samedi 15 décembre 2018

Edgar Mélik : l'impression déterminée du trouble



"L'ingéniosité apparente et l'impression de spontanéité obtenue par la simplification des moyens picturaux et la liberté des formes, ne doivent pas nous faire oublier que l'expressionnisme historique reste pour l'essentiel un art savant nourri d'histoire de l'art", Waldemar-George, cité par Y. Chevrefils Desbiolles (Waldemar-George , critique d'art, P.U. de Rennes, 2016, p. 88).

               La peinture de Mélik semble souvent confuse et indéterminée, comme s'il avait pris plaisir à laisser un travail inachevé pour dérouter le public. Pourtant elle relève d'un courant moderne qui a renoncé, avec l'impressionnisme, puis le fauvisme, au beau naturel et au travail fini qui cachait si bien les traces et les gestes du peintre. On obtenait alors un tableau à la surface lisse où l'élaboration, avec ses strates successives, avait disparu. La peinture de Mélik est expérimentation, variation de moyens plastiques. Il appelait ses ateliers "Le laboratoire". Il y travaillait en parallèle sur plusieurs toiles, car il n'y avait aucun sens à atteindre d'un coup la limite de l'oeuvre. L'une après l'autre les toiles trouvaient leur sens et se détachaient du peintre. Ce qui devait surgir avait été atteint et compris. La recherche pouvait recommencer autrement.

E. Mélik, Groupe de nus, HSP, 45 x 65 cm, collection particulière

Cette œuvre est une des plus révélatrice de la quête picturale de Mélik. On est d'abord saisi par les rythmes complexes de ses corps et leur richesse colorée. Au premier plan, quatre femmes nues prennent des attitudes expressives. Au centre, Mélik a comme dupliqué une statue dont la pose (corps appuyé sur la jambe droite, mains posées sur la hanche gauche, etc.) est un canon de la statuaire grecque, expression du mouvement du corps. Ce "contrepoint" qui insuffle le dynamisme à la statue remonte au sculpteur Polyclète, à la fin du VI° siècle. Il a été pratiqué par Michel-Ange pour s'inscrire durablement dans la mémoire des formes classiques. Le contour de ces corps est un trait noir (le cerne des Fauves). Les surfaces sont parcourues de taches de couleur qui électrisent les masses charnelles.
A droite du nu en retrait se trouve le corps d'une femme vue de  profil. Elle est en mouvement, le bras relevé sur sa chevelure rouge. Son ventre et le sein sont accentués par une trace rapide de blanc. Une grande bande blanche serpente devant son corps pour reproduire ses courbes. L'aspect sculptural est ainsi absorbé par la vibration du fond, une sorte de halo de lumière.

A gauche du nu à la surface marbrée une femme est drôlement assise. On voit, sous la couleur, le trait noir du dessin. Les deux jambes sont relevées pour former un triangle. Elle s'appuie sur son bras qui n'est que le prolongement du geste du pinceau qui a déposé sa trace blanche sur le buste. Son visage n'est pas dessiné mais seulement suggéré par des traces rapides pour les yeux, le nez et la bouche. Le visage n'est pas net parce qu'il a été frotté de peinture pour effacer ce qui pourrait être distinct. Cet usage du flou se retrouve dans d'autres nus de Mélik et rappelle le procédé de Francis Bacon à la même époque.
Cette frise de nus au premier plan est redoublé par un fond où les silhouettes féminines se multiplient , toutes aussi indistinctes que différenciées.

                      
Mélik a peuplé ce fond de formes fugitives qui sont soit des traces rapides de couleurs, soit des dessins mobiles, soit des gestes expressifs qu'il faut prolonger selon sa rêverie. La peinture de Mélik n'est pas une fenêtre sur un monde parfait déjà là (classicisme), mais une porte ouverte sur un ailleurs purement pictural. Faut-il parler d'un expressionnisme ? Mais dans ce monde créé par Mélik il n'y a pas un contenu visuel qui aurait été exagéré par les couleurs décalées ou des déformations violentes. C'est un univers qui n'a pas été interprété. Il se suffit comme ensemble de signes, comme langage nouveau.
Nous sommes en présence d'un jeu où se propagent les couleurs et les formes selon un ordre savamment déconstruit. Ce n'est pas de l'informe ou de l'abstrait. Au contraire, le signe de ces femmes est clairement tracé mais de manière à décevoir notre attente de la copie d'un modèle classique qui n'a pourtant pas disparu. Si on accepte de traverser  l'impression de confusion et de trouble l'unité de ces formes et de ces traces colorées dégage incontestablement un sentiment de sérénité. C'est la voie ouverte par Matisse en 1906 avec La Joie de vivre.
Matisse, La Joie de vivre, 174 x 238, Fondation Barnes

Mais Mélik refusera toujours tout "classicisme non académique" ou "classicisme moderne" (réclamé par J. Cocteau dans son Rappel à l'ordre de 1926). Ne s'agit-il pas d'expressions confuses faites pour se rassurer ? Sa peinture ne se stabilise pas dans une nouvelle version du gracieux, dans un exercice de style qui menace dès lors que le peintre s'imite lui-même.  Elle recherche une autre valeur esthétique, un autre effet de peinture. Celle qui laisserait voir de quels gestes elle procède. Ce n'est pas un art de peintre qui vise un produit fini, mais qui laisse voir les traces d'un trajet. Le tableau est transitoire, entre un passé qu'il préserve et un avenir indéterminé. Nous croyons facilement qu'un peintre de la confusion des formes est confus par défaillance. On sent au contraire l'habileté de Mélik et sa jubilation à s'appuyer sur la forme classique (contrepoint sculptural) pour provoquer une impression déterminée du trouble.
"Quelle que soit la forme, il reste toujours qu'il y en a une... si c'est une tache confuse que je ne comprends pas, elle m'est donnée en tant que tache confuse que je ne comprends pas. Des formes comme celles qu'on peut exprimer par des mots brouillard, trouble, confusion, ne sont en elles-mêmes ni troubles, ni confuses : l'impression qu'elles nous donnent est très définie." (Etienne SOURIAU, Pensée vivante et Perfection formelle, 1925, p. 77). Or, l'artiste est sensible à cette virtualité de forme qui l'appelle et l'art peut instaurer l'impression déterminée du trouble : la forme du trouble. Lorsque Turner peint ses ciels fluidifiés et brouillés par la rencontre de la vapeur et de la lumière, il s'inspire de virtualités plastiques de la forme instaurée par d'autres ciels de peinture et du halo des formes fluides du smog londonien pour instaurer une forme nouvelle, la lueur mouvante et trouble dans l'accord instable des fluides.",  Michaël Hayat, Etienne Souriau, Nouvelle Revue d'esthétique, n° 19, 2017-1, p. 142.
E. Mélik, Groupe de nus, collection particulière.
Un second Groupe de nus semble poursuivre le même effet pictural, sans l'appui de la forme classique. Les corps nus sont moins indistincts (modelé rose chair), le contraste avec le fond bleu est plus net, mais la fluidité des corps a remplacé la rigidité de la statue. C'est aussi une danse de corps qui sont sur des plans successifs. Ce monde ne représente pas une scène logique que le peintre nous imposerait. C'est à chacun d'ouvrir la porte de ce visible purement créé par la peinture et de voir où le conduit sa propre rêverie.

E. Mélik a été toute sa vie intéressé par les avant-gardes récentes (fauvisme, cubisme, Ecole de Paris) et contemporaines (futurisme, surréalisme, abstraction, matiérisme). En 1965 il déclare : "J'ai pris pour éternelle devise une pensée de Guillaume Apollinaire à l'égard des peintres : "Renouvelle-toi sans cesse" (dans Echos Méditerranée, 1965). Mélik reste fidèle au poète de sa jeunesse parisienne qui découvrit tant de  nouveaux talents  avant de passer le flambeau à André Breton.

"...
Je sais d'ancien et de nouveau autant qu'un homme seul
pourrait des deux savoir
Et sans m'inquiéter aujourd'hui de cette guerre
Entre nous et pour nous mes amis
Je juge cette longue querelle de la tradition et de l'invention
De l'Ordre de l'Aventure
Vous dont la bouche est faite à l'image de celle de Dieu
Bouche qui est l'ordre même
Soyez indulgents quand vous nous comparez
A ceux qui furent la perfection de l'ordre
Nous qui quêtons partout l'aventure
Nous ne sommes pas vos ennemis
Nous voulons nous donner de vastes et d'étranges domaines
Où le mystère en fleurs s'offre à qui veut le cueillir
Il y a là des feux nouveaux des couleurs jamais vues
Mille phantasmes impondérables
Auxquels il faut donner de la réalité..
."  


Guillaume Apollinaire, La Jolie rousse, dans Calligrammes, 1918

Edgar Mélik, Fusain, c. 1930, 31 x 48 cm, collection particulière
Ce dessin unique nous montre l'exercice, sans doute  souvent répété,  pour saisir l'expression d'un corps en mouvement. L'effet stroboscopique est une invention des futuristes italiens qui sera adoptée par Marcel Duchamp. Il s'agit de décomposer le mouvement du corps comme un ralenti. Le corps devient multiple pour signifier éventuellement un événement caché.
Le procédé a été utilisé par Marcel Duchamp en 1911 dans un tableau exposé dans la salle des cubistes du Salon d'Automne. Le peintre y répète le profil d'une "femme qui semble serpenter vers le spectateur, en se débarrassant petit à petit de ses vêtements, jusqu'au premier plan où elle semble presque nue." (Marcel Duchamp, la peinture même, catalogue d'exposition centre Pompidou, 2014, p. 152).


Marcel Duchamp, Portrait (Dulcinée), 1911, HST, 146 x 114 cm, Philadelphia Museum of Art



Duchamp entendait se singulariser par sa maîtrise du langage cubiste partagé par les pionniers (Picasso et Braque) et les adeptes (J. Metzinger et A. Gleizes). La peinture de Mélik ne devient jamais un exercice savant, elle ne cherche pas à prouver une idée. D'où son caractère aventureux qu'il ne faudrait pas négliger en l'identifiant à un style fixé.



"Régénérateur de l'art pictural (expression de son ami Toursky), Mélik s'insurge à la seule pensée que la peinture puisse être monolithique, figée dans un immobilisme au bout duquel ce serait la mort. Il veut que la Beauté artistique soit renouvelable et vivante." E.F. Xau, Le Provençal, 23 octobre 1961.
Le petit tableau suivant est un autre cas unique (un hapax comme il y a en a beaucoup chez Mélik).
E.Mélik, Hommage de trois personnages à une femme, HSC, 26 x 41 cm, HSC, collection J. Serra




























La surface est surchargée de couleur pure, du jaune d'or et du vert, avec quelques traces bleues  ou rouges. La première impression est celle d'une peinture abstraite, avec des masses qui irradient de la lumière comme un vitrail. Mais des formes dessinées transparaissent et on distingue peu à peu des personnages. A droite, le profil net d'une femme avec un voile. Trois hommes se présentent à elle (Épiphanie ?). Ils ont chacun une coiffe différente. On devine des vêtements amples, une cape. Mélik n'en montre pas plus.  La matière-peinture est devenue un brouillard de couleur. On imagine les gestes du pinceau déposant, délicatement sur cette surface réduite,  des trainées colorées. Une harmonie de vibrations sortie du monde de Turner.
Mélik pratique toute l'amplitude du dessin et de la couleur. On passe ainsi de la matière la plus dense à la trace colorée la plus rare. Le dessin reprend parfois le dessus, au service de la même "impression déterminée du trouble". Les moyens d'expression ont beau changer, le non fini, le virtuel, la suggestion restent le but plastique plutôt que la forme stabilisée.
Edgar Mélik, Nus, 1955, Fusain et rehauts de couleur, 53 x 74 cm, collection particulière

D'un trait continu et souple Mélik pratique l'arabesque descriptive dont le meilleur exemple passé est Miro en 1925. Ici deux femmes décrivent des mouvements improbables de tout leur corps. Les formes se fluidifient sous l'effet des gestes grandiloquents. Mélik a-t-il assisté à un pièce de théâtre, à un opéra ? Au premier plan l'actrice porte une étrange coiffe aux rubans noirs qui traduisent le mouvement. Les Acrobates (1930) de Picasso ne sont pas loin. Mais ici tout est suggéré par la fantaisie précise du trait vivant. Remarquez au centre de la feuille les deux mains délicates qui se rejoignent. Les jambes prennent la pose pour le plaisir de déformer les formes naturelles. La même légèreté règle les taches de couleur selon une logique seulement suggérée (rien de savant, surtout, qui serait reproductible). Une jambe reçoit un badigeon de blanc jusqu'à la cuisse. Elle est mise en vibration grâce à un contour bleu. En miroir, l'autre jambe est cernée d'un halo rose tacheté de blanc. Le pinceau a virevolté pour laisser ses traces colorées, avec toutes les directions nécessaires pour animer tout l'espace. Même la signature (toujours un signe à part entière, par sa position et sa couleur) participe de la féérie du spectacle aboli.
"La couleur compte, certes, pour moi, mais la ligne ne compte guère. Ce qui compte, c’est le trait vivant. Ce que je nomme langage n’est pas une historiette d’anecdotes, mais un moyen plastique de se faire comprendre de tous avec, - il se peut – d’innombrables différenciations sur le plan logique. Donc, en ceci, il y a synthèse entre le figural et l’abstrait. L’abstraction, peut-être le voyez-vous, peut se faire langage universel mentalement, mais la structure figural humanise et doit rendre vivace, positif même ce langage. D’où cette obstination nécessaire, pensai-je, du caractère figural dans un esprit abstrait. En tout cas, ne pas prendre parti contre la figure, définitivement, car elle a encore quelque chose d’important à dire. », Mélik, Entretien avec Claude Marine, Comoedia, 1941 (archives JM Pontier).
            Ces cinq oeuvres inédites renouvellent notre regard. Mélik a multiplié les tentatives pour atteindre sa "spiritualité plastique" (1958). La décennie 1950 semble particulièrement innovante avec des résultats plein de fantaisie et de maîtrise non savante. Mais pas d'exercice de style qui ferait croire à l'artiste qu'il a trouvé sa perfection, ne lui laissant plus que le choix de se répéter. Période de la plus grande indétermination, des essais les plus libres pour dépasser le beau et le laid, pour explorer  "l'impression déterminée du trouble".
Georges Braque disait :"J'aime la règle qui corrige l'émotion. J'aime l'émotion qui corrige la règle." André Breton contesta violemment cette maxime dans Le surréalisme et la peinture (1928). Mélik aussi récuse la règle qui vise un "classicisme moderne". Il veut rester fidèle à l'imprévu des avant-gardes. A la question qu'un journaliste posait à Mélik : "Avez-vous des règles de travail?", on sent qu'il se cabre : "NON, une haute pensée rigoureuse vaut mieux que celles-là."

             Olivier ARNAUD