vendredi 11 février 2022

II, Mélik et l'art du dessin unique

Il semble bien que Mélik ait pratiqué toute sa vie la peinture et le dessin comme deux genres de valeur égale. Alors qu'on est assez familier avec le style immédiatement reconnaissable des toiles de Mélik (au point d'etre moins sensible à leurs variations), les dessins expriment de manière directe le côté expériemental de son oeuvre. Ainsi ce dessin inédit transmis sous le titre : "Cinq femmes posant dans un atelier." (42 x 61 cm, Fusain sur papier rehaussé de couleurs, c. 1945) est-il révélateur d'une univers graphique inattendu.
La première impression est celle d'un chaos de formes humaines destructurées, d'un dessin non fini que Mélik aurait laissé en l'état. Pourtant, en regardant de plus près l'ensemble on peut dégager quelques principes de construction d'une maîtrise retoutable. Ce qui émerge littéralement c'est d'abord la forme centrale et massive d'une femme à la figuration presque fidèle. Assise, son bras gauche replié sur l'accoudoir de son fauteuil, elle tourne la tête vers des corps qui s'entrechoquent à l'intérieur d'une forme conique, le cône de son regard.
Son regard croise celui d'une deuxième femme à la figuration très étrange. Elle se tient sur un plan incliné ovale suggéré par une simple courbe interrompue. Elle parait bien adopter une pose compliquée digne d'un atelier : une jambe ouverte en équerre quand l'autre est repliée, de sorte qu'elle est probablement assise sur son talon, en équilibre instable. Son bras gauche replié, le coude est appuyé sur le genou relevé de sa jambe au premier plan.
Mélik s'est-il souvenu des séances de dessin devant modèle à l'Académie Ranson où il s'était inscrit en 1931 ? Une fois à Marseille (1932-34) on sait par son ami Raymond Fraggi (1902-1976) qu'ils étaient plusieurs jeunes peintres à louer un modèle. Mélik regardait attentivement puis tournait le dos au sujet pour suivre son "modèle intérieur" sans chercher à copier (méthode préconisée par André Breton contre la peinture optique dans Le surréalisme et la peinture, 1928). Dans le dessin de Mélik, Cinq Femmes posant dans un atelier, le contraste est violent entre la "pose académique" du corps et le visage "brutalisé". Dans sa mémoire il juxtapose deux temporalités et deux styles, celui des académies (modernité classique) et celui des avant-gardes (dessins des années 1930 de Miro et dessins dans l'espace du sculpteur Julio Gonzales dont l'influence sur Picasso fut décisive). La photo suivante d'une séance de pose en 1935 dans l'atelier de sculpture de l'académie Ranson (catalogue Eclosions à l'académie Ranson, 2010, p. 29) permet de comprendre la tension qui habite l'art du dessin de Mélik, le conflit entre tradition et révolte qui se donne à voir dans la représentation d'un même corps traité comme une chimère moderne.
Mélik s'inscrit dans une tradition revivifiée par Picasso. "L'artiste dans son atelier" est un thème que ce dernier déclinera toute sa vie avec une jouissance extraordinaire. Il en varie bien sûr les principes. En 1927, pour illustrer Le Chef-d'oeuvre inconnu de Balzac édité par le galeriste Ambroise Vollard, il juxtapose une image classique de l'artiste et de son modèle avec une représentation en arabesque en train d'apparaitre sur la toile. En 1963, c'est un groupe d'hommes qui entourent la sellette du sculpteur, et le modèle dans son fauteuil est déjà un "personnage cubiste" !
Nous verrons plus tard si Mélik représente ou non l'artiste dans l'image, mais pour l'instant il est évident qu'il démultiplie les modèles qui se déclinent selon des styles à chaque fois singuliers. La femme qui prend la "pose académique" avec ses jambes sur un plan incliné ovale est bien une chimère moderne. Son buste se morcelle sous nos yeux comme si elle venait de bouger, les éléments de son corps s'étant mal réassemblés (un sein, une épaule, un bras). Quant à son visage il a pris l'aspect d'un cube brut avec une mèche noire, une bouche ( à moins que ce ne soit l'arête d'un menton) et deux trous bleus pour les yeux. Quelle fonction peut bien avoir la couleur, la tache colorée, dans ce dessin de Mélik ? Ici,l'ocre jaune du bras géométrisé répète celle de la main de la première femme. Depuis les scènes de rue de Marseille, l'oeuvre graphique de Mélik est traversée par une forte opposition entre le principe linéaire (le contour nerveux au fusain) et le principe pictural (les taches colorées distribuées entre le fond - le support éclaboussé - et les formes figurales. Ecriture savante qui ne peut être rapprochée, à la même époque, que des dessins d'Antonin Artaud avec leur polarité entre le motif chorégraphique (le ligne vivante) et le motif chromographique (les taches colorées devenues des signes; voir les analyses de Jacques Derrida, "Forcener le subjectile", dans Antonin Artaud, Dessins et portraits, 1986).
La troisième femme se tient debout, massive comme une idole de Gauguin, une main posée sur ses seins bien marqués. Son corps est recomposé à partir de formes disparates.
La longue tache grise (poudre du fusain mêlée de blanc et de bleu) pourrait représenter une serviette (ou son vêtement tout juste enlevé) qu'elle plaque contre elle pour couvrir sa nudité. L'autre bras est bizarrement schématisé, un signe plutôt qu'une anatomie.
C'est son visage qui a été le lieu d'une tension graphique extrême avec un profil démultiplié, des marques bleues (oeil, sourcil, ligne de contour), une tache blanche pour le front et une masse au fusain noir d'où émergent quelques traits marrons.
Ce visage défiguré (plutôt qu'effacé à la manière de Francis Bacon) regarde vers la droite. Mélik semble bien avoir transposé dans sa figuration le procédé photographique de la surimpression pratiquée par Man Ray dans les années 1930, la période parisienne de sa jeunesse où il pouvait déclarer :" Je côtoie le surréalisme tout en demeurant nietzchéen." (Entretien non publié pour le quotiddien artistique Comoedia, 1941).
Nous avons vu que le regard de la matrone ouvre cette scène comme un théâtre imaginaire qui se déplie devant nous. Le regard circule maintenant dans le dernier groupe féminin telle une toile invisible. Les deux derniers corps d'une singularité absolue font face à celle qu'on vient de quitter. Mélik a crée un trio de dissonance graphique.
A hauteur de visage, en retrait et à échelle réduite, une petite silhouette est bien intrigante. Elle porte une robe fourreau bleu gris qui articule simplement le buste et les jambes qui se sont glissées dans un espace encore libre. Le haut du corps est au fusain, un quadrillage de lignes où on distingue un visage avec tous ses détails (yeux, bouche, nez) et des bras relevés qui encadrent la tête. Le visage le plus touchant est sans doute le dernier, goutte transparente avec ses rubans colorés. Position humble, en contrebas, c'est un visage animé par deux traits seulement, celui d'un regard vers le haut et celui, presque estompé, d'une bouche. Mélik l'a orné de longues bandes d'ocres jaunes et rouges qui retombent sur un long cou gracile.
C'est sans aucun doute le point focal du dessin si on ajoute les masses noires qui font ressortir la couleur. Mais cette femme ne se réduit pas à ce visage épuré, elle a une silhouette hachurée puis une magnifique courbe de hanche. Deux taches d'un jaune très clair signifient la chair d'une main (forme que répète le visage) et la chair d'une cuisse. Cette jeune femme achève par sa beauté évanescente une suite brillante de styles graphiques.
Si on revient en arrière, après cette virtuosité de technique graphique il y a un premier personnage, à l'extrême gauche du dessin. manifestement hors de la scène. Il nous interroge sur le genre auquel le dessin de Mélik peut être rattaché, "L'artiste en son atelier". Mais ce témoin est presque absent, construction au fusain d'une volume perçé d'une cavité oculaire à la Giacometti et d'un buste un peu incliné vers l'arrière, appuyé sur son bras.
Mélik a souvent installé ce médiateur discret entre une scène de femmes (autour d'un lavoir ou dans une rue) et le spectateur extérieur à l'oeuvre. Contrairement à Picasso qui représente l'artiste égocentrique dans son atelier Mélik représente un simple témoin du motif selon une subtile mise en abyme. Il échappe ainsi à la contradiction psychologique de Picasso puisque l'artiste n'a pas à se représenter quand il a compris qu'il est éminemment présent dans l'oeuvre elle-même. Mélik redécouvre un principe de la peinture classique : « Alberti (1404-1472) conseille de disposer un personnage témoin (ou ammonitore) aux bordures des scènes peintes – comme un relais de notre propre stupeur à découvrir un tel spectacle », G. Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, Gallimard, 1999, p. 65. Dans le dessin suivant, Mélik décline cinq femmes selon les étapes de la représentation (du simple lavis à la figuration achevée). Le motif de cette oeuvre n'est donc pas ce qui se voit mais ce qui se fait. Derrière le bâtiment étagé se cache un double regardeur, celui des femmes et celui du processus artistique (Cinq femmes épiées, dessin au fusain rehaussé d'huile, 33 x 41 cm, c. 1935, collection du musée, Cabriès).
Comment voir ce type de dessin unique chez Mélik, et unique dans la production de son temps ? En raison de la maitrise coordonnée de chaque corps et de leur enchainement dynamique il n'est pas question d'y voir un simple exercice. C'est un travail très cohérent où la puissance de l'expression a remplacé l'expression de la beauté. Mais expression de quoi ? De la quête de formes de plus en plus créatrices, de plus en plus ouvertes sur l'inconnu (processus qui définit l'artiste depuis Rimbaud, le poète par excellece selon Mélik). En dépit de ce qu'on peut ressentir comme des lacunes (on aimerait que sa main soit allée plus loin ajoutant une ligne, une main plus docile et fidèle etc.) il ne s'agit donc pas d'une oeuvre inachevée (en dépit du prestige du non finito qui remonte au moins à Michel Ange). On ne peut pas non plus parler de maladresses tant la défiguration est intelligemment coordonnée et croisssante. Que penser de la déformation ? Dans un entretien rare à la télévison régionale en 1969, au moment de son exposition au château de Saint-Pons, Mélik parle de "la force de déformation de Cézanne qui a tout transformé." (INA, Phonothèque, Maison méditerranéenne des sciences de l'homme, Aix-en-Provence). Il rappelle, qu'avant la Première Guerre mondiale, on venait de tous les pays à Paris pour voir ce que Cézanne avait fait à la peinture. Certes chaque artiste comprend Cézanne selon ses exigences, et pour Mélik c'est l'affranchissement du réel qui est remarquable par cette invention d'un rythme formel dissocié de la représentation naturelle. D'où l'ambiguïté du regard qui définit la peinture moderne. "Selon le point de vue qu'adopte le spectateur, le même tableau peut être perçu en terme d'images et en termes de formes pures. Les "Baigneuses" de Cézanne sont-elles des jeunes filles qui prennent leurs ébats sous des arbres centenaires ou les éléments d'une construction formelle qui évoque la croisée d'ogives ?", Waldemar George, Réfutation de Bernard Berenson, 1955, p. 39 (ci-dessous, Les Grandes Baigneuses, 210 x 250 cm, Philadelphie).
Au lieu de cette immense "paraphrase" du monde qu'est la peinture depuis la Renaissance (Carl Einstein) il revient à l'artiste de créer un système de signes étrangers aux formes naturelles, qui certes valent pour elles-mêmes mais qui n'ont plus à être déclinées à l'infini selon des styles historiques. Ce système de signes est une grammaire parfaitement lisible qui exprime la Réalité par une correspondance mentale plutôt qu'optique. Ni maladresse ni déformation (terme qui suppose une référence absolue à la forme naturelle) mais une écriture plastique. Un faisceau d'indices indique que la période de la guerre a été celle d'une crise de la peinture de Mélik qui trouvait enfin à se libérer. Il le dit dans son style abscons (terme qu'il aimait utiliser pour parler du sens de son oeuvre) en 1941 : "Ces peintures vous paraissent peut-être indéchiffrables. Je ne puis aider personne à les déchiffrer. En réalité, elles parlent. Il s’agit de les entendre. La couleur compte, certes, pour moi, mais la ligne ne compte guère. Ce qui compte, c’est le trait vivant. Ce que je nomme langage n’est pas une historiette d’anecdotes, mais un moyen plastique de se faire comprendre de tous avec, - il se peut – d’innombrables différenciations sur le plan logique. Donc, en ceci, il y a synthèse entre le figural et l’abstrait. L’abstraction, peut-être le voyez-vous, peut se faire langage universel mentalement, mais la structure figural humanise et doit rendre vivace, positif même ce langage. D’où cette obstination nécessaire, pensai-je, du caractère figural dans un esprit abstrait. En tout cas, ne pas prendre parti contre la figure, définitivement, car elle a encore quelque chose d’important à dire. » (Entretien inédit pour Comoedia, 1941). Un langage en résonance avec celui de Joan Miro ("Je veux détruire, détruire tout ce qui existe en peinture.", "Je veux assassiner la peintre.", 1928) et celui d'Antonin Artaud ("Une fois encore, l'exhibition de la maladresse, celle des formes et celle qui maltraite le support sur lequel on les voit s'effondrer, ne signifie en rien la défaillance technique d'un dessinateur puéril. Elle met à nu le désastre originaire, encore la maladresse sexuelle de dieu, depuis laquelle il y a la technique, l'art, les beaux-arts et le "principe du dessin". La maladresse n'est pas celle du dessin, elle est dessinée - à dessein.", Jacques Derrida, Antonin Artaud, Dessins et portraits, 1986). Même volonté de dépasser l'adresse technique de la ressemblance pour inventer un nouveau langage figuratif. Il est bien sûr inutile de chercher des ressemblances entre des écritures qui entendaient dépasser la norme technique de la ressemblance à la Nature. Ci-dessous : Antonin Artaud, L'homme et sa douleur (1946) et Joan Miro, Tête (1930).
Finalement entre Cinq femmes épiées (c. 1935) et Cinq femmes posant dans un atelier (c. 1945) Mélik ouvre le regard du spectateur sur le processus de l'oeuvre. Il s'agit bien de cinq femmes qui se donnent à voir mais surtout qui nous acheminent de la ressemblance massive au signe nu de la beauté.
Olivier ARNAUD, secrétaire de l'association des Amis du musée Edgar Mélik, Cabriès