samedi 9 janvier 2016

Mélik et l’Ange : survivance médiévale dans la modernité (Enguerrand Quarton et Paul Klee) par Olivier Arnaud



« L’une des formules les plus frappantes de Warburg aura été de définir l’histoire des images qu’il pratiquait comme une « histoire de fantômes pour grandes personnes », une histoire conçue comme  survivances, latences et revenances mêlées au développement plus manifeste des périodes et des styles », G. Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Ed. de Minuit, 2002, p. 88.
Je voudrais m’interroger sur un détail récurrent dans quelques tableaux d’Edgar Mélik, la répétition en petit de la figure principale, qui donne sa profondeur à l’image dans une peinture qui ignore l’espace construit selon la perspective. Que nous apprend cette « connaissance approchée » (G. Bachelard) ?

Mélik, Le moine, 1936, collection musée  Calvet, Avignon
                         
Le premier tableau est celui d’un personnage immense qui occupe toute la surface, et qui la dépasse. Il s’agit d’un moine pris dans le vent, avec son bras gauche retenant le haut de son vêtement. Si Mélik a peint au moins deux effigies du Bouddha (c.1934), nous sommes en présence d’un rare sujet chrétien dans l’œuvre de Mélik. Et encore, la signification de la scène n’est pas proprement religieuse. Cet homme lutte contre le vent, et Mélik a imprimé aux tissus des mouvements énergiques. Le rouge foncé du revers apparait là ou le vêtement est gonflé par le vent. La gestuelle est elle aussi très physique, et traduit une résistance volontaire opposée à la violence du vent. Le coude replié du bras gauche est projeté au premier plan de la toile et élargi pour traduire la force physique. Cette image  d’homme s’opposant au vent est plus qu’une scène climatique de la Provence balayée par le Mistral. Son intensité n’est-elle pas aussi « la représentation d’un espace intérieur » ? Nous savons depuis l’article d’Aby Warburg sur la Naissance de Vénus de Botticelli que le « mouvement des tissus et des cheveux » est une « formule du pathos » qui permet dans certains cas de « donner forme visible à la présence psychique et au mouvement de l’âme » (voir, « La naissance de Vénus », dans Essais florentins, 2003). L’image créée par Mélik est donc plus qu’une représentation physique d’un moine, mais la projection mentale d’une situation de conflit. Les paupières sont fermées et les gestes sont intensifiés.  Il s’agit d’une atmosphère au deux sens du terme, à la fois climatique et psychologique. Mais d’où vient ce moine ? Est-ce qu’on peut le rattacher à un moment précis de la vie de Mélik ?
Dans sa biographie de l’œuvre de Mélik Jean-Marc Pontier nous renseigne sur l’origine probable de ce tableau. Après l’échec de sa grande exposition personnelle de février 1936, galerie Da Silva, à Marseille, Mélik se retire quelque temps à la chartreuse de Montrieux, près de Méounes, dans un site extraordinairement sauvage  du versant sud de la Sainte-Beaume. Il écrit à ses parents : « Rien n’est comparable à l’impression que donnent ces messes chantées ».  Un tableau réaliste est justement lié à ce séjour chez les chartreux.
Chartreuse de Montrieux (photo 2013)

Mélik, Cour d’honneur de la chartreuse, 1936, 32x40 cm, collection particulière                 
Maurice Biaggi, un ami de Mélik,  a raconté comment était née cette toile réaliste, une scène avec deux personnages minuscules (un moine chartreux – forme blanche- au premier plan à droite, et un frère convers, forme marron, à l’ombre du cyprès): « Un jour, voyant les sujets bizarrement traités, d’après lui, un curieux s’avisa de lui dire : «C’est parce que vous ne savez pas peindre que vous peignez comme ça ». Mélik lui répond : «Puisque vous ne comprenez pas ce que je fais, je vais vous peindre un tableau pour satisfaire votre curiosité !» (voir J.M. Pontier, p. 28). Grâce à cette anecdote notre tableau de départ devient plus précis, car on peut identifier dans ce personnage puissant, plus qu’un moine en général. Le haut du vêtement est caractéristique d’un frère convers avec sa capuce marron (les pères chartreux ont un vêtement blanc). Ce terme technique désigne un capuchon avec deux pans en pointe (renseignements fournis par le prieur de la chartreuse auquel je montrais le tableau de la cour d’honneur). Mélik a observé les moines plusieurs jours, et les détails du vêtement religieux sont fidèles (la large ceinture avec chapelet à droite, les grands pans de la grande cuculle, ce manteau qui descend jusqu’aux pieds). Nous avons donc probablement deux tableaux de Mélik liés à son séjour à la chartreuse de Montrieux. Mais un détail est étrange. 

 Détail : Trois silhouettes au loin

                                           
On remarque au fond à droite un groupe de trois moines, silhouettes comme des flammes très allongées, à la Giacometti. Autant de témoins lointains, sur fond bleu sombre, d’un combat invisible ? Ce principe formel de répétition, qui joue des échelles pour donner de la profondeur à la toile et une teneur psychique à l’image, est-il un cas isolé dans l’œuvre de Mélik ?
Mélik, Mère jouant avec sa fille, c. 1950, 78x62 cm
Détail : Trois silhouettes au loin à droite,
collection particulière
          

Dans ce deuxième tableau très construit Mélik a multiplié les difficultés formelles pour imbriquer les corps avec un cadrage très serré et  suggérer le mouvement de torsion de la jeune fille (voir « Mélik et Derain, réinvention d’un archaïsme », sur ce blog). Le fond est également complexe, malgré sa lisibilité apparente faite de pans colorés. L’espace est constitué de bandes irrégulières de couleurs très variées et plutôt rares chez Mélik. Mais le détail visuel presque invisible se trouve à l’horizon, sur la droite.  Le peintre a voulu inscrire un groupe de trois êtres blancs, sans les donner à voir (homme, femme, enfant ?). Comme en 1936, Mélik joue avec  les échelles pour peupler l’espace d’une présence fantomatique. Quelle est la relation entre la scène de jeu, au cadrage serré, et ce groupe lointain à l’infini ?
Le contenu du tableau, sa forme ou organisation spatiale et sa signification entretiennent des rapports cohérents mais énigmatiques. Si on cherche un dernier cas où s’applique la répétition en petit on trouve un des tableaux les plus déconcertants de Mélik. Le jeu de répétition est mis en application sauf que ce n’est pas la même figure qui est ici répétée. 

Mélik, Deux chevaux et un danseur, c. 1970

Ce tableau est très étrange d’abord par l’indistinction entre le motif et le fond, éléments pourtant essentiels du discours figuratif. Les deux chevaux, tels des profils abstraits sortis d’une fresque de la Préhistorique, sont réduits à des formes blanches parcourues de reflets jaunes. L’emboîtement voulu des grandes têtes allongées suggère la vie affective des animaux. Les bleus intenses du ciel nuageux contrastent avec les jaunes et oranges  du sol. L’ensemble est pris dans un halo où la lumière irradie de la matière peinture. Cet effet recherché par Mélik depuis les années 50 atteint dans ce tableau une intensité extrême.  Il résout à sa manière unique un problème de peintre qui remonte au fauvisme. Le défi de la lumière a été affronté par Matisse au début du XX° siècle  de manière radicale et scandaleuse pour l’époque. Si la couleur est en elle-même expressive, il est inutile de faire la différence entre le ton local (la couleur permanente de l’objet) et le ton lumière (la couleur sous la lumière qui frappe l’objet, et qui varie selon l’instant et l’ombre). La couleur pure est lumineuse en soi. Selon Matisse, la science du clair-obscur depuis la Renaissance a contraint la peinture à devenir une imitation de la perception naturelle. Le tableau était privé de son autonomie plastique parce qu’il cherchait la ressemblance technique, y compris avec les effets de la lumière. Mélik est dans la tradition du fauvisme : « Je veux que mes peintures projettent de la lumière, non pas qu’elles en reçoivent de l’extérieur » (article de E.F. Xau, 23 septembre 1961, archives du château-musée, Cabriès). Le mois suivant, à l’occasion d’une exposition Mélik à la librairie-galerie Source d’Aix-en-Provence, le même critique d’art analyse la confidence de Mélik à propos de ce phénomène très particulier, lié à la chimie des couleurs : « Venons-en à la caractéristique primordiale de la peinture de Mélik : l’extraordinaire puissance d’irradiation de cette peinture. Tandis que chez la quasi-totalité des peintres – Ingres, pour ne citer que lui – la lumière arrive de l’extérieur sur la toile et s’y plaque, chez Mélik, c’est de l’intérieur du tableau qu’elle émane. Ces bleus sont comme autant d’ouvertures sur un ciel intérieur, et ces jaunes phosphorescents comme autant d’aurores triomphants, transparaissent au travers de la toile. Il y a là un phénomène d’irradiation jamais encore réalisé, à ma connaissance, par aucun autre peintre avec une si étonnante intensité », Le Provençal, 23 octobre 1961 (archives du château-musée, Cabriès).
Mélik réinvente ce pouvoir de la couleur qui est un aspect matériel des Primitifs italiens dont il a pu prendre conscience lors de son voyage à Florence en janvier 1935.
             « Cette étrangeté en soi n’a rien de métaphysique : elle n’est que la puissance, le symptôme même de la peinture – la matière peinture, c’est-à-dire la couleur -, la couleur qui ne « colorie » plus les objets, mais fait irruption et ravage la bienséance des aspects », G. Didi-Huberman, Fra Angelico, Dissemblance et figuration, 1990, p. 23.
Ce pouvoir matériel de la couleur (du ton local, de la couleur expressive, de la couleur arbitraire, de la matière-couleur) explique largement la sensibilité de Mélik au fauvisme (1905-1912) et ses réserves face au cubisme (clivage avéré : « Le groupe cubiste ne cherche que dans la ligne, réservant à la couleur une place secondaire et non constructive », R. Delaunay, cité par l’historienne d’art R. Krauss  qui ajoute : «Le problème conceptuel de la couleur dans le cubisme c’est qu’elle ne fonctionne pas comme signe – elle n’a pas de prise sémiotique sur la représentation. Il s’agit de surfaces colorées plutôt que de signes de surfaces colorées », Les papiers de Picasso, Macula, p. 161).
Ce troisième tableau de notre série accentue comme jamais le processus de fusion du fond et du motif par les ressources physiques de la matière peinture (épaisseur, grain, irradiation). Cette image n’est pas une représentation mais une apparition. De quoi au juste ? Un détail minuscule est cette silhouette blanche en équilibre sur le dos du cheval.
Détail, Le danseur
                                                                              
Elle est centrée mais Mélik s’est plu à la dissimuler dans le jeu nuageux par la couleur et la forme. Pourtant il s’agit bien d’une figure d’homme. Ce n’est pas un cavalier mais il exprime un équilibre heureux, selon  une sorte « d’inconscient de la vision ». Mélik a joué instinctivement avec les épaisseurs aberrantes des bras qui forment comme une barre d’équilibre. Avec sa main dotée de doigts démesurés et ses jambes il nous suggère une danse. L’être aérien esquisse un geste vers la tête du cheval sur lequel il flotte. Cette main devenue distincte avec ses doigts disproportionnés obéit-elle à un « processus de figuration » ? Elle n’est plus une simple main, qui aurait pu rester invisible comme l’autre. Pour nos yeux, n’est-elle pas devenue signe, symbole de la caresse ? Ce personnage spectral est l’emblème de quoi ? L’acte de peindre chez Mélik suivait un processus assumé comme  « inconscient », à partir d’une base abstraite qui suggérait peu à peu un équilibre,  organique plutôt qu’organisé, de formes plus ou moins identifiables.  « Ma peinture est de l’abscons, elle est hors concept ».  C’est en tant qu’abstraction matérielle que Mélik ressentait sa peinture plus qu’en terme de figuration, et nul doute que ce texte est aussi un leçon de regard : « Sur le grand rectangle de toile épaisse les événements se suivent, se poursuivent, se dépassent les uns les autres, les événements que comporte la plasticité, que concerte la plasticité, se rattrapent, se surpassent, constitués ici par des rythmes circulaires à vibrations ordonnées, franchis les alignement parallèles de jaunes plaqués, de flaques de jaunes, de tout petits triangles verts, d’infinies trouées palpables absolument, se retrempent là dans force fortes masses massives immobiles d’ocres blanchâtres vivantes comme des forêts, heurtant des carrés mobiles volumineux mais heureusement épars et désordonnés… » (extrait de l’œuvre Nous, cité par J.M. Pontier, Edgar Mélik, la part méconnue de l’œuvre, Editions du château Mélik, Cabriès, 2013).
Au dos d’un portrait imaginaire de son ami J. Stamboulian, Mélik écrivit que la dissemblance apparence cachait une ressemblance due à la « grande Inconscience » (juin 1969). Il retrouvait, quelque quarante ans après sa rencontre décevante avec André Breton, une expression de l’ami des peintres surréalistes (« Que la grande inconscience vive et sonore qui m’inspire mes actes probants dispose à tout jamais de tout ce qui est moi », Nadja, 1928).
La grande inconscience fit que je peignis mon ami Stamboulian sans le savoir
                                      MélikEdgar, juin 1969 (dos du tableau)

 Au moment où Mélik peint à quelle force psychique doit-on cette apparition du danseur ? Il y a ce jeu des échelles dont nous suivons la trace (1936, 1950, 1970). Mais dans ce cas ultime, tous les principes de figuration propres à Mélik sont mis en cause. « Image de la fin » (Mélik meurt en 1976) ou « fin de l’image », quand les procédés techniques du peintre sont poussés à leur limite, presque abolis grâce à la matérialité (fusion entre fond et motif, réduction chromatique, atténuation des formes) ? Quand l’image devient extrême. Que vise cette image dans sa propre inventivité matérielle, alors qu’elle pourrait passer illusoirement  pour une exténuation de la peinture, une mauvaise régression  due à la vieillesse du peintre ?  
On sait que Mélik a fait de l’émotion le contenu de sa peinture. « Emotion, réponse toute spontanée à un désir profond d’autant plus qu’il est moins formulé : plus tu es inattendue, plus durablement tu t’imprimes dans des êtres autres et t’exprimes. Ne peut-on considérer la vie comme purement émotive et faire abstraction de tout ce qui n’est émotion ? Car c’est là la manne tombée il ne sait d’où, de quel ciel ; c’est toi, l’émotion. N’en percevons que le perceptible » (page manuscrite, non datée, Archives du Musée, Cabriès). Mais comment se réalise le processus de figuration de ce qui est par nature non-figuratif parce qu’il tient à l’âme des choses ? L’émotion n’est-elle pas ce moment de fusion animiste entre l’homme et la réalité ? On sait que Mélik était très admiratif de sa jument noire « Jamina », de cette vie intelligente et affective qui reste indéchiffrable à l’homme. Mélik la met en scène avec humour, à propos justement du registre de sa peinture : « Ma peinture n’est pas anticlassique.  Je puis la dire surclassique. Elle est simplement un classicisme qui se dépasse. » ; « Mais que reprochez-vous tant au présent ? » : « La tricherie, répond Mélik. Et désignant sa jument, il ajoute : ne vaut-elle pas tous les snobs, » (J. de Grandmaison, Le Figaro, 10 janvier 1968, Archives du musée, Cabriès).  
Etant donnés les procédés paradoxaux de ce tableau et son motif, on peut voir dans ce personnage spectral – ce danseur - la figuration de l’âme de Mélik, ou plus exactement la visualisation de son émotion profonde devant la vie animale. L’émotion n’est-elle pas  un état d’harmonie et de fusion entre l’homme et la nature ?
Est-il si inconcevable que la peinture obéisse à des exigences paradoxales ? Comment l’âme - et ce qu’elle ressent -  a-t-elle été donnée à voir par les peintres du passé ? Un exemple célèbre se trouve dans le Couronnement de la Vierge d’Enguerrand Quarton, peintre qui travailla à Avignon au XIV° siècle.  Les formes blanches ailées, comme autant de phalènes qui montent du Purgatoire vers le Ciel avec les âmes à formes humaines encore plus minuscules qu’elles, sont des anges sur un fond bleu sombre. La forme de l’âme humaine répète  en petit – sans les ailes- la forme humaine de l’ange.
E. Quarton, détail du ciel côté  gauche, Couronnement de la Vierge, 1454, musée Villeneuve-lès-Avignon

E. Quarton, Le couronnement de la vierge
                    
           Détail, Chartreux au pied de la Croix

Ce tableau a été offert à la chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, et le moine en prière au pied de la Croix est bien un chartreux. Le cercle curieusement se referme, puisque nous avons commencé cette enquête avec le séjour de Mélik à la chartreuse de Montrieux en 1936.
Il ne s’agit pas de penser que Mélik a vu ce tableau (ce qui n’est pas impossible), et encore moins qu’il a pu consciemment emprunter cette image visuelle de l’âme à la peinture religieuse du Moyen Age !
Il s’agirait plutôt d’un cas de « survivance » au sens où l’anthropologie de l’image a construit ce concept pour l’histoire de l’art à partir des travaux d’Aby Warburg (1866-1929). La « survivance » dans les images témoigne de la persistance d’un passé (un élément de style, de comportement ou de la psychè  humaine). Par exemple la présence de la figure de la « nymphe » à l’antique  dans une fresque religieuse du XV° siècle dédiée à la naissance de saint jean Baptiste (voir, « L’entrée du style idéal antiquisant dans la peinture du début de la renaissance », dans Essais florentins). Dans un tableau moderne par excellence, Déjeuner sur l’herbe de Manet, les poses des deux hommes sont peu naturelles, et répètent certaines gravures à l’antique de la Renaissance. Quant à la « nymphe » au fond du tableau elle donne une profondeur énigmatique à l’image (voir «Le Déjeuner sur l’herbe de Manet. La fonction préfiguratrice des divinités païennes pour l’évolution du sentiment moderne de la nature », Aby Warburg, Miroirs de faille, 2008). Dans ces deux exemples étudiés par Aby Warburg, la présence d’une « nymphe » est totalement incongrue. Chez Manet elle donne une signification plus complexe à l’image, à la figuration du sentiment moderne de la nature.

E.Manet, Déjeuner sur l’herbe, 1863, 209x264 cm, Musée d’Orsay

Peut-on penser que le personnage spectral dans le tableau des chevaux de Mélik a quelque chose à voir avec une figuration de l’âme de Mélik, d’un processus de figuration de l’émotion, par le retour inconscient de l’emblème immémorial de l’âme (Eros ailé de la tradition antique qui symbolise l’ascension de l’âme, ou l’Ange qui symbolise dans la tradition chrétienne le Double céleste de l’homme) ?
G. Didi-Huberman définit les quatre conditions paradoxales pour que se produise une survivance dans  l’image. C’est une réalité négative : cela même qui dans une culture apparaît comme un rebut, chose hors d’âge ou hors d’usage. C’est une réalité masquée : quelque chose persiste et témoigne d’un état disparu de la société, mais sa persistance même s’accompagne d’une modification essentielle – changement de statut, changement de signification.  C’est une réalité d’effraction, car elle s’insinue dans l’image par une faille dans le contrôle de sa production.  Enfin, la survivance désigne une réalité spectrale car elle apparaît comme un intrus irrationnel dans l’image construite (voir, G. Didi-Huberman, op. cit.,  p.39)


Cette figure minuscule, à peine discernable au milieu des nuages, en équilibre sur le dos d’un cheval vérifie-t-il les quatre conditions de la « survivance », au sens de l’anthropologie de l’image ? L’Ange comme Double céleste est une figure presque disparue de la peinture moderne (réalité négative); chez Mélik elle n’a plus de signification religieuse mais elle est sécularisée (réalité masquée) ; ce détail apparaît comme totalement incongru (réalité d’effraction) ; enfin tout est fait pour faire disparaître ce phénomène visuel dans le fond de l’image (réalité spectrale).
« La forme survivante, au sens de Warburg, ne survit pas triomphalement à la mort de ses concurrentes. Bien au contraire, elle survit, symptomatiquement et fantomalement, à sa propre mort : ayant disparu en un point de l’histoire ; étant réapparue bien plus tard, à un moment où, peut-être on ne l’attendait plus ; ayant, par conséquent survécu dans les limbes encore mal définies d’une « mémoire collective ». », G. Didi-Huberman, op. cit., p. 67.
Le « danseur » de Mélik n’est pas plus petit parce qu’il est perdu à l’horizon, mais parce qu’il s’agit d’un emblème de l’âme du peintre au moment de l’émotion, harmonie sentie avec le cheval dans sa réalité « numineuse », cette manifestation du sacré dans un aspect de la nature. Le plus troublant est un détail dans ce détail inaperçu du tableau : la main blanche est disproportionnée  parce qu’elle est dirigée vers le cheval et elle prend l’aspect d’une aile avec ses plumes. MAIN ou AILE ? En tout cas une « visibilité flottante » à l’image du détail analysé par G. Didi-Huberman dans Paysage avec la chute d’Icare de P. Bruegel : « Les petites plumes sont une indication, et même l’unique, de la storia, de la narrativité : c’est la concomitance d’un corps qui s’abîme dans la mer et de ces modestes plumes qui seule, dans le tableau, libère la signification « Icare ». A ce titre, les plumes sont un attribut iconographique du tableau nécessaire pour la représentation picturale de la scène mythologique. Or, si l’on regarde le comme-si, le quasi, si l’on prête quelque attention à la matière, on constate que les détails nommés « plumes » n’ont aucun trait distinctif déterminant qui les « sépare » tout à fait de l’écume que produit, dans la mer, la chute du corps… C’est comme l’écume, et pourtant ce n’est pas cela, tout à fait. Rien, d’ailleurs n’est là tout à fait. Tout est quasiment. Cela n’est ni descriptif ni narratif ; c’est l’entre-deux, purement pictural, pâle, d’un signifié « plume » et d’un signifié « écume » ; autrement dit, ce n’est pas une entité sémiotiquement stable… »,  Devant l’image, « Question détail, question de pan », Gallimard, 1990, p. 284.
                                   
P. Bruegel, Paysage avec la chute d’Icare (détail), vers 1555
Mélik n’est pas un isolé culturel, car même si l’ange (être translucide) est oublié dans la peinture moderne il redevient un symbole poétique aussi bien chez Rilke (1875-1926) que chez Paul Klee (1879-1940). Pour le poète des Elégies de Duino l’ange symbolisait la créature dans laquelle se lisait, déjà réalisée, la transformation du visible en invisible que nous accomplissons dans l’art et l’amour, le passage dans le « cœur » comme « espace intérieur du monde ».
Dans la peinture de Paul Klee (1879-1940) l’émotion est le moment de fusion entre l’homme et la réalité, même dans ses détails  infimes, et le rôle du tableau est de transmettre ce phénomène intérieur lié au passage dans l’invisible. La fonction de la peinture est de faire pressentir cette réalité magique de l’émotion, cet état d’harmonie entre l’homme et la force de la nature. L’image n’est pas une représentation mais un processus symbolique (« L’art n’a pas pour fonction de rendre le visible, mais de rendre visible », 1924, Conférence de Iéna).
 « Chaque tableau, figuratif ou abstrait, renvoie à une émotion initiale, mentale, visuelle, ou tactile ; c’est le «sentir» qui importe », Alain Bonfand, Paul Klee, l’œil en trop, La Différence, 2008.
      Paul Klee, Jardin du sud, 1919, 24x19  cm
                                                                                    

Dans cette conception « métaphysique » de la peinture où le tableau devient autonome parce que les procédés graphiques (couleurs, dessins, abstraction, fusion)  déclenchent le processus de symbolisation qui doit conduire le spectateur à ressentir l’émotion du peintre,  quelle est la signification de l’Ange ? « Les anges de Paul Klee (Ange oublieux, Ange à l’étoile, etc.) voyaient dans l’invisible un degré supérieur de la réalité. Le fragment de réalité mis à nu déterminait leur expression ; l’épithète du titre : « encore féminin », « encore inexpérimenté », « dans la marche », « militants », définissait une typologie, des attitudes. Ces anges étaient les portraits changeants de l’âme du peintre… Leur sourire désespéré, inquiet ou serein, était l’être de l’œuvre », Alain Bonfand, Paul Klee, l’œil en trop, La Différence, 2008, p. 231-235.

Quelques-uns des anges de Paul Klee :

Paul Klee, Angelus Novus, 1920
                                           
                             

Le danseur « angélique » de Mélik traduit le même humour et le même bonheur d’être que certains anges de Paul Klee (Mélik se sentait proche de ce peintre dont il parle dans une lettre à Jean Ballard en 1945; puis en septembre 1947 il écrit à ses parents qu'il vient d'admirer Picasso et l'oeuvre de Paul Klee - 15 tableaux - à l'exposition de peintures et de sculptures contemporaines à Avignon). Mais le symbole de Mélik est moins conventionnel, plus libre que les Anges de Klee.
Nous sommes partis d’un principe formel d’échelle et de répétition, pour aboutir à un tableau final dans l’œuvre de Mélik. Si on dépasse l’impression de tableau non fini, on rentre dans l’univers mental du peintre en suivant le processus de figuration de la force émotionnelle. En effet, les procédés graphiques de ce tableau, « Deux chevaux et un danseur », concordent parfaitement avec sa possible signification psychique, celle de l’émotion heureuse.  Nous sommes parfois capables de surprendre dans le chaos apparent de la peinture de Mélik sa créativité à l’ombre de la «grande inconscience ».