samedi 4 avril 2020

MELIK, 1946, Dessins de nus

        « Le style doit être tenu, non pour une affaire d’élégance ou de pure et simple histoire de l’art, mais pour « le symptôme d’un état de choses essentiel » - une « chose de l’être » visuellement manifestée dans une mise en catastrophe des « formes académiques » par des « formes démentes », G. Didi-Huberman, La ressemblance informe ou le  gai savoir visuel selon G. Bataille, Macula, 1995, p. 335.



 1946 a été une période charnière dans la vie et l’œuvre de Mélik. Deux dessins datés de cette année montrent sa créativité et l'évolution de son esthétique. Notamment dans la pratique du dessin qui semble avoir joué un rôle expérimental tout au long de sa vie. Le premier dessin représente trois figures-bustes de nus sur un fond  noir. Mélik a utilisé toute une gamme de gestes (technique mixte). Le second dessin  représente un corps féminin très linéaire sur fond clair, avec des taches aléatoires  de couleurs. Mélik s'est concentré sur le mouvement d'une longue chevelure rouge qui tournoie.

     Rien de plus dissemblable que ces deux dessins dans leurs expressions et leurs moyens techniques. Mais par chance la date rapproche ces deux œuvres. Fait exceptionnel qui permet une approche plus fine de la chronologie de la production artistique de Mélik. Il semble qu'il ait assez volontiers daté ses dessins (en tout cas plus fréquemment que ses huiles). Pourquoi ? Cela confirme en un sens le côté expérimental de cette recherche graphique, soubassement de son œuvre. Dater c'est inscrire dans une trajectoire d'imprévisibilité, faire surgir des possibilités insoupçonnées, se laisser surprendre par la rapidité du trait. Nous allons regarder quelques détails de chacun des dessins afin de souligner l'inventivité de Mélik dans le milieu artistique de l'après-guerre. Un moment où émerge une nouvelle génération d'artistes. Sur le devant de la scène Francis Bacon, Jean Dubuffet, Jean Fautrier et Pierre Soulages s'ajoutent à Matisse, Joan Miro et André Masson.

Edgar Mélik, Trois nus sur fond noir, 80 x 109 cm, 1946, Huile sur papier, collection particulière


Il s'agit d'une oeuvre puissamment graphique où coïncident la forme innovante et le contenu fascinant. On est proche du symbolisme expressionniste de Klimt (1862-1918), ou plutôt Egon Schiele (1890-1918) pour la noirceur de l'iconographie. La ligne cursive  trace les contours de ces figures. Les surfaces libres sont ensuite parcourues de taches et d'ondes colorées. La représentation suscite un mélange inquiétant de beauté et d'effroi. Trois visages très différents alors que la méthode graphique est la même. Des visages émaciés parcourus de reflets rouges, aux lèvres brillantes. Mais aussi trois bustes pris dans des relations complexes en raison des  attitudes réciproques de ces femmes. Les corps nus s'enchaînent de manière très expressive, disposés en diagonale, d'où  des recoupements qui créent un onde charnelle et plastique. Une arabesque extrêmement habile.

Une tête douloureuse parfaitement expressive grâce à quelques traits noirs pour les sourcils, la ligne des lèvres et le nez. Le visage est souligné par un trait noir. La chevelure disparait dans le noir, réduite à quelques filaments de couleurs absorbés dans le fond. L'incertitude de l'aspect général de cette tête fait de chacun de nous le producteur inquiet d'un crâne rasé. Les yeux sont des taches noirs. Ces deux signes (absence de cheveux/taches à la place des yeux) induisent une impression pénible qu'on a du mal à combattre  : les rougeurs qui parcourent ce visage évoquent-ils une violence subie ?


Le second visage est dessiné de profil car cette femme regarde sa compagne en arrière. Le principe du fond noir fait de chaque portrait une silhouette. Mélik a joué sur la transition en traçant une bande blanche tout autour qui isole et électrise ce qui pourrait être un regard d'humanité. Le visage est moins douloureux parce que les traits sont presque élégants (courbe classique du nez, les yeux sont entrouverts, les cheveux bien présents, etc.). C'est un visage humanisé par son regard pour l'autre femme.
























 La troisième figure est totalement différente. Elle appartient à un être plus jeune. La représentation est moins réaliste mais paradoxalement cette présence est presque familière. C'est un petit visage vu de face avec de grands yeux vides. Il est enveloppé par une immense chevelure noire qui descend sur ses épaules. Mélik a tracé une magnifique ligne blanche sur le pourtour. La peinture devient indice d'un geste.


Si on veut saisir la complexité de la structure d'ensemble il faut se focaliser sur les bustes et leurs mouvements réciproques. C'est la vie intense du travail spontané de Mélik qui se révèle.
Une frise charnelle des plus troublante qui manifeste l'unité de la composition. Mélik n'a pas juxtaposé des corps, il les relie dans un mouvement linéaire parfaitement organisé (une arabesque expressive dont Joan Miro est l'inventeur vers 1925).


Les corps se recouvrent partiellement et les lignes de recoupement sont épaissies ou amincies pour créer une ondulation graphique. Toutes les fonctions sont possibles : simples traits pour suggérer un pli du corps, tension du poids (les seins) ou limite sinueuse et horizontale  d'un possible vêtement  (à l'extrême droite sur le corps de la jeune femme). On devine une main posée sur la hanche, ou l'arc d'un bras dans l'ombre. Les surfaces exhibées de ces corps forment une seule peau vibrante grâce au passage rapide du pinceau qui crée l'illusion d'une membrane verte maculée de taches rouges, de zones noires ou de traces blanches (reflets d'une lumière extérieure bien improbable).

La Femme qui nous fait face est la seule à la poitrine dénudée. Mélik a peint toute sa vie des nus féminins. Cette pratique a été initiée au cours de brèves formations dans les ateliers libres qu'il fréquentera à Paris à partir de 1928 (académie Ranson, académie Lhote et académie scandinave). Il conserve ce genre très codifié à Marseille en 1932 (témoignage du peintre Raymond Fraggi) et surtout, chez lui à Cabriès à partir de 1934 jusqu'à pratiquement la fin de sa vie. On dispose du témoignage d'un jeune habitant de Cabriès, qui livrant une bouteille de gaz à Mélik le surprend avec une femme nue qui pose sur le piano. Ce devait être vers 1970 (voir Edgar Mélik. Témoignages, 2000, Editions du musée).
Le dessin ci-dessous représente une femme nue qui danse sur une scène avec à ses côtés une femme  légèrement vêtue, avec cigarette et petit chapeau noir. Il évoque l'atmosphère d'un cabaret des années 1950. Le fond est particulièrement ingénieux. Il s'agit bien du même artiste qui savait varier considérablement les techniques en fonction de l'expression recherchée. On a ici deux versions affectives et décoratives tout à fait opposées, et néanmoins séparées de peu d'années (1946/c.1950).   
Edgar Mélik, Scène de cabaret, Dessin rehaussé d'huile, c. 1950, 46 x 29 cm, collection particulière

La deuxième femme est centrale, pas seulement dans l'espace et pour la signature de Mélik avec la date, mais surtout par la complexité des lignes. Ses seins sont cachés par un mouvement dans l'espace difficile à reconstituer. Elle tourne le dos à la troisième femme, son épaule gauche est relevée mais elle se déforme pour lui jeter un regard. On voit donc la ligne de son dos et ses hanches.



La forme de ce buste est virtuelle comme un mouvement lent qui déplace simultanément les parties du corps (transformation et non déformation). La peinture est capable de représenter le temps et donc la décomposition du mouvement avec des transformations induites. Picasso a depuis longtemps représenté le même visage de profil et de face. Et les transparences virtuoses de Picabia jouent sur les mêmes illusions dynamiques dans les années 1930.



Francis Picabia, Transparences, c. 1930






















Mélik a laissé plusieurs dessins qui prouvent que ce type de questions formelles l'intéressaient. Car les distorsions chez ces artistes ne sont jamais gratuites, ni surtout spontanées. Elles obéissent à une logique visuelle qu'il faut admettre. Par exemple ce très beau dessin nerveux sur fond vert représente la transformation éphémère d'une tête. C'est comme si tout ce volume se déformait par translation des parties, effaçant la distinction entre humain et animal. La peinture défie la vision naturelle. Elle déstabilise l'image rassurante du corps, et surtout de la tête humaine (sur la différence entre tête et visage, voir A. Giacometti). Le fond culturel n'est pas seulement le cubisme de Picasso, mais aussi les innovations de Joan Miro dans les années 1930 éclairée par les textes de Georges Bataille sur la notion de l'informe. Cette notion n'est pas une catégorie esthétique (le laid contre le beau) mais "un terme servant à déclasser, exigeant généralement que chaque chose ait sa forme." (G. Bataille,1929, cité par Rosalind E. Krauss, "Miro  la séduction du bas." (catalogue, Joan Miro, la naissance d'un monde, Centre Pompidou, 2004).

Edgar Mélik, Femme sur fond vert, Dessin avec rehaut, 24 x 17 cm, collection particulière


Mélik multiplie les asymétries. Par exemple l'épaule à droite est surélevée par rapport à l'autre qui semble disparue dans le mouvement de torsion du corps. Mais il y a cette étrange forme bleue qui reprend exactement le dessin de l'épaule. Le contour bleu se prolonge sur le le corps pour suggérer le profil d'un sein. De l'autre côté un segment de cercle rappelle une forme qui a déjà changé sa position. Tout est décalé et en mouvement, et le dessin complexe des lignes ne doit rien au hasard.



La troisième Femme est une apparition détachée d'une céramique archaïque. Figure rouge sur fond noir des poteries grecques du VI ° siècle avant notre ère ? Le pinceau a tracé une ligne blanche et sinueuse qui déstructure la forme pour la salir comme l'aurait un enfant turbulent ( les toiles de Joan Miro ont "l'air moins peintes que salies" écrivait Michel Leiris en 1929).


Le corps est à l'image du visage au regard d'autant plus troublant que les yeux sont vides  comme dans les portraits de Matisse qui s'inspirait des masques africains au début du XX° siècle. Ce fauvisme de l'instabilité que Mélik aimait. Les longues nattes sont nerveusement hachurées. Ce corps est parcouru de reflets rouges et de griffures noires. Si Mélik altère le corps et utilise toutes les marques du geste brusque (les indices d'un passage violent) il ne renonce pas au signe d'une élégance séductrice. Une ligne sinueuse suggère les seins ou la frange d'un léger vêtement.

Un aspect moins connu de la technique de Mélik est l'inclusion de la tache qui salit plus qu'elle ne peint, pour reprendre les mots de Michel Leiris. Par exemple, le bras de la jeune femme est hachuré avec nervosité (indice plutôt que ressemblance à quoi que ce soit). Le plus déstabilisant est la tache noire en bas qui éclabousse le bras, avant la coupure du cadre. Ombre ou projection matérielle ?


Enfin la zone des seins est parsemée de taches blanches qui accrochent de manière bien aléatoire la lumière sur ce fond noir. Peinture abstraite ou gestuelle ? Le tachisme est art expérimental dans l'après-guerre. Dans ses entretiens à la presse Mélik nomme quelques fois les peintres contemporains  Soulages (né en 1919) et Mathieu (1921-2012) parmi ceux dont le travail l'intéresse.  Mélik intégrera l'abstraction tachiste dans sa peinture figurative (dans les marges ou plus subtilement dans les formes du corps).
Faites l'expérience de regarder de près un œil peint par Mélik, il n'a pas de ressemblance, c'est une abstraction.


 Mélik a parfaitement intégré la crise de la peinture des années 1930 (quand Miro voulait détruire la peinture, c'est-à-dire le cliché) en donnant toute sa valeur expressive à la salissure, à la tache, au graffiti qui s'inscrivent dans l'horizon d'un "écrasement de l'anthropomorphisme" (voir G. Didi-Huberman, La ressemblance informe ou, Le gai savoir visuel selon Georges Bataille, 1995).

"Affirmer que l'univers ne ressemble à rien et n'est qu'informe revient à dire que l'univers est quelque chose comme un araignée ou un crachat.", G. Bataille, Informe, dans la revue Documents, 1929.

F. Picabia, La Sainte Vierge, 1920, revue 391 (Paris)

J. Miro, Tableau, 1930, collection particulière


























En grossissant la matière peinte on voit de près la matérialité du geste du peintre. Peindre n'est plus donner un aspect immatériel aux formes idéalisées de la Création mais déposer de la peinture en tant que matière.
Bien avant d'avoir rendu sa matière granuleuse vers 1955 pour sacrifier la surface lisse (dans les pas du matiérisme de Jean Dubuffet, Jean Fautrier et du dernier Picabia) Mélik a utilisé d'autres techniques pour dresser la matière contre la forme. Outre la tache qui dévore la forme et la fait voler en éclats, il y  a le fragment de matière. Accident de la peinture quand le pinceau vrille sur sa courbe, à maintenir...comme indice de pression et de vitesse d'un geste.




Enfin les zones d'abstraction chez Mélik sont souvent sublimes justement parce qu'elle sorte de l'ordre mimétique. Dans ces zones abstraites la couleur vit pour elle-même. Mélik va de plus en plus combiner la figure humaine et des zones de peinture pure, toujours coordonnées. Ainsi ce rectangle bleu est une structure colorée, réplique abstraite de l'épaule absente. Tache verte encadrée d'un pourtour bleu dont l'épaisseur varie, il attire le regard comme un cristal de matière pure.



 Réussite exceptionnelle et hapax (un cas unique) dans la production de Mélik, il sera difficile de trouver d'autres figures humaines sur fond noir. Mais le second dessin va confirmer autrement l'émergence de la trace, de la tache, des zones de brouillage dans l'image de Mélik. en cette année 46.

Edgar Mélik, Nu debout, Dessin avec rehauts, 49 x 21 cm, 1946, collection particulière

Le dessin au trait noir est parfaitement iconique. On reconnaît une jeune femme nue qui s'avance, les bras repliés sur ses seins pour faire tournoyer sa longue tresse rouge dans son dos. C'est la peinture (la matière peinture) qui va déranger le dessin et déstabilise l'image, dès lors plus salie que peinte (voir Michel Leiris).
C'est sur le centre du corps que les taches se concentrent. Couleurs chaudes superposées avec leurs coulures, elles ont la vertu de nous mettre directement en contact avec le geste manuel de Mélik. On remonte le temps pour être au plus près du coup qui a laissé sa marque spontanée. Alors que le dessin reste sous le contrôle de l'esprit (pas d'automatisme graphique comme chez André Masson), nous sommes dans un autre registre de la peinture.







Tache rouge sur tache orange bordée de blanc ou zone marron sous une tache jaune avec l'éclat d'un halo rouge. Autant de chocs successifs.
Que fait Mélik ? La théorie moderne des signes (la sémiologie, voir R. Krauss, "Miro : la séduction du bas", 2004) identifie l'icône qui est liée à son référent par la ressemblance plus ou moins exacte (c'est le fonction du dessin), le symbole qui appelle un référent par convention (les mots, un drapeau, une allégorie) et enfin l'indice dont le sens est invariablement "un tel était ici", "j'étais ici" (le graffiti, l'empreinte, la photographie comme instantané, le ready-made).
Ce qui est nouveau chez Mélik en 1946 c'est ce rapport à la peinture qui n'assemble plus des formes colorées (comme chez Georges Rouault, 1871-1958)  mais qui sert à attaquer et brouiller la forme. Pour créer de l'informe.

C'est au niveau du visage que la violence de ce procédé sera la plus fortement ressentie parce que Mélik sait très bien qu'il s'attaque à la Figure humaine, à cette part spirituelle du corps. La face humaine est méconnaissable mais on devine le visage dessiné lors de la première Figuration et maintenant méconnaissable après la deuxième Figuration. Si on pouvait utiliser une radiographie de cette peinture on pourrait voir le visage dessiné, sans doute harmonieux, qui a été "défiguré" (un autre cas existe, où Mélik a juxtaposé les deux figurations sur le même visage).  Les traces de matière ne sont pas aléatoires sur cette surface minime mais chargée de sens. Elles traduisent les impulsions du visage qui se secoue violemment pour faire tournoyer la tresse rouge . "La Figure éprouve un devenir- animal", comme G. Deleuze l'écrit au sujet de quelques portraits de Francis Bacon. Il est évident que Mélik a été sensible à cette confusion qui n'est pas celle de l'invention de monstres (comme chez les surréalistes) mais cette inquiétude pour le visage visage humain devenu soudain étrange.


On sait déjà que Mélik "déforme", le corps (comme celui de la Femme au centre sur fond noir) et  qu'il "déforme" aussi la Figure (Femme de dos sur fond vert). Mais comme il ne représente aucune scène violente, on devrait parler d'une transformation visuelle sous l'effet d'un mouvement physique (sur la différence entre déformation et transformation, voir G. Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, 1981, p. 59).
A la même époque c'est Francis Bacon (190961992) qui développe systématiquement cette technique du flou qui est aujourd'hui sa marque de fabrique. "Les têtes sont toutes préparées pour recevoir ce grand procédé de nettoyage local, avec chiffon, balayette ou brosse, où l'épaisseur  est étalée sur une zone non figurative... Le flou est également obtenu par des marques libres et des gestes irrationnels." (idem., p. 15).

Francis Bacon, Tête, 1946


Francis Bacon, Tête VI, 1949



















La technique est beaucoup plus soigneuse chez Bacon mais  il y a un courant propre à cette l'époque à laquelle Mélik appartient. Chacun de ses artistes se singularise mais ce besoin de développer des techniques qui agressent l'image est commun. La matérialité de la peinture, sa texture qui brouille le Figure humaine se retrouve aussi chez Jean Dubuffet (1901-1981), au même moment. Il exhorte les artistes à "Se nourrir des irruptions, des tracés instinctifs. Respecter les impulsions, les spontanéités ancestrales de la main humaine quand elle trace des signes." Ce n'est pas la perfection de l’œuvre qu'il faut viser, sa propreté soigneuse mais un mixte de contrôle et d'accidents :
"On doit sentir l'homme et les faiblesses et maladresses de l'homme dans tous les détails du tableau... De même que les hasards propres des matériaux employés, les hasards de la main doivent aussi paraître." (citations données dans le catalogue, Francis Bacon, La France et Monaco, 2016).

J. Dubuffet, Michel Tapié soleil, 1946


J. Dubuffet, Francis Ponge et son pré, 1946





















Certes on ne peut pas vraiment rattacher Mélik à l'art brut. Il était trop sensible à la peinture de Matisse, de Bonnard et de Derain pour cautionner la table rase de Jean Dubuffet (L'art brut préféré aux arts culturels, 1949). Mais il a probablement assisté à la très fameuse exposition de ce peintre en mai 1946 (Mirobolus, Macadam et CIe, Hautes Pâtes), galerie Drouin en compagnie de l'écrivaine Christiane Delmas (voir sa lettre à Jean Follain, du 31 mai 1946, IMEC. A cette époque elle fréquente Edgar Mélik qui passe beaucoup de temps à Paris. Elle consacrera un remarquable roman à clé à cette amitié tumultueuse, L'invisible Tiers, 1962).

La démarche gestuelle de Mélik en cette année 46 se rattache assez bien à ce qui se passe chez Francis Bacon. Chez ce peintre britannique on distingue deux phases, la première figuration qui est d'ordre mimétique (le dessin, le contour de Mélik trahit la maîtrise du trait), puis la deuxième figuration qui vient détruire la ressemblance. G. Deleuze analyse cette confrontation, celui du visible et celui du manuel :
"En quoi consiste l'acte de peindre ? Bacon le définit ainsi : faire des marques au hasard, nettoyer, balayer ou chiffonner des endroits ou des zones (taches, couleurs); jeter de la peinture, sous des angles et des vitesses variés. Or ces actes supposent qu'il y ait déjà sur la toile (comme dans la tête du peintre) des données figuratives. Ce sont précisément ces données qui seront démarquées, ou bien nettoyées, chiffonnées ou bien recouvertes par l'acte de peindre. C'est comme le surgissement d'un autre monde... Ces marques manuelles presque aveugles témoignent donc de l'intrusion d'un autre monde dans le visuel de la figuration. Elles soustraient pour une part le tableau à l'organisation optique qui régnait déjà sur lui, et le rendait d'avance figuratif... c'est comme une catastrophe  survenue sur la toiles, la main du peintre s'est interposée pour secouer sa propre dépendance et pour briser l'organisation souveraine optique : on ne voit plus rien, comme dans une catastrophe, un chaos."
On aurait tort d'interpréter ce conflit, transposable à certaines oeuvres de Mélik, comme étant simplement négatif parce qu'il déçoit notre esthétique et nos habitudes :

"Le diagramme est bien un chaos, une catastrophe mais aussi un germe d'ordre ou de rythme. C'est un violent chaos par rapport aux données figuratives, mais c'est un germe de rythme par rapport au nouvel ordre de la peinture : "il ouvre des domaines au sensible" dit Francis Bacon. Il n'y a pas de peintre qui ne fasse cette expérience du chaos-germe où il ne voit plus rien, et risque de s'abîmer : effondrement des coordonnées visuelles. Ce n'est pas une expérience psychologique, mais une expérience proprement picturale, bien qu'elle puisse avoir une grande influence sur la vie psychique du peintre.", Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, p. 94-95.


Qui douterait que Mélik tente une expérience picturale de cet ordre en troublant l'ordre du dessin de taches et des zones abstraites ? C'est ce parallélisme des démarches chez Mélik et Bacon qui inscrit le peintre de Cabriès dans sa génération, cette réplique au sens sismographique de Miro et quelques surréalistes des années 1930. D'autant plus que rien ne laisse supposer que Mélik ait vu des toiles de Bacon juste après la guerre. En tout cas, après 1946, d'autres œuvres de Mélik vont amplifier ce que Gilles Deleuze appelle "le diagramme, cet ensemble opératoire de traits et de taches, de lignes et de zones."
Edgar Mélik, Tête composite, HST, 105 x 78 cm, collection particulière


Edgar Mélik, Tête, HSC, 25 x 15 cm, collection particulière


En 1946, Mélik poursuit dans d'autres zones du dessin sa deuxième figuration qui vient brouiller l'ordre visuel. La tête de la jeune fille a été nettoyée par un geste qui efface toute ressemblance, un "devenir-animal". Expérience avec la propriété la plus intime de la peinture (l'indice, le matériel, la texture soustraits à l'ordre optique). Mais est-ce qu'il y a aussi une autre expérience intérieure celle-ci ? En 1943 Georges Bataille avait publié son livre, L'expérience intérieure où s'inscrivent la folie, le sacré, le tragique et l'érotisme. Est-ce que l'effacement de cette Figure du nu pourrait obéir à une impulsion automatique ? Ce serait alors l'expérience psychique du peintre avec cette part d'inconscient liée à la pulsion sexuelle et à la nudité de la femme.




















L'historien anthropologue de l'art, Jean Clair, après avoir rapproché le latin vultus (figure au sens d'expression) et vulva (le sexe féminin) note un interdit très archaïque, celui de représenter sur la même image le visage et le sexe :
"L'impossibilité de figurer de manière simultanée et ce qui représente en l'homme sa part spirituelle, c'est-à-dire son visage, et sa part animale, c'est à dire son sexe... Il n'existe pas d'exemple en art, des statuettes féminines du paléolithique jusqu'aux œuvres les plus récentes de notre culture, de représentation humaine qui associe et la figuration d'un visage et la figuration du sexe féminin... L'un des tableaux que possède Orsay, au titre apocryphe de l'Origine de Monde, confirme la règle : l'exhibition de ces chairs n'est possible qu'au prix de l'occultation du visage de la belle étendue. Nombre d'artistes contemporains, tel Lucian Freud, ont obéi à cet interdit.", J. Clair, "L'autoportrait au miroir absent", Les cahiers de médiologie, 2003/1.

Ainsi ce nu si étrangement beau inscrit Mélik dans le temps court mais intense de la peinture de la catastrophe (Miro, puis Bacon) et dans le temps long des interdits de l'inconscient.
Mais Mélik ne renonce jamais à une forme d'élégance dans ce chaos de la non-violence. Il est important de voir à quel point Mélik ne peint pas la violence de l'humain (l' expressionnisme ou les distorsions cubistes des portraits de Picasso) mais la violence de la peinture.
Ce que Gilles Deleuze applique à l’œuvre de Francis Bacon concerne aussi la peinture de Mélik : "Ce n'est pas une hystérie du peintre, c'est une hystérie de la peinture. Avec la peinture, l'hystérie devient art. Ou plutôt avec la peinture, l'hystérie devient peinture... L'abjection devient splendeur, l'horreur de la vie devient vie très pure et très intense.", idem, p. 50 (hystérie désigne ici un excès d'existence. Mélik, lecteur de Nietzsche, écrivait en 1932 : "Or, l'humain en art ne peut être le produit que d'un excès - excès qu'auront créé un refoulement ou, au contraire, une extension inusuelle du désir." cité par Hubert Juin, Edgar Mélik ou la peinture à la pointe du temps, 1953, p. 45).

La jeune femme est saisie au moment où elle joue dans la plus pure inconscience avec sa tresse qu'elle fait tournoyer. Mouvement à la fois fascinant et compliqué pour le peintre. Des taches rouges comme un ruban indistinct autour des cheveux noués.


A l'élégance du geste insouciant qui fascine le peintre Mélik répond par l'élégance de deux détails. Une broderie très linéaire qui s'accroche aux cheveux ? Peu importe, la zone raturée est là, dernier indice d'un graffiti ? Puis une coulée très subtile de couleurs nouvelles, du vert et du jaune comme des veines dans un marbre précieux ou une ultime calligraphie.























Finalement ces deux dessins sont une chance parce que leur date (année 46) est un repère objectif qui identifie un moment Mélik. Figures sur fond noir, ou Figure sur fond blanc, ce qui se joue c'est une mutation dans l'acte de peindre de Mélik. L'émergence de la tache, de la rature, du flou qui vient déstabiliser l'ordre mimétique du dessin. Mélik s'inscrit parfaitement dans cette réplique sismique qui installe le conflit au cœur de l'acte du peintre (à la suite de Miro, et en même temps que Bacon et Dubuffet).

Il n'y a plus qu'à espérer que le hasard nous apporte une prochaine fois deux œuvres portant une autre date !

                                            Olivier ARNAUD, secrétaire des Amis du musée Edgar Mélik