Bouddha, L'homme aux pinces de crabe
                                                                        

                                                                           
Edgar Mélik, Le poète et son ange (Cocteau).


                      
                                                                              
Edgar Mélik, Autoportrait à la cicatrice





Edgar Mélik, L'Homme au journal, Bouddha.        
                                                     

                                                                       

                                                                          
Edgar Mélik, Femmes aux chapeaux, Table de jeu.
                                         
                                                                       
Edgar Mélik, Dessins au fusain, Consuelo de Saint Exupéry


 


Le document suivant est présenté dans une vitrine, et on apprend que Mélik avait été exposé à Cassis, dans la salle des Voûtes de la Mairie, en 1975, sous la responsabilité de Anne Super de Saint-Agnan (1917-2018) qui a oeuvré pour faire connaitre la peinture de Mélik dès l'exposition de 1969 au château de Saint-Pons, "40 ans de peinture évolutive", Aix-en-Provence.



Texte manuscrit de Mélik : "Ce vieux chateau, 19 avril 75, Acceptons, puisque Anne le demande, la présidence d'honneur pour Cassis, mais sans la présence, bien que cette ville et ce vrai petit port m'ont plu et continuent à me plaire, Melikedgar."

lundi 10 juin 2019

Le saut de l'ange, peinture et mystique chez Mélik



"C'est drôle comme l'infini des êtres est facilement au bout des doigts... un geste entre ciel et terre...", L.-F. Céline, Nord, 1960

                Certains tableaux de Mélik sont absolument imprévisibles. A la différence de beaucoup de peintres qui possèdent un STYLE et qui passent à la même moulinette tous les sujets possibles (qu'est-ce qui ressemble plus à un portrait de Picasso qu'une nature morte de Picasso ?) Mélik peint des situations et des gestes pour diriger vers le nouveau et l'inconnu (Baudelaire, Rimbaud).
Edgar Mélik, Corps extatique, c. 1955, HSC, 75 x 52 cm, collection particulière
                                               

D'un point de vue formel, ce tableau est une invention unique dans l'histoire de la peinture.  Mélik nous donne à voir un corps arqué et tendu comme un arc. La couleur est jouissive avec le jaune brillant du sol, le bleu profond du ciel et les rouges dispersés par traits et taches.  Dans ce mouvement triomphal tout est impossible et pourtant profondément expressif. C'est le tracé incurvé du corps qui intrigue. Le dos se creuse et se prolonge vers le haut,  avec un bras gauche au poing serré, et vers le sol, le poids du corps repose sur la pointe des pieds.
                                                                                                                                                                                                                              
Le demi-cercle du corps exprime moins un saut dans le vide qu'une expansion du corps  dans l'espace bleu. Le corps nu s'est substitué à l'arc tendu.  On pense à l'énorme tension de l'archer du sculpteur créé par Bourdelle en 1909.
Antoine Bourdelle, Héraklès archer dans l'atelier
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Ce corps nu est solidement bâti avec la profonde ligne du dos et le jeu des formes contrastées, comme le bras vertical et les courbes inversées des genoux et des fesses. La surface de cette peau est une superposition subtile de couches de couleurs (un passage gradué de l'ocre au blanc). Les gestes du peintre ont été faits de telle sorte qu'on ressente les mouvements physiques du pinceau dans les tris de la peinture. Les cernes colorés permettent  au regard de discerner facilement les volumes, des traces fines de bleu, de rouge ou d'ocre. 
Sur la poitrine un éclat de rouge.  Aucune recherche du lisse et du rose naïf de la peau. C'est un corps massif et lumineux.
Il y a une anthropologie du geste chez Mélik, toujours puissant, jamais naturel. La main est une force plutôt qu'un message.  Cette main qui force l'angle du tableau est-elle repliée sur un objet, tout le corps devenant fronde? Est-elle un salut généreux ? A quoi ?
Le bras vertical est aussi énergie avec une main massive où les doigts se déploient sur un pouce finement démesuré. D'une manière générale la signature de Mélik , directement sortie d'un tube, n'est jamais neutre. Sa couleur, sa position dans le tableau et son orientation varient au gré des significations. Ici, la signature est objet physique dont la main pourrait se saisir.

Ce corps massif à la forme impossible n'est-il  pas une espèce d'allégorie physique, Mélik peintre ?  Ce n'est pas un autoportrait, mais une "représentation auctoriale" (voir V. Stoichita, Le dernier carnaval. Goya, Sade et le monde à l'envers, 2016). Mélik se donne à voir pour ce qu'il est, Peintre. Non pas un peintre en train de peintre, selon la mise en abîme qu'on trouve chez Vélasquez,  Goya ou Gauguin (Van Gogh en train de peintre des Tournesols), mais la présence physique de soi dans sa puissance de peintre.

Carton d'invitation, Studio da Silva, 1956, IMEC (Fonds Jean Follain)


            La tête angulaire n'est que la résultante de la grande courbe du corps. Il ne lui appartient aucun privilège, à la différence de la tradition du Portrait. Ce n'est pas l'intériorité psychologique qui  intéresse Mélik, mais la totalité du corps devenue  forme signifiante. Quelques traces rouges (lèvres, œil, gorge) suffisent à animer le visage violemment tourné vers le ciel.
Mélik a renoncé au "modèle extérieur" de la tradition pour donner à voir un "modèle intérieur" (André Breton, Le surréalisme et la peinture, 1928). Raymond Fraggi (1902-1976) et quelques autres jeunes peintres, dont Mélik, louaient un modèle à Marseille vers 1933. Il se souvenait que Mélik regardait quelques instants le nu avant de lui tourner le dos pour dessiner à son rythme la vision de ce qui voyait maintenant mentalement. Dans le tableau de 1955 c'est son propre corps extatique qui symbolise le saut dans l'inconnu de Mélik le Peintre quand il crée, dans un "intervalle hallucinatoire" (Carl Einstein), ses propres images, ses suggestions inconscientes qu'il voit au fur et à mesure qu'il les fabrique matériellement avec lignes et des couleurs. Mélik n'est pas le premier peintre à savoir que le bouleversement du corps est parfois le signe tangible d'une vision neuve du monde, dans un contexte mystique ( Le Caravage et Le Bernin) ou psychiatrique (voir G. Didi-Huberman, L'invention de l'hystérie, Charcot et l'iconographie photographique, 1982).

Le Caravage, Conversion de saint Paul, 1604, Eglise santa Maria del Popolo, Rome
Le Bernin, L'Extase de Sainte Thérère, 1652, Eglise santa Maria della Vittoria, Rome






















                          
                                                                                                                                                                     
Le terme mystique appartient au vocabulaire de Mélik, dans un contexte non religieux, et on le trouve aussi bien chez Claudel qualifiant Rimbaud  de "mystique à l'état sauvage" (1912) que chez  Antonin Artaud ("L'Art n'est pas l'imitation de la vie, mais la vie est l'imitation d'un principe transcendant avec lequel l'art nous remet en communication.")

"La qualité humaine n'est que la qualité animale dans le sens le plus élevé du terme.
L'humain existe dans les choses qui touchent à la vie animale et humaine en particulier, hors de tout ce qui est luxe ou plaisir et ne satisfait que partiellement l'esprit et les sens.
Le mystique élargit le champ de l'humain, lui ôte toutes bornes - lui pour qui le luxe n'est plus, ni le plaisir.
L'humain, s'il cumule en soi toutes formes possibles de vitalité, peut n'être absolument pas voluptueux, et n'est pas le moins du monde hostile à la pureté de l'esprit - l'esprit pur n'étant que la quintessence de l'humain." , Edgar Mélik, Tournant, 1932.
Dans le contexte moderne du refus du dualisme de l'esprit et du corps, le mystique élargit ou approfondit la réalité de l'humain, au-delà du luxe et du plaisir (Mélik luttera toujours contre le snobisme moderne qui voit dans le luxe et le plaisir l'accès à l'art). Il y a dans l'expérience de la création de Mélik le Peintre un transcendement plutôt qu'une transcendance (Dieu-objet des institutions religieuses). On est très loin de la pseudo-mystique revisitant les mythes grecs.
Charles-Paul Landon, Dédale et Icare, Salon de 1799, Alençon, musée des Beaux-arts et de la dentelle

"Venez jusqu’au bord.
Nous ne pouvons pas, nous avons peur.
Venez jusqu’au bord.
Nous ne pouvons pas, nous allons tomber.
Venez jusqu’au bord.
Et ils y sont allés.
Et il les a poussés.
Et ils se sont envolés
."
Guillaume Apollinaire




             Le visage angulaire du tableau de Mélik est tourné vers le ciel mais il ne voit rien d'extérieur,  il surprend ce qui se crée dans la "grande  Inconscience" du Peintre (expression que Mélik emprunte à André Breton et qu'il inscrit au dos d'un tableau en 1967).
Mélik ne partait pas d'un "modèle extérieur" pour le transformer selon un style acquis. Chaque image devrait obéir à une poussée psychique sans passer par un dessin préalable. "Je pars de l'abstrait. Peu à peu, sans même que j'aie à les chercher, les masses surgissent et s'organisent d'elles-mêmes."  (article de presse, Le Provençal, 1961).
Dans l'image on reconnait la forme d'un corps (le visuel est ce qui est naturel dans la forme) mais cette forme n'est plus identique, elle a subi une déformation qui l'a rend étrange. Elle est passée du côté du figural. ""Figurer une chose, c'est la signifier par autre chose que son aspect.. les quelques notables étrangetés de l'espace jouent avec la vraisemblance et contribuent subtilement à en dénaturaliser l'unité réaliste, ce qui revient à en déshistoriciser  la teneur événementielle." ( G. Didi-Huberman, Fran Angelico. Dissemblance et figuration, 1990, à propos d'une Annonciation de ce peintre).


  








Si on accorde du poids à la parole de Mélik, un des points les plus singuliers de sa peinture est la coexistence du figural obtenu par la dissemblance (ce qu'on appelle d'habitude les déformations de Mélik) et de l'abstrait (le visible qui n'a plus rien de figuratif). Dans le tableau, le visage tendu vers le haut n'a rien à voir, il est face à des lambeaux de couleurs.  Au point crucial, il n'y a plus rien à voir, sauf le fait de la peinture. De la couleur et sa forme informe.  




















 L'abstraction originaire des masses surgissant et s'organisant d'elles-mêmes sous l'effet de forces inconnues donnent à voir du figural (la dissemblance d'un corps à la forme invraisemblable) et une survivance de l'abstrait.
L'abstraction se concentre aussi dans la construction même de la forme figurative comme pour "l'arbre" qui surgit pour être un pur contrepoids plastique au corps arqué. Les masses s'organisent d'elles-mêmes pour faire l'équilibre du tableau. Si on est attentif aux propos de Mélik et à la singularité de chaque image on a devant les yeux le résultat d'un auto-engendrement pictural assez fidèle à ce qu'André Breton appelait "l'automatisme psychique".

Si notre lecture fragmentée du tableau de Mélik a un intérêt c'est de nous faire passer de l'autre côté du miroir, de voir l'envers du tableau. Ce corps, naturel et dissemblable, figure l'événement inconscient qui fait de Mélik le Peintre capable de regarder à travers le visible pour le voir plus en profondeur.  
« Jetez par-dessus bord poids et mesure habituels, le monde réel n’est guère que désarroi et ennui, mais vous, libres, glissant d’un pays fantastique à un autre pays fantastique, tantôt notez vos explorations, tantôt maraudez aux vergers merveilleux. D’autres fois, expulsés aux provinces du concret, confondez vous avec elles, que le mimétisme joue, faites les morts, sachant rester des heures immobiles et muets, inlassablement tapis à l’affût de quelque absolu perceptible à vos seuls sens et qui finira par éclairer pour vous ce résidu de pauvreté. » (paroles de Luc/Mélik dans le roman à clé de Christiane Delmas, L'invisible tiers,1962).
Mélik est bien un peintre qui refuse de faire de la peinture pour représenter les choses selon un style,  aussi brillant ou délicat soit-il. Il est le disciple mystique de Rimbaud à la recherche de l'inconnu et du nouveau. Il est un lecteur de William Blake qu'il cite dans le roman de Christiane Delmas : « Si les portes de la perception étaient nettoyées, chaque chose apparaîtrait à l'homme comme elle est, infinie. » W. Blake, Le mariage du Ciel et de l’Enfer (livre bien connu dans la jeunesse de Mélik depuis la traduction d'André Gide en 1922). 

William Blake, Jérusalem, Toute forme humaine
 William Blake, La Divine Comédie, Antée





























Mélik a-t-il été une espèce de "métaphysicien à l'état sauvage?". On ne peut guère en douter quand on prend au sérieux les écrivains et les poètes qu'il lisait avec beaucoup d'intensité (un lecteur terriblement précis).
Deux aphorismes parmi tant d'autres prouvent que ce qui intéresse Mélik ce sont les contraires, non pour les opposer mais pour voir comment le Réel est fait de leur tension (dans l'esprit de W. Blake et de Nietzsche).
"Si l'esprit est à l'origine de la matière ou si la matière est à l'origine de l'esprit, ceci est hors de la conception instinctive ou mentale humaine : l'essentiel est donc abscons."
"Avant que la mort ne s'émancipe de la vie, la maturité s'émancipe de la jeunesse, tout en en gardant le souvenir. Et cela est très bien."
Contrairement à l'écrivain ou poète le Peintre ne dispose que du corps (et de l'ensemble des formes visibles) pour créer sa propre vision du monde. Les fameuses déformations des corps  chez Mélik sont-elles gratuites ? Nous avons un riche témoignage sur l'esprit de la peinture de Mélik grâce à  l'écrivain et poète Hubert Juin. Il passa quelques semaines à côtoyer Mélik en 1953 pour rédiger son livre Edgar Mélik ou la peinture à la pointe du temps (La Mandragore, Marseille). Aurait-il vu le tableau qui nous intéresse, ce corps devenu arc ? En tout cas le livre de Juin et le tableau sont concomitants (1953 et c. 1955). Hubert Juin est justement sensible au devenir du corps dans la peinture de Mélik.  Le corps y est transfiguré, il n'est plus dans un univers qui est celui du réalisme brillant et tragique, celui du cycle irréversible de la Vie à La Mort (H. Juin se réfère notamment à Rubens).
« Sur un certain plan, la grande conquête de certains peintres modernes (c’est le cas de Mélik) a été la suppression des traces de l’ombilic. Ces corps ici et là, ces corps peints qui répondent ou interrogent sont des corps éternels, des corps sans naissance » (p. 39). Ce passage est ce qu’Hubert Juin a écrit de plus troublant sur la  dimension mystérieuse  de la peinture de Mélik. Cette absence de la cicatrice de séparation, ces corps d’allure éternelle, sans naissance  donc sans mort, ces corps en même temps charnels et spirituels, n’est-ce pas ce que Mélik a de plus indéchiffrable ? Plus loin Hubert Juin nommera Le Greco (p. 64) et parlera d’ une « métaphysique charnelle » (p. 66). Le tableau suivant est exemplaire de la présence métaphysique du corps chez Mélik dans la décennie 1940. Sur fond d'un paysage abstrait où l'on distingue chemin et alignement d'arbres un grand corps s'avance avec sa main démesurée. Il flotte dans l'espace alors qu'un groupe de petits personnages lui tourne le dos. Les déformations sont harmoniques et ainsi la scène est pénétrée d'un sens humain intense et néanmoins énigmatique.

Edgar Mélik, Corps en apesanteur, c. 1940, HST, collection particulière
Avec le tableau Vision extatique, dans la décennie suivante, les déformations seront moins fortes mais c'est tout le corps qui est transformé par son mouvement interne. Dans les deux cas, une vision mystique (au sens de figural) du corps  l’apparente aux tableaux les plus hallucinés du Greco.  Ce peintre a intéressé Mélik comme le prouve une de ses lettres à Jean Ballard, le directeur des Cahiers du Sud. Mélik conteste farouchement le rapprochement entre sa peinture et celle de Georges Rouault, dont il reconnait la grandeur. "Il n'y aucun lien d'ordre spirituel, aucun lien d'autre technique entre Rouault et ma peinture, sauf peut-être dans une apparence tout extérieure - coloris -, et dans une commune compréhension du Greco." (de Paris, novembre 1945, archives municipales de L'Alcazar, Fonds J. Ballard).
Mélik n'est pas un peintre de thèmes religieux, sa technique n'a rien de commun avec celle de Rouault, mais ils partagent une compréhension sérieuse du Greco. La grande leçon "maniériste" du Greco c'est justement de transfigurer le corps quand il signifie l'accès à une autre vision du réel, ce qui est proprement l'acte du mystique dont Mélik parlait en 1932, dans un contexte non religieux ("maniérisme" au sens technique de l'histoire de l'art, voir W. Friedlaender, Maniérisme et antimaniérisme dans la peinture italienne, 1929 : "On parle d'abstraction anti-naturaliste quand l'idéal esthétique met les événements psychiques et les émotions au-dessus de la conformité de l'objet avec nos perceptions.").

Le Greco, La vision de saint Jean, 1614



Le Greco, Laocoon, 1610


Mélik a même transposé un tableau célèbre du Greco, un Baptême du Christ. Sa version reprend les couleurs dominantes, répète les mains jointes du Christ et la bénédiction de saint Jean Baptiste. A droite, le jeune homme nu qui assiste à la scène pourrait être Mélik lui-même, le témoin qui déshistoricise l'événement réel et spirituel.En 1907 Picasso avait transféré des fragments du ciel du Greco (Vue de Tolède) en fond des Demoiselles d'Avignon. Les couleurs et les corps hallucinés du Greco ont retenu Mélik, le Peintre.

Edgar Mélik, Baptême du Christ (d'après Le Greco), collection particulière                                        

 


       
                          



















 Olivier ARNAUD