jeudi 23 février 2017

La Gradiva d'Edgar Mélik



"Mais la frontière entre les états psychiques que l'on dit normaux et ceux que l'on appelle pathologiques est d'une part conventionnelle et d'autre part si fluctuante que vraisemblablement, chacun de nous la franchit plusieurs fois au cours d'une journée", S. Freud, Le délire et le rêve dans la Gradiva de W. Jensen.

E. Mélik, La Gradiva, c. 1960, HSC, 76 x 53 cm,  collection privée

                   Mélik a peint des femmes imaginaires dont certains détails laissent rêveur. Ce tableau somptueux présente un groupe de personnages, deux femmes nues au premier plan, et un homme de profil en retrait. Avec sa chevelure massive qu'on retrouve dans d'autres toiles, il s'agit de Mélik lui-même. A droite, le corps féminin est comme aplati, avec un bras immense qui forme un triangle parce que la main est posée à plat contre le visage. Le geste force-t-il la tête à se détourner d'une scène pénible? Les yeux vides  sont des cercles bleus.
L'autre femme semble beaucoup plus épanouie. Son visage gracieux est typique chez Mélik. La ligne des arcanes dessine le petit triangle du nez. Les yeux sont bleus, et la petite bouche rose est tout juste esquissée. Le plus fascinant dans ce corps est qu'il se balance. Les bras se relèvent et la jambe gauche est en suspension. La jeune femme ébauche un pas de danse sous le regard de Mélik.  Le fond scintille de bleu et d'ocre pour projeter vers nous cette scène indéchiffrable et délirante.
Un détail laisse songeur . Le pied gauche est à la verticale du sol comme le ferait un patineur sur glace. Ce mouvement peu vraisemblable pour une femme qui marche ou qui danse appartient également à l'histoire de la psychanalyse et du surréalisme. En 1903 l'écrivain Wilhelm Jense avait publié un étrange roman, Gradiva fantaisie pompéienne qui intrigua S. Freud. Un jeune archéologue, Norbert Hanold est fasciné par un bas-relief romain qui représente une jeune femme à la tête inclinée qui marche de telle sorte que son pied relevé est à la verticale du sol. Sa démarche est de la sorte fasinante, irréelle et gracieuse. Il achète une réplique en plâtre qui orne son bureau, et il la contemple chaque jour. L'archéologue se met en quête de savoir si les femmes ont réellement cette démarche. Il donne à cette femme le nom de Gradiva qui signifie en latin "celle qui marche en avant", à l'image du dieu Mars gravidus, celui qui s'avance au combat. Puis il mêle rêve et délire qui le conduisent à Pompéi, où la jeune femme - qu'il prend pour le fantôme d'une victime de l'éruption du Vésuve en 79 - se révèlera être son amie d'enfance.
Gradiva, Musée du Vatican


Dès lors l'image de pierre est redevenue une femme vivante qui le ramène à la vie, hors de l'abstraction de sa science. Le combat dont il est question est ainsi celui de l'amour, puisque que le héros sort de son délire quand son désir refoulé devient réel en trouvant son objet. Freud rendra célèbre ce roman en lui consacrant une étude en 1907, "Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen".  Comment une création littéraire peut-elle appartenir au monde de la psychanalyse ? Dans la mesure où les écrivains et les artistes extériorisent les pulsions humaines ils devancent sans l'avoir voulu les découvertes de la psychologie moderne.
L'œuvre va être redécouverte dans le milieu surréaliste dès sa traduction en français en 1931. Aussitôt les peintres du groupe s'inspireront de ce mystère qui fusionne le désir et le réel, selon le principe poétique d'André Breton (Nadja, L'amour fou, Arcane 17).

Dali, Gradiva redécouvre des ruines anthropomorphiques, 1932
André Masson, Gradiva, 1939

En 1932, André Breton met en exergue de son recueil Les vases communicants la dernière phrase du roman : "Et retroussant légèrement sa robe de sa main gauche, Gradiva Rediviva, enveloppée des regards rêveurs de Hanold, de sa démarche souple et tranquille, passa de l'autre côté de la rue."
Ainsi en quelques années, le thème est érigé en mythe, celui de la femme thérapeute, celle qui ramène de la mort à la vie selon le processus même du désir amoureux, de la séduction mystérieuse, ce monde de entre-deux où la conscience évolue entre le réel et le rêve.
Ces années sont celles de Mélik à Paris quand il est à l'affût des inventions du surréalisme. Son départ pour Marseille vers l'Orient ("je suis né parisien et d'atavisme asiatique", 1937) date de 1932, mais il garde son atelier 65 rue Daguerre jusqu'après la guerre et il y passe de longs mois, le château-atelier de Cabriès étant trop froid en hiver.
E. Mélik, La tour Eiffel, 52 x 26 cm, HSB, non localisé

Le mythe donnera lieu à une création plastique de Marcel Duchamp en 1937, au 31 rue de Seine (Mélik avait exposé en 1930 galerie Carmine, 51 rue de Seine). A ce moment-là André Breton vient de décider d'ouvrir une galerie d'objets surréalistes qui prend le nom de GRADIVA. La porte d'entrée est dessinée par Duchamp. En verre, derrière deux colonnes, elle représente la silhouette, comme des ombres, d'un couple par lequel on entre pour découvrir l'univers onirique des objets (voir Renée Mabin, "La galerie Gradiva").

Galerie Gradiva, 31 rue de Seine (la porte en verre de Marcel Duchamp)

Mélik a pratiqué la peinture comme un accès à la "grande Inconscience" (expression d'André Breton qu'il retrouve spontanément en 1969 pour l'écrire au dos d'un de ses tableaux, voir Mélik et le surréalisme, INDICES IV). L'imprégnation de ce mythe moderne de la Gradiva (associé par Freud à la figure antique de Pygmalion) a dû être réelle chez Mélik même si le tableau dont nous sommes partis n'en est pas une illustration fidèle à la manière de Dali ou de Masson. Ce serait plutôt un archétype de la Femme imaginaire dont le mouvement irréel dans l'espace déclenche le désir érotique et le rêve.  La réalité de cette suggestion "endopsychique" (terme de Freud dans son essai sur la Gradiva de W. Jensen) dont l'artiste est capable sortira renforcée dans la mesure où d'autres images de Mélik traduiront le même automatisme inconscient.

E. Mélik, Danse de Ménade, c. 1955, 70 x 50 cm, collection particulière

Ce tableau moins complexe et moins éthéré montre une femme à l'ample tunique qui danse la tête renversée en arrière. Ses bras resserrés forment un triangle et sa jambe arrière au pied verticale n'est-elle pas le signe de la Gradiva? Le fond du tableau est coloré de formes tourbillonnantes où on distingue éventuellement un fruit - la pomme de Pâris- qui l'inscrit dans le mythe érotique de la beauté et de la séduction. 


E. Mélik, Couple enlacé, HSB, 73 x 48 cm, collection particulière
 

               







  















Ce troisième tableau très différent par son tachisme appartient au même univers de la "grand inconscience" déclenché par la Femme. Le visage, où les yeux bleus sont déportés sur les bords du visage, est projeté en arrière. Les longs cheveux roux ondulent sous le mouvement des corps. Son bras est replié contre une tête renversée contre sa poitrine. L'étreinte et la fusion des deux êtres donnent lieu à un tourbillon dans l'espace qui défigure les formes du corps humain.
                                    

                         
E. Mélik, Vision féérique, HST, 119 x 84 cm, c. 1940, collection particulière

                              



















Ce dernier tableau antérieur,  très raffiné dans ses détails et ses couleurs (période maniériste, voir Expressionnisme ou maniérisme chez Mélik), ouvre le thème du Nu à la tête renversée avec sa chevelure rousse déjà présente. Le contraste entre la nudité et le monde raffiné (collier, chapeau, soierie) s'inscrit dans le monde de la nuit, qui jouait un rôle important chez les artistes de Montparnasse et que Mélik a manifestement  connu dans les années vingt et trente à Paris.  "Et puis on fréquentait les bars et les boîtes de nuit, peut-être pour jeter sa gourme, mais aussi parce qu'il y a, dans le champagne de la nuit, on ne sait quel prestige, quel tourbillon de sexe et de fumée qui suscite ce "dérèglement de tous les sens" que la jeunesse poétique ressent comme une nécessité, au risque de se brûler les ailes à ce feu d'enfer", Jacques Baron, L'an I du surréalisme, Denoël, 1969.


Brassaï, Paris la nuit, préface Paul Morand, 1933
E. Mélik, Femme nue/Femme habillée



"Plusieurs femmes nues vues au Sphinx, étant moi assis au fond de la salle. La distance qui nous séparait (le parquet luisant) et qui me semblait infranchissable malgré mon désir de la traverser m'impressionnait autant que les femmes", Giacometti, Ecrits (cité par Franck Maubert, Le dernier modèle, 2012; le Sphinx était une maison close de luxe ouverte en 1931, fermée en 1946).
Mélik a eu une vie sociale, voire mondaine à Marseille certainement ( dans une lettre citée par Jean-Marc Pontier il demande à ses parents l'envoi de son" habit de soirée et de ses souliers vernis", voir La correspondance d'Edgar Mélik, Ed. du musée Edgar Mélik, 2014), mais aussi à Paris. Il y fréquente les cinémas d'arts et d'essais, le théâtre et les salles de concert. Ses images de femmes nues qui dansent renvoient à des scènes de music-hall qui ont profondément transformé la sensibilité moderne. Ce tableau et ce dessin de Mélik ne sont-ils pas l'écho automatique de la vitesse, du bruit, de l'érotisme des spectacles de nuit parisiens? . "Tandis que le théâtre actuel exalte la vie intérieure, la méditation professorale, la bibliothèque, le musée, les luttes monotones de la conscience, les dissections stupides des sentiments, bref, cette chose et ce mot immondes, la psychologie, le Music-hall exalte l'action, l'héroïsme, la vie au grand air, l'adresse, l'autorité de l'instinct et de l'intuition. A la psychologie il oppose ce que j'appelle la physicofolie.", Marinetti, "Il teatro di varità", 1917 (trad. Tania COLLANI, dans "Automatisme et contrainte créative de Marinetti à Breton", 2009). Mélik a partagé avec les futuristes et les surréalistes le goût de l'automatisme mental, de l'inconscience, de la personnalité seconde qui s'opposent à la raison, à la pensée logique et au moi rationnel. Selon ses propres termes, sa propre peinture relève de " l'abscons et non du concept".
E. Mélik, Au théâtre (Mélik et une amie), Dessin et huile, 28 x 22 cm, collection particulière

Mais la vie sociale finira par l'ennuyer. A Marseille de 1932 à 1934 c'est la vie populaire des quartiers pauvres qui l'attire, avec les prostituées, les travailleurs des rues, les lavandières et la poissonnière sur le port.

E. Mélik, Les Filles de la rue Boutry à Marseille, 32 x 50 cm, HSC, non localisé
E. Mélik, La poissonnière de dos, collection particulière
E. Mélik, La Lavandière, collection particulière

Mélik se comportait-il davantage comme André Breton qui n'avait aucun goût pour le charme artificiel des boîtes de nuit (voir J. Baron, idem. ) ? Sans doute son besoin de solitude a-t-il favorisé la production imaginaire du désir et la métamorphose incessante de la Femme. La dissociation entre sexualité et amour aura favorisé l'idéalisation poétique de la Femme, et les productions du rêveur éveillé !

                  "Comme un esprit qui reviendrait à intervalles réguliers tant leur maintien est le même et n'appartient qu'à elles et tant elles semblent portées par le même rythme, des jeunes filles de couleur passent souvent seules et chacune est la seule à qui
Baudelaire semble avoir pensé tant l'idée qu'il en donne est irremplaçable :

Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,
Même quand elle marche on croirait qu'elle danse...


De quelle nuit sans âge et sans poids cette messagère muette dont, au défi de toutes les cariatides, la cheville et le col lancent plutôt qu'elles ne soutiennent la construction
totémique qui dans l'invisible se confond — en vue de quel triomphe? — avec le rêve d'un monument aux lois de l'imprégnation?" A. Breton, Porteuse sans fardeau (inspiré des Martiniquaises)
                                            


"Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,
Même quand elle marche on croirait qu'elle danse
,
Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés
Au bout de leurs bâtons agitent en cadence.

Comme le sable morne et l'azur des déserts,
Insensibles tous deux à l'humaine souffrance,
Comme les longs réseaux de la houle des mers,
Elle se développe avec indifférence.

Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants,
Et dans cette nature étrange et symbolique
Où l'ange inviolé se mêle au sphinx antique,

Où tout n'est qu'or, acier, lumière et diamants,
Resplendit à jamais, comme un astre inutile,
La froide majesté de la femme stérile."
               Baudelaire, "Avec ses vêtements ondoyants et nacrés", Les Fleurs du mal

                                                                                          O.ARNAUD