mercredi 20 février 2019

Portrait de Jean Mermoz : cinéma et images chez Edgar Mélik


La peinture de Mélik est plutôt étrangère aux grands thèmes de la peinture tels que le Paysage ou la Nature morte. Le Portrait y prédomine, mais aussi les scènes de la vie quotidienne. Déterminer les sources de ces portraits est affaire de chance, mais lorsqu'on y parvient, le tableau ouvre un jeu de correspondances presque infini. Quelquefois la tradition orale ou une inscription de la main de Mélik, au dos du tableau, permet d'identifier le personnage.  C'est le cas pour ce portrait puissant et juvénile qui renvoie  à Jean Mermoz, le héros de l'aéropostale disparu en mer le 7 décembre 1936.
Edgar Mélik, Portrait de Jean Mermoz, HST, c.1943, collection particulière (Crédit photo, T. Longefait)

Le portrait est traité selon les codes de la peinture de Mélik (maniérisme des mains et principe du buste, puissance du cou, jeux de couleurs pour le visage, construction de l'arête du nez, asymétrie des yeux, et fond complexe avec inclusions plus ou moins abstraites). Mélik s'est approprié cet "archange " de l'aviation française. La facture d'ensemble du tableau ne correspond pas à la première décennie de Mélik où dominèrent les ocres (les années 1930) mais plutôt à la décennie suivante avec sa richesse colorée.
C'est moins la disparition tragique du pilote fin 1936 qu'un film célébrant le héros qui déclencha le désir de Mélik. "En 1943, la France de Vichy a besoin de se créer des héros et elle choisit la figure de l'aviateur Jean Mermoz dans une iconographie antique, se battant en dépit des obstacles de la bureaucratie et du pouvoir des financiers pour le bien et la grandeur de son pays." (voir E. Cheadeau, "Mermoz : un héros au pays des Croix-de-feu", L'Histoire, déc. 1995).
L'affiche du film, décembre 1943


Mélik va opérer des transformations plastiques par rapport au profit de Jean Mermoz qui était universellement connu grâce à la presse et au film.

Il opère un gros plan avec un cadrage serré qui coupe la chevelure. Ce schéma sera souvent utilisé par le peintre. Le visage est tourné de trois quarts pour multiplier les asymétries du visage et renforcer la coupure de l'arête du nez. 

Le fond abstrait chez Mélik est toujours un espace de création où les formes deviennent spectrales. Sur la gauche du tableau, une forme rappelle l'aile de son Latécoère 300, la Croix-du-Sud, qui sombra dans l'océan Atlantique.
Les "images-fictions" de la presse de l'époque firent des lecteurs autant de témoins oculaires du drame. Un dessin de presse contemporain de la sortie du film fournit la scène  standard d'une tête qui émerge de l'eau pendant qu'à l'arrière plan l'avion sombre dans l'océan. La scène peu vraisemblable d'un pilote qui ne meurt pas dans le crash de son avion ouvrait la voie à tout l'imaginaire de la survie.

Le journal  L'Appel,  n° 142, du 18 décembre 1943 
Photo de l'hydravion pour le dossier de presse de sortie du film en 1943.
 






Mélik s'inscrit dans la légende du héros qui triomphe de la mort tragique. Le buste étincelant de couleurs s'immobilise au dessus du fond bleu. Le geste mystérieux de ses mains indique énergiquement la verticale d'une ascension surhumaine, d'une construction païenne. Le portrait souscrit au vocabulaire du temps et en donne une traduction picturale assez flamboyante. Le ministre de l'Air, Pierre Cot, au cours des obsèques nationales aux Invalides, le 30 décembre 1936, avait créé le registre de l'hommage sacré : "Dans ce grand garçon au front haut... il y avait quelque chose qui n'était pas tout à fait humain et semblait provenir de ce monde imaginaire engendré par la foi des bâtisseurs de cathédrales, des sculpteurs naïfs de portails et des artisans de jadis, habiles à capter, dans la couleur de leurs vitraux, la lumière des matins et des soirs." (cité par E. Cheadeau).


Le portrait de Jean Mermoz par Edgar Mélik correspond à l'esprit du temps amplifié par la puissance lyrique du cinéma. Il est contemporain de la sortie du film en novembre 1943. Il ajuste parfaitement le code plastique de la peinture de Mélik et le  code sacré de la légende en train de naître.
Pour confirmer la rencontre vraisemblable entre cinéma et peinture chez Mélik il faudrait retrouver d'autres cas analogues. 

            Le Portrait suivant n'est pas une invention arbitraire de Mélik. On sait qu'il s'inspire des "effets spéciaux" utilisés dans le film de Marcel Carné, Les Visiteurs du soir, sorti en décembre 1942. Ce  film médiéval et fantastique confronte un duo diabolique (Arletty et Jules Berry) à l'amour absolu qui unira finalement Anne et Gilles (Marie Déa et Alain Cuny).


Mélik, Visage anamorphique, c.1943, 105 x 78 cm, collection du musée

Le texte de Jacques Prévert accompagne l'effet magique qui déforme dans le film  le pur visage d'Anne : " Au loin déjà la mer s'est retirée/ Mais dans tes yeux entrouverts/ De petites vagues sont restées.../ De petites vagues pour me noyer". Le film de Marcel Carné a eu un immense succès et il sera perçu comme un film de résistance. Avec ses effets spéciaux de visages "floutés" il a inspiré à Mélik ce portrait de femme digne des "objets psycho-atmosphériques-anamorphiques" de Dali (dans la revue Le surréalisme au service de la révolution, mai 1933). C'est un cas très concret du transfert d'une technique d'image cinématographique vers la peinture de Mélik.
Mélik choisit d'incarner le moment sublime, celui qui eut sur lui  l'impact émotionnel le plus grand.

                Un troisième portrait appartient  également à ce cycle médiéval et à l'univers magique du film de Marcel Carné. La position étrangement maniériste des mains s'explique par l'instrument de musique devenu transparent. Comme dans le film où certains objets deviennent invisibles aux yeux du public selon la volonté du diable (Jules Berry). Le visage inhumain évoque une scène du film  au cours de laquelle des nains aux visages monstrueux sont exhibés. Leurs visages déformés  sont cachés sous un sac qu'on enlève pour provoquer  le rire méchant du public (excepté la tendre Anne qui les plaint).
Edgar Mélik, le Joueur de Mandore, HST, collection particulière

                Un troisième film a fait son entrée dans l'imaginaire de Mélik, La merveilleuse vie de Jeanne d'Arc (1929),  film muet de Marco de Gastyne , avec Simone Genevois dans le rôle de Jeanne d'Arc.  Ce film plus ancien,  Mélik a pu voir à sa sortie en 1929. Mais à ce moment-là  sa peinture est encore confidentielle, sa première exposition n'aura lieu à Paris, galerie Carmine, qu'en 1930. Le style du tableau suggère plutôt qu'il a revu le film dans un Ciné Club à Paris, fin des années 1930. La tradition orale a préservé le sujet du tableau, "Jeanne, la Pucelle d'Orléans". Au premier plan, avec un cadrage serré qui coupe le haut de la chevelure, on reconnait l'héroïne médiévale. Son visage tourné de trois quarts engendre les asymétries rigoureuses voulues par Mélik. On retrouve aussi le maniérisme des mains qui, à l'extrémité d'un bras tendu, se dressent comme pour une prière (le pouce prend la forme inattendue d'une anse).

             
Edgar Mélik, Jeanne, la Pucelle d'Orléans, HST, collection particulière.

Le fond est chargé, et plutôt abstrait, avec ses bandes verticales qui créent une illusion de tentures. Un personnage vu de profil présente une forme insolite rouge bordée de blanc. Il permet d'identifier la scène exacte du film, celle de la rencontre entre Jeanne et Charles VII à Chinon, le 25 févier 1429. Elle est conduite par le grand maître de l'hôtel du roi, le comte de Vendôme (manteau rouge, hermine blanche et bonnet jaune). Assez curieusement le film en noir et blanc n'empêchera pas Mélik de tenir compte du code des couleurs de l'époque médiévale.  Jean-Marc Pontier nous apprend que pendant sa mobilisation, "Edgar Mélik lit des ouvrages sur l'art médiéval, comme pour garder un contact livresque avec son château laissé en Provence" (Les sentinelles d'Edgar Mélik, p. 35, à paraître). 

Image du film : Jeanne d'Arc arrive dans la grande salle de Chinon, avec le grand maître de l'hôtel du roi à sa gauche.
Enluminure du manuscrit de Martial d'Auvergne, Les Vigiles de la mort de Charles VII
Jeanne d'Arc évite le piège qu'on lui tendait en se détournant du faux roi pour se diriger vers Charles VII présent incognito dans l'assemblée. Mélik a choisi le moment dramatique, celle du piège, quand Jeanne laisse loin derrière elle celui qui a voulu la tromper.


                Si ces Portraits sont bien des images nées d'images de films avons-nous des preuves que Mélik a fréquenté les salles obscures ? Dans l'entretien de 1941 avec la journaliste du Comoedia, Claude Marine, Mélik déclare qu'il côtoie le surréalisme mais qu'il reste nietzschéen. Il pense que la production des images par le cinéma est une clé pour comprendre ses propres tableaux : "C'est une suggestion de thèmes... Il y a un thème cinématographique dans cette chose-là. Et il est permis à chacun de la vivre à sa façon. Vous découvrez des personnages débout dans tous les sens. Un tableau a un sens cosmique qui joue dès qu'il suggère des visions. Ce n'est pas la figure représentative qui compte, mais la figure-langage" (archives J.M. Pontier). Evidemment ce n'est pas n'importe quel cinéma qui intéresse Mélik. La fonction remarquable du film n'est pas d'illustrer une histoire mais de produire des visions à l'aide d'un récit insolite et d'images troublantes (voir Mélusine, Cahiers du centre de recherche sur le surréalisme, Le cinéma des surréalistes, N° XXIV, 2004).
Pour Mélik le cinéma est une expérience hallucinatoire qui dépasse le réel ordinaire, et c'est de cette façon qu'il faut regarder ses propres tableaux qui sont des "machines à engendrer des visions". Chaque thème provoque son propre univers visuel et mental, un cosmos esthétique et signifiant,  éprouvé différemment par chacun.
Deux documents conservés dans les archives du musée E. Mélik à Cabriès nous renseignent sur le rapport concret de Mélik au cinéma. Tout d'abord sa carte d'adhérent au ciné club, "le moulin à images", à Montmartre, pour l'année 1945. Après sa démobilisation Mélik arrive à Cabriès fin juillet 1940 (voir Jean-Marc Pontier, "La correspondance familiale", dans Edgar Mélik, Correspondances surréalistes, Editions du musée, 2014). Dès septembre il loue pour six mois  un logement meublé avec atelier à Gémenos, où vit sa galeriste de Marseille, Lil Mariton ( Le relais de la Magdeleine, HST, paysage d'hiver à Gémenos  daté au dos 1940). Ensuite il retourne à Paris où il restera  le plus souvent jusqu'à la fin de la guerre.

Carte du Ciné Club de Montmartre, Edgar Mélik, 2 bis rue Daguerre, 1945 (Archives, Musée de Cabriès)
  
 Le deuxième document est un programme de trois films muets projetés au  Cercle du cinéma, 9 bis , Avenue de Iéna. Ce lieu avait été créé par Henri Langlois et on pouvait y voir "les films du passé, les classiques du muet  et des débuts du parlant" (voir A. de Baeque, Cinéphilie : Invention d'un regard, histoire d'une culture, 2003).


Programme du Cercle du cinéma (Archives Edgar Mélik, Musée de Cabriès)
Greed (Les Rapaces) est un film amricain (1924) en noir et blanc, muet, réalisé par Erich von Stroheim.
Les Quatre Cavaliers de l'Apocalypse est un film muet américain de 1921, réalisé par Rex Ingram.
Le Journal d'une fille perdue  est un film muet allemand réalisé par Georg Wilhelm Pabst (1929).
                                                                                    

Pour avoir une idée de la valeur du lieu qui intéressa Edgar Mélik, il suffit de lire ces quelques lignes du livre d' Antoine de Baecque,  La Cinéphilie: Invention d'un regard, histoire d'une culture (1944-1968), Fayard, 2013 : "Mais le lieu rêvé du cinéma, dès cette époque, c'est la Cinémathèque d'Henri Langlois. En décembre 1944, celui-ci a remis sur pied l'institution fondée en 1936 et crée le "Cercle du Cinéma", installé rue Troyon, qui projette nombre de ses bobines des grands muets américains à un public souvent très jeune et toujours en surnombre. E, janvier 1945, c'est une exposition qui triomphe, "Images du cinéma français", suscitant l'admiration de Cocteau et d'Eluard. Célébrités littéraires et artistiques se mêlent désormais aux cinéphiles. Quittant bientôt le Studio de l'Etoile pour la salle des Ingénieurs des Arts et Métiers, 9 bis avenue d'Iéna, le "Cercle du Cinéma" emmène son public et lui propose un premier festival Eisenstein. Toutes les séances, les mardis et mercredis, soit à 18h30 et 20h30, font salle comble. Les premiers habitués commencent à se reconnaître, les contacts se nouent. Jean-Charles Tacchella, l'un des plus fervents jeunes cinéphiles d'après-guerre témoigne : "Notre grand problème était de voir les films du passé, les classiques du muet et des débuts du parlant... En moins de deux ans, grâce à Langlois, ainsi qu'aux ciné-clubs qui commencèrent à se multiplier dès 1946, nous avons pu enfin les découvrir."

            
 

           Il y a bien une archéologie culturelle des images créées par Mélik. Il faut l'imaginer fréquentant les salles d'art et d'essai quand le cinéma muet devenait, durant la guerre, la référence artistique d'un cinéma que le passage au parlant allait priver, selon André Breton,  d'une partie de sa poésie. Ces quatre portraits sont à coup sûr des répliques picturales de trois films qui ont fait date (Jean Mermoz, 1943, Les Visiteurs du soir, 1942, La merveilleuse vie de Jeanne d'Arc, 1929). Mélik isole des scènes dramatiques qui ont exalté son désir de peindre.  Il y a bien deux temporalités nécessaires pour comprendre les forces qui ont engendré cette peinture. La temporalité du cinéma, celle du muet qui est en train de devenir une affaire de cinéphiles, celle du peintre imprégné de l'esprit du temps (le héros Mermoz/l'héroïne Jeanne d'Arc/le retour du Moyen Age). Nous entrevoyons ce moment si particulier chez Mélik où le cinéma se fait peinture.

La peinture de Mélik sera aussi soumise à d'autres fluides émotionnels, celle des spectacles du mime Marceau inventés à partir de 1947 au théâtre de Poche Montparnasse. Combien de portraits fantastiques Mélik aura-t-il créés après avoir été parmi les premiers à découvrir Bip ? L'autre artiste qui a suscité ses portraits, infiniment fragiles et étranges,  ce fut Edith Piaf. Le silence et la voix ont eu une telle puissance d'émotion sur Mélik qu'il est un des rares peintres du XX° siècle à avoir tourné le dos au paysage et à la nature morte. Mais a-t-il été pour autant un peintre de portraits ? Surement pas au sens conventionnel d'un visage statique transposé dans un style (Picasso). Puisque le film, le mimodrame ou le récital sont déjà des créations totales, Mélik avait besoin de cette transfiguration par l'art pour créer ses propres images. Des portraits au troisième de degré.

                                                                       Olivier ARNAUD