mercredi 13 mai 2015

L’Arcadie de Mélik, entre fauvisme et expressionnisme, par Olivier Arnaud

« On a tenté au XX° siècle d’intégrer aux ressources actuelles les modes et méthodes de réalisation primitives d’images. La gamme expressive a été étendue, afin d’y inclure à la fois régression et raffinement. Je terminerai en évoquant les deux grands artistes du XX° siècle : Picasso, qui joua avec les ressources du style comme avec un grand orgue, se servant des conceptions classiques et primitives selon ce que son esprit lui inspirait ; et Paul Klee, explorateur plus discret des moyens d’expression artistique, qui a tiré des leçons de l’art des enfants, comme il le souhaitait, sans pour autant devenir puéril. Plus on préfère le primitif, moins on devient primitif », E.H. Gombrich, La Préférence pour le primitif (Episodes d’une histoire du goût et de l’art en Occident), 2004, p. 297.


La peinture de Mélik a été un jeu permanent avec des moyens d’expression. Hubert Juin remarquait que la modernité en art met fin à la notion de style qui unifiait un groupe d’artistes ou une époque (André Masson, Musée de Poche, 1963). Cette disparition du style est surtout une variabilité du style chez certains artistes eux-mêmes qui ont changé leur univers intérieur au gré des formes (Miro, Masson, Picasso). Mélik a énormément varié les supports matériels de sa peinture comme les formes expressives. Mais au lieu d’être une instabilité sans lendemain, on retrouve le plus souvent un groupe d’œuvres qui prouve que Mélik recherchait quelles pouvaient être les possibilités créatrices d’un ensemble de moyens (formes, couleurs, supports, etc.), avant d’en aborder un autre. Les deux gouaches sur papier de format moyen en sont un exemple plein de fluidité et d’innocence.
Mélik, Deux nus, 76 x52 cm (gouache sur papier)
Sur la première gouache, deux jeunes femmes nues s’amusent autour d’un point d’eau aux reflets jaunes et bleus. Leur corps aux formes étirées est l’occasion de la fantaisie plastique la plus libre. La simplification permet de multiplier les détails amusant comme les chevelures identiques  mais  de couleur différente (verte ou marron). Au premier  plan les déformations de la jeune femme qui semble assise en équilibre sur ses jambes immenses sont exagérées (cou, jambe). Ses bras semblent projetés vers l’arrière, alors que le petit triangle de son sein semble être passé dans son dos. Elle regarde sa complice qui glisse dangereusement vers l’eau, les bras faisant balancier. Si on reconstitue le mouvement réel on s’aperçoit que la jeune fille du premier plan est en train de sortir de l’eau. Elle fait volte face. Sa jambe gauche est déformée parce qu’elle est en action brusque, ses bras et son sein sont dans la direction de son mouvement rapide. Mais elle se retourne vers l’autre jeune femme qui la regarde aussi. Mélik a représenté une scène sur le vif. Les jambes sont l’expression de ses mouvements instantanés : elles sont cernées par une épaisse ligne verte qui reprend la chevelure de la femme nue du fond. N’est-elle pas en train de freiner sa glissade ? La jambe droite de la jeune femme qui sort de l’eau est déformée par son mouvement rapide dans l’espace, alors que l’autre jambe garde encore sa calme position de l’instant précédent. Quant au paysage il est symbolisé par la couleur pure, avec ses rochers, son ciel, sa verdure. L’ensemble est un scintillement de taches colorées, celui d’un souvenir vivant et non d’une représentation. La vibration de l’air est celle du vert et du jaune.

Mélik, Trois nus, 74 x 52 cm (gouache sur papier)

La seconde gouache a un degré d’unité formelle plus intense. C’est un gros plan sur trois corps de jeunes femmes. Elles sont vues de dos, aux trois-quarts, formant un demi-cercle sur la rive d’un étang. Leurs chevelures noires n’en forment plus qu’une car elles se sont rapprochées pour voir leur reflet commun dans l’eau. Résurgence avec les vibrations de la couleur d'une sculpture de Rodin?

Rodin, Les Trois Faunesses, 1880, collection du musée Rodin

Mélik joue avec les contrastes simples des touches colorées et des lignes. La surface des corps délimitée par de larges cernes noirs, ou verts, est devenue un jeu pour la lumière et tous les dégradés de l’ocre. Au premier plan, le sol est simplifié avec ses lignes épaisses d’argiles rouges ou blanches, puis la verdure du bord de l’eau. La forêt sur l’autre rive est évoquée par la ligne serpentine des troncs qui répètent la silhouette des femmes. Cette réussite de « spiritualité plastique » (expression de Mélik en 1959) vient de la correspondance artistique entre une scène innocente et des moyens d’expression très épurées. Jamais la fusion entre le corps et la nature n’avait été si intime. Mélik réinvente la quête du fauvisme quand la nudité dans la nature devenait le symbole du charme et de l’innocence. La peinture moderne a voulu rompre avec le naturalisme classique qui avait, de toute façon, atteint sa perfection formelle avec la Renaissance. La simplification des formes et la couleur subjective vont autoriser des styles nouveaux auxquels on reprochera le manque d’habileté artistique, la perte du métier. Picasso deviendra emblématique de cette rupture : « Au début je peignais comme les maîtres classiques et j’ai mis tout ce temps pour arriver à peindre comme un enfant ».  Mais comment faire une peinture expressive sans tomber dans l’art brut ? Ce sera le défi des peintres comme Matisse et Picasso de concilier régression technique et raffinement plastique.  « Plus on préfère le primitif, moins on devient primitif », E.H. Gombrich, La Préférence pour le primitif (Episodes d’une histoire du goût et de l’art en Occident), 2004, p. 297.

Avec les deux gouaches insolites de Mélik on pense à l’univers fauve de Matisse et à Derain autour de 1905, mais aussi à l’expressionnisme allemand (le groupe Die Bücke, Le Pont/ Le Passage 1905-1912, en référence à Nietzsche qui voyait dans l’artiste celui qui sort du présent pour inventer l’avenir).
Matisse, Le Bonheur de vivre, 1905-1906, 174x238, Fondation Barnes 
Derain, La Danse, 1906, 185x228cm, Londres 
Les deux tableaux fauves sont à visée allégorique avec de fortes « inharmonies intentionnelles » (Derain). La Danse repose sur un contraste général entre jaune-vert-rouge-bleu. Curieusement les deux gouaches de Mélik scindent ces couleurs pures pour créer deux harmonies colorées (Jaune-vert/ rouge-bleu) de format identique mais complémentaires. Les grands aplats colorés sont remplacés par des touches en mosaïque qui permettent de fondre les formes humaines dans le fond ornemental. Gémellité des gouaches pour leur thème et leur technique, mais différence d’expression par la couleur et la ligne (touches colorées ou lignes colorées/ vert- jaune ou bleu/rouge). Certaines réactions devant ces œuvres de Mélik plutôt non-conformes à sa production la plus identifiable (le style aggloméré) seront négatives. Le flou de l’image, le contraste des couleurs, l’aspect subtilement naïf du dessin pourront déranger. Pourtant Mélik réussit ici, de manière exceptionnelle, à concilier la simplification « primitiviste » et le raffinement expressif, selon la leçon de Matisse, Picasso et Paul Klee. Avec la deuxième gouache Mélik s’inscrit aussi dans un thème iconographique très classique, celui des Trois Grâces qu’il expulse de la tradition pour lui donner sa modernité à la fois subtile et enfantine. Comme tous les peintres avant lui, il transpose dans son univers plastique les trois filles de Zeus, servantes d’Aphrodite, qui parlent à notre mémoire profonde du charme de la Joie, de la Jeunesse et de l’Eclat. Plusieurs tableaux de Mélik s’inscrivent dans les mythes (Les Hespérides, La Fille de Gaïa, Pasiphaé, voir sur ce blog, Un cycle mythologique chez Mélik ?), mais savons-nous si Mélik a repris explicitement la convention picturale des Trois Grâces ? Un petit format récemment vendu est justement une réinvention littérale des Trois Grâces. De manière classique elles dansent en cercle,  autour d’un tissu rouge et ocre qu’elles font tournoyer en leur centre.
Mélik, Les Trois Grâces, 29 x 21 cm, c. 1940, HSB (Hôtel des ventes Méditerranée, janvier 2015)
Raphaël, Les trois Grâces, 1504, 17 x 17 cm, Chantilly/ 
Cranach l’Ancien, Les trois Grâces, 1531, 37x24 cm, Le Louvre
Mélik en fait une scène entièrement profane, sans visée symbolique, où dominent l’ironie et la légèreté dénuées de sensualité. Ici, la matière est épaisse, et nous n’avons rien de la transparence aqueuse des trois jeunes filles de la deuxième gouache. Le mode d’expression est une réplique lointaine et amusée de la tradition romantique revisitée par Cézanne dans sa période dite « couillarde» (1861-1877), celle de la peinture en pleine pâte pour des scènes érotiques et violentes. Avec Une moderne Olympia, qui change une scène équivoque en image crue, Cézanne répondait au tableau de Manet.  Les déformations expressives  et la danse tournoyante des touches exagéraient la tradition romantique de Delacroix pour mieux nier l’élégance toute picturale de Manet (voir, Philippe Dagen, Cézanne, Flammarion, 1995).
Cézanne, Une moderne Olympia, 1873-1875, 56 x 55 cm
 Tentation de saint Antoine, 47 x 56 cm, c. 1877, Musée d’Orsay
Avec ses Trois Grâces, probablement au début des années 1940, Mélik s’amuse à son tour avec ces trois jeunes corps nus aux contours flous et à la pâte épaisse. Le profil de droite devient expressionniste avec son œil au trait noir et sa chevelure réduite à deux taches rouges. Entre fauvisme et expressionnisme, quelles seront les voies de la peinture de Mélik ?
Mélik, Homme à la fenêtre,  HSB, c. 1938, 31 x 26 cm, collection particulière
Si Mélik a toujours dit son admiration pour Matisse et Derain pour leur courte période fauve (1900-1914), il ne parle jamais de l’expressionnisme comme tel, même si sa peinture y est parfois rattachée. De toute façon entre le fauvisme de 1905 et l’expressionnisme allemand de 1910 l’influence aura été réciproque et équivoque. « Si Matisse fut considéré très tôt comme un grand représentant d’une culture picturale française inaccessible, comme l’inventeur d’harmonies chromatiques purement sensorielles, il apparut en même temps et précisément pour cette raison comme le protagoniste un peu suspect d’un hédonisme presque inadmissible », C. Schulz-Hoffmann, « Sur l’influence des Fauves en Allemagne, 1905-1912 »,  in catalogue d’exposition, Le Fauvisme, éruption de la modernité en Europe, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, octobre 1999 – février 2000. Inversement en 1913 et 1914 Matisse s’approprie des modes d’expression proches de l’expressionnisme allemand qu’il avait influencé dix ans auparavant au moment où il durcit son archaïsme pictural avec le Portrait de Madame Matisse (1913) et le Portrait de Mademoiselle Yvonne Landsberg (1914).
Portrait de Mlle Y. Landsberg, 1914, 147x97 cm
Portrait de Mme Matisse, 1913, 146x97 cm
Le basculement aurait pu s’opérer et Philippe Dagen écrit : « Aucune sculpture nègre n’est environnée des courbes qui, sur la toile, construisent la figure. Aucune ne présente la dissymétrie du visage que Matisse aggrave en recouvrant de noir l’une des joues, alors que l’autre demeure comme balafrée de rouge sale et de gris. Et néanmoins, l’archaïsme expressif est à son paroxysme de tension, près de se changer en un expressionnisme archaïsant qui ferait de Matisse, le temps d’une toile, l’alter ego de Kirchner et Schmidt-Rottluff », dans Le peintre, le poète, le sauvage. Les voies du primitivisme dans l’art français, 2010, p. 486.   
                                       Karl Schmidt-Rottluff, L’Eté-Nus en plein air, 1913
Loin de l’hédonisme par la fusion de la femme et de la nature, Mélik a pu également se rapprocher d’une atmosphère sombre par la couleur et le mouvement  des corps. Une huile sur carton récemment rendue publique pourrait relever de l’expressionnisme au sens strict. Elle peut être liée au séjour à Marseille (1932-1934) puisqu’elle associe un groupe de cinq femmes nues sur du sable face à la mer. C’est une scène nocturne éclairée par une pleine lune (?). Sur une surface réduite Mélik évoque, dans ce qui semble être une étude de l’intensité des expressions et des mouvements, tout un univers psychique au moyen de figurations étranges. Il s’agit d’une peinture exécutée rapidement avec une grande variété d’ocres et de bleus, une pochade où toute la précision du peintre se concentre sur les visages.
Groupe de nus en mouvement, c. 1934, 28 x42 cm, HSC (vente Drouot, 2014)
 Au premier plan, à gauche, le corps de profil au dos incliné à angle droit avec la jambe, paraît courir pour sortir de cette vision inquiétante. Son corps raide en mouvement mécanique évoque un mannequin doué de vie. Son visage devenu gris fait de ce corps « un jouet d’horreur » (G. Bataille («L’Apocalypse de Saint-Sever », Documents, mai 1929). Derrière cette femme-mannequin on voit une autre femme au regard noir et intense qui nous fixe. Elle vient de tourner sa tête et ses cheveux noirs se déploient dans l’espace. Les traits de ces deux têtes sont des lignes anguleuses des yeux jusqu’au nez. Le buste est penché vers l’arrière de sorte que les deux corps dessinent un triangle. Dans ce vide on distingue au fond une troisième femme au profil calme qui paraît étrangère à la scène qui se joue au premier plan. Au centre de l’image, une femme nue est tournée vers la droite. Son visage est réduit à deux points noirs pour les yeux et un trait pour la bouche. A gauche, la cinquième femme lui fait face,  son visage en pointe est plus animal qu’humain. 
C’est peut-être par ce genre d’images que Mélik approche le plus de l’expressionnisme lors de cet « exil » difficile à Marseille (rupture familiale, pauvreté, peinture réaliste des milieux populaires). Dans cette autre huile sans doute contemporaine (Marseille 1932-1934), le travail graphique et coloré est beaucoup plus soigné.  Le tableau est très lumineux, et il se présente comme un exercice qui donne à voir le processus de production de l’image. En effet, les cinq femmes rayonnantes sont exécutées en suivant les degrés d’une combinatoire du dessin et de la peinture (du simple croquis au corps peint en totalité). Derrière la sérénité apparente, l’image a sa profondeur psychique. Mélik a figuré un homme démesuré derrière le bâtiment à arcades. Il regarde et se cache, et le groupe lumineux des femmes bascule dans l’inquiétude du désir et le paradoxe du peintre qui veut voir sans être vu. 
Mélik, Groupe de Cinq femmes, 32 x 38 cm, collection particulière
Dans sa peinture Mélik limite l’expressionnisme comme si le but pour lui n’était pas l’expression subjective et sociale du monde réel (révolte, solitude, angoisse). Ce qui l’intéresse c’est ce rapport étrange de l’homme avec lui-même, à travers les êtres différents de soi. En ce sens la Femme, sa nudité comme son visage, correspond à la plus grande opacité. Dans cette mesure Mélik est bien dans le sillage du surréalisme d’André Breton. « Il y a un monde intérieur qui est en moi, qui compte pour beaucoup. Le monde qui est en moi, je l’exprime, d’autres l’expriment, il s’extériorise. Il est aussi complexe que l’univers. Un grain de poussière n’est pas simple, détrompez-vous. Il porte autant de complexité que l’univers tout entier… Je côtoie le surréalisme mais je reste nietzschéen », E. Mélik, « Surréalisme nietzschéen », 1937 (archives J.M. Pontier). Pour les modes d’expression graphique et pictural Mélik pratique la rigueur et la simplification. Il n’y a guère d’outrance et de déformation, et la profondeur de l’image tient à des rapports plus subtils et jamais répétitifs. Si sa peinture est expressive c’est au sens de Matisse et non d’Egon Munch, de Soutine ou de Kirchner : « Ce que je poursuis, par-dessus tout, c’est l’expression… L’expression, pour moi, ne réside pas dans la passion qui éclatera sur un visage ou qui s’affirmera par un mouvement violent. Elle est dans toute la disposition de mon tableau : les corps, les vides qui sont autour d’eux, les proportions, tout cela y a sa part», Matisse, Notes d’un peintre, 1908.

Dans le tableau suivant, la subtilité des couleurs du bleu à l’orange et du dessin contrastent avec la violence de la scène qui est dissimulée. Aucune déformation n’impose la lecture de l’image qui doit être déchiffrée peu à peu par chacun (voir, « Peindre, mais quoi ? », sur le blog). Scène de souffrance noyée dans la pure couleur ?
E. Mélik, Jeune fille, c. 1965, 22x24 cm, collection particulière.
On pourra dire que ce quatrième et dernier dessin très coloré d’une femme nue au corps cerné de noir en compagnie d’une autre femme nue sous sa robe transparente évoque le music hall à la façon de l’expressionnisme allemand. Ce graphisme et ces couleurs vives (vert, bleu, rouge) sont plutôt inhabituels chez Mélik. Tout est dans le contraste graphique entre les deux femmes, et le visage rayé de noir de la première rappelle le profil d’une de ses Trois Grâces. Le nez est devenu un triangle noir.
Mélik, Deux femmes nues, Fusain rehaussé à l’huile, 46 x 29 cm (avant 1962, avec annotation manuscrite de Mélik au dos)
Derain, La Danseuse (Prostituée au toupet roux), 1906-1907, HST, 100 x 81 cm, Copenhague

 Le dessin de Mélik est en résonance avec les couleurs du grand format de Derain, La Danseuse, rouge-bleu-vert, avec ses lignes noires pour le corps. L’image de Mélik est un dessin dont la rapidité du trait est celle d’un spectacle de cabaret. Chez Derain comme chez Mélik, les couleurs sont des transpositions expressives.
    L’œuvre graphique de Mélik reste à explorer dans ses rapports avec sa peinture. Mélik a-t-il pratiqué la technique du dessin préparatoire ? Pourquoi le dessin est-il si souvent laissé visible à côté ou sous les rehauts de couleurs ? L’ajout de la couleur passe par des touches rapides, des aplats incomplets ou des éclaboussures. Mélik n’a-t-il pas dépassé « le partage traditionnel des rôles entre le dessin (stade de la conception) et la couleur (chargée de l’effet physique) »? (R. Labrusse).  Et c’est ce dépassement qui l’inscrirait dans le sillage du fauvisme. Dans les deux étranges gouaches dont nous sommes partis Mélik a dépassé l’opposition entre la ligne et la touche colorée, entre la figure et le fond. Il ne s’agit plus de dessin mais pas vraiment de peinture. Les touches colorées et les lignes sinueuses finissent par tracer sous nos yeux une vision d’harmonie, une composition d’imagination. L’image fluide semble purement spontanée, les corps sont déformées sans violence comme si la ressemblance ne comptaient plus pour cette fusion visuelle entre la nature et les jeunes corps nus. L’identité de ces gouaches n’est-elle pas d’abord dans le rapport des couleurs (vert/jaune  et bleu/rouge) ? « Il y a toujours harmonie dès que les tons s’expriment les uns par les autres et que leur somme est un ensemble absolu », Matisse, Notes d’un peintre, 1908.
« En somme, c’est affirmer cette tendance qui fait de la couleur une nouvelle matière dans laquelle on transpose comme dans du marbre ou du bois qui se décompose en différences logiques », Derain, Lettre à Matisse (cité par R. Labrusse, Matisse-Derain. La vérité du fauvisme, Hazan, 2005).
La diversité des modes d’expression de Mélik, comme les relations complexes entre sa pratique du dessin et sa pratique de la peinture nous interrogent sur ce qu’il pouvait bien attendre de la production d’images. Selon Rémi Labrusse, le fauvisme n’est pas d’abord un nouveau style mais une nouvelle condition pour l’image qui n’a plus à être reflet de la réalité mais foyer d’énergie expressive. Les dessins de Mélik sont troublés par des touches de couleur, comme s’il s’agissait de suggérer ou de brouiller une image plutôt que de la compléter et de la finir. C’est un monde dans son moment d’engendrement, dans son moment d’apparition dans l’esprit de l’artiste et du regardeur (« l’émotion perceptive » selon Matisse). Ce n’est même plus une représentation fortement expressive  et transposée de la réalité comme chez Matisse et Derain en 1905-1906, mais un monde en soi de couleurs et de formes -  à peine des figures - qui deviennent étrangement les nôtres. Et si Mélik avait évité l’expressionnisme pour pousser plus loin la révolution fauve de l’image ?
« Pour Derain et Matisse le fauvisme n’a pas été l’invention d’un système, la redéfinition de catégories, mais une sortie hors des catégories », Rémi Labrusse, op. cit.

 Olivier Arnaud