samedi 21 mai 2022

III, Mélik ou l'art du dessin unique

Les oeuvres graphiques de Mélik ne cessent de nous surprendre. Leur inventivité donne chaque fois une production unique dont on peut retracer le processus créatif. Comme si on remontait à l'origine, jusqu'à cette main du peintre et à ses traces, marqueurs de gestes rapides et calculés.
Sur une grande feuille sépia (49 x 63 cm, circa 1950, collection particulière) Mélik a dessiné 7 nus sur un plan unique, presque sans profondeur. Une frise de corps qui se lit de gauche à droite, comme un système de signes (à la fois icone, symbole et indice). Ce qui frappe d'abord c'est la richesse de ces corps, de leur posture qui insuffle à toute l'image une dynamique de vie. Comme sur une paroi de sarcophage les figures sculptent des attitudes contrastées qu'il s'agit de lire au plus près de leurs propres mouvements. L'équilibre s'opère autour d'un groupe central de trois femmes en marche, les jambes gauches projetées en avant. Les lignes noires sans repentir dessinent le contour du premier corps, quelques traits ajoutant des détails anatomiques (les seins, le sexe, le nombril). Les corps se superposent de plus en plus pour créer une accélération dans le mouvement. Mélik sait que l'espace se compactant, la force visualisée du mouvement s'intensifie. Les corps font écran, créant de la profondeur.
Si les corps sont représentés de trois quarts, les visage sont de profil. Ils semblent obéir à la même règle d'effacement progressif que les corps superposés. Le premier visage est le plus riche (dessin et couleurs), le dernier simplement esquissé.
Les trois visages sont très différents mais tous structurés par des traits précis. Mélik joue avec la différenciation des formes et des couleurs. Le premier profil "à la grecque" est remarquable avec sa chevelure jaune, une couleur qu'on retrouvera ailleurs. Une tache colorée où se mêle du vert et qui éclabousse le haut de la tête. Fait singulier, Mélik a laissé l'empreinte précise d'un de ses doigts dans la matière fraiche. Ce labyrinthe de sillons est un indice aléatoire ou intentionnel qu'il a bien entendu préservé. Le hasard matériel fait partie du processus créatif depuis le surréalisme. Ce visage est le seul a avoir été maculé de blanc, un blanc intensifié au centre pour créer sa propre lumière. On le retrouve en d'autres lieux, tel un courant électrique qui parcourt la surface de l'image.
Les deux autres visages aux formes plus arrondies présentent plusieurs structures minuscules et pourtant très précises. Par exemple cet oeil formé par le triangle de la vision et sa lentille.
La couleur (terre de sienne mêlée au blanc) de la chevelure descendant dans le dos se simplifie en ocre pure. Le corps est parcouru de trois marques d'un blanc intense, puis dilué, faisant rayonner tout ce corps en mouvement.
Le groupe central est mis en équilibre avec deux nus de part et d'autre. Sur la gauche deux nus de face. Sur la droite un grand nu de dos qui laisse apparaitre au dessus de son épaule abaissée une tête qui semble flotter au milieu de taches noires, bleues et vertes. Le grand nu de dos fait penser au nu dessiné à Paris en 1930 (Nu à la chaise, collection particulière, dessin exposé au château-musée de Cabriès dans le cadre de l'exposition André Kertész, Hiver 2021).
Le principe du reflet présent en 1930 se retrouve vingt ans plus tard pour animer la chair sans remplir la surface. Mais le fond sépia permet de simplifier les ombres colorées réduites à une brillante tache blanche sur la hanche et à des dilutions jaunes ou noires sur les jambes. Les deux têtes sont complémentaires avec leurs ovales superposables.
Le chignon vu de dos est coloré par un lavis brun qui déborde la forme ovale inclinée. Le visage absent est regardé par un visage très graphique. La chevelure est le résultat d'un seul passage du pinceau qui traduit le tracé des cheveux relevés. Les deux têtes sont cernées par des éclaboussures de couleurs où se mêlent des gouttelettes noires, vertes ou bleues autour d'un halo sépia. A gauche, les deux premiers nus vus de face sont les plus insolites. Les cernes noirs sont moins appuyés et les corps fusionnent dans une zone indistincte quand ils se touchent.
Autour de ce premier groupe Mélik a saturé tout l'espace extérieur aux corps de taches colorées, opération qu'il ne poursuivra pas avec les deux autres groupes. On a donc ici la zone la plus chargée de couleurs avec un grand raffinement de jaune, de rouge, de bleu et de vert. Le premier visage aux yeux clos est celui d'une femme en train de former son curieux chignon tout en hauteur. On la surprend de bon matin, dans son geste nonchaland, indifférente à qui peut bien la regarder.
L'autre tête est un étrange visage fardé de blanc (effet de masque qui hante toute son oeuvre). Mélik a retracé quelques traits expressifs comme l'accolade des sourcils, la ligne capricieuse du nez puis de la bouche. La chevelure abondante est d'un rouge maculé de noir.
Avec cette oeuvre Mélik pratique un tachisme exubérant en coloriste consommé (bien loin de la réduction chromatique qu'il inventera plus tard, déclarant qu'il peint avec les 4 éléments, le feu, la terre, l'eau et la lumière), au point qu'il couvre en partie sa propre signature et doit recréer en blanc un bras disparu sous les taches colorées.
Cette zone inaugurale a bien des allures chaotiques. Mais au fait, deux visages ou trois ? Un regard rapproché de la tache vert-gris peut nous intriguer.
Une éclaboussure contrôlée laisse apparaitre un visage complet (nez et bouche) avec son oeil inquiétant noyé dans une matière où se mêlent le noir du fond et du jaune, donnant un profil en grisaille plutôt spectral. Finalement, ce mur de taches colorées contient huit visages et non sept. On peut penser à Léonard de Vinci qui conseillait de regarder un vieux mur décrépi pour pouvoir imaginer des paysages fantastiques qu'il suffisait ensuite de recréer. Cette méthode a fasciné André Breton qui en parle notamment dans L'amour fou (1937). On sait que Mélik a rencontré l'écrivain pendant sa jeunesse parisienne (avant 1932) et q'il déclare en 1942 : "Je côtoie le surréalisme tout en demeurant nietzschéen."
L'image est construite sur le principe de la répétition du nu qui utilise pour les corps la ruse du fond sépia (le vide). Par ontraste l'espace est saturé de couleurs (ci-dessous la première coupe verticale, jaune/vert sur bleu/blanc/noir/bleu/noir). Les nus sont organisés en séquence rythmique( 2/3/2) avec un maximum de différenciation dans les postures et les visages.
Non seulement cette oeuvre inédite traduit bien l'esprit de recherche de Mélik mais il est difficile de trouver des artistes qui ont produit, en une image unique, une telle élégante diversité avec cette économie de moyens graphiques. Certes, le principe de répétition du nu renvoie à la psychanalyse de Freud (la compulsion scopique) mais surtout à la séquence connue de l'histoire de l'art, celle de Marey/Duchamp. Vers 1880, le scientifique Etienne-Jules Marey invente le chronophotographe qui permet de décomposer le mouvement du corps en autant d'images à la fois statiques et dynamiques. Voir ci-dessous, Etienne-Jules Marey, Marche de l'homme, 1886 (chronophotographie).
Ce type de photos fascinantes connut une large diffusion et devait intéresser Marcel Duchamp (1887-1968), figure prestigieuse du surréalisme. Ainsi, Nu descendant un escalier n°1 (1911, Philadelphie, collection Arensberg), dont la démultiplication des mouvements, l'indication des articulations du corps par des pastilles blanches, le balayage en éventail de la jambe en dessous du genou, ainsi que les deux bandes noires qui "cadrent" la peinture, sont autant de références aux chronophotographies de Marey (voir Jean Clair, Sur Marcel Duchamp et la fin de l'art, Gallimard, 2000, p. 208).
Le principe de répétition du nu, à la fois identique et différent, est autrement mis en oeuvre dans une autre peinture de Duchamp au message crypté, Portrait de 1911 (ou encore Dulcinée). A première vue il s'agit d'une banale ronde de cinq portraits de la même femme, à la manière d'une chronophotographie transposée en peinture afin d'immobiliser le trajet du corps dans l'espace. Si on est plus attentif aux détails il s'agit d'un déshabillage progressif. "Une jeune femme que Duchamp, à l'occasion, rencontrait en train de sortir son chien, à Neuilly, représentée cinq fois sous des angles différents, se promène sur la surface de la toile en virevoltant comme un modèle de mode." (Voir J. Clair, idem, p. 206).
Ce rapprochement n'indique aucune influence mais souligne au contraire l'originalité de la répétition chez Mélik qui crée un espace psychique où la force graphique du nu contraste avec l'explosion de la couleur. Un dernier détail doit nous retenir. Nous avons vu que Mélik sature l'espace de couleurs autour du premier couple, puis le fond sépia est préservé dans la partie inférieure de l'image. Apparaissent alors des silhouettes comme autant de personnages composés avec un fil de fer entortillé par des mains expertes. Mélik répète en petit l'image de la différenciation du nu et de ses postures.
Tout à droite, sur un sol jaune et vert, un nu de dos, une Vénus callipyge. Ensuite, un nu vu de côté, les bras en action.
Une troisième figurine, dessinée dans l'entrejambe du grand nu central, semble s'avancer vers nous depuis la profondeur de l'espace.
A gauche, dans la zone saturée de taches colorées trois autres figures sont partiellement recouvertes de peinture. Ce qui nous apprend que Mélik a certainement dessiné les sept grands nus, puis les petites figures dans les interstices, avant de colorer le fond. Au dessus de sa signature partiellement recouverte, on ne distingue plus que le bas d'un corps nu qui nous fait face.
Enfin, à l'extrême gauche deux petits personnages à peine identifiables déambulent sur un sol vert, sacrifiés sous une tache noire.
Tous ces nus en réduction sont animés de leur propre vie, dans un autre espace imaginaire. Si les grands nus marchent sur un sol jaune et vert, les petites figurines s'agitent sur leur propre ligne qui serpente dans le fond.
L'image obéit donc à un triple principe de saturation, celui des grands nus en majesté avec sept visages expressifs, celui de la richesse des taches colorées qui invente un fond improbable, enfin la réplique en petit des nus au nombre de six qui démultiplient le jeu des postures. Mélik n'a rien laissé au hasard. Avec cette image unique dans l'histoire de la peinture, comme dans son oeuvre, il a inventé une chronophotographie totalement picturale. Olivier ARNAUD, secrétaire des Amis du musée Edgar Mélik, Cabriès

vendredi 11 février 2022

II, Mélik et l'art du dessin unique

Il semble bien que Mélik ait pratiqué toute sa vie la peinture et le dessin comme deux genres de valeur égale. Alors qu'on est assez familier avec le style immédiatement reconnaissable des toiles de Mélik (au point d'etre moins sensible à leurs variations), les dessins expriment de manière directe le côté expériemental de son oeuvre. Ainsi ce dessin inédit transmis sous le titre : "Cinq femmes posant dans un atelier." (42 x 61 cm, Fusain sur papier rehaussé de couleurs, c. 1945) est-il révélateur d'une univers graphique inattendu.
La première impression est celle d'un chaos de formes humaines destructurées, d'un dessin non fini que Mélik aurait laissé en l'état. Pourtant, en regardant de plus près l'ensemble on peut dégager quelques principes de construction d'une maîtrise retoutable. Ce qui émerge littéralement c'est d'abord la forme centrale et massive d'une femme à la figuration presque fidèle. Assise, son bras gauche replié sur l'accoudoir de son fauteuil, elle tourne la tête vers des corps qui s'entrechoquent à l'intérieur d'une forme conique, le cône de son regard.
Son regard croise celui d'une deuxième femme à la figuration très étrange. Elle se tient sur un plan incliné ovale suggéré par une simple courbe interrompue. Elle parait bien adopter une pose compliquée digne d'un atelier : une jambe ouverte en équerre quand l'autre est repliée, de sorte qu'elle est probablement assise sur son talon, en équilibre instable. Son bras gauche replié, le coude est appuyé sur le genou relevé de sa jambe au premier plan.
Mélik s'est-il souvenu des séances de dessin devant modèle à l'Académie Ranson où il s'était inscrit en 1931 ? Une fois à Marseille (1932-34) on sait par son ami Raymond Fraggi (1902-1976) qu'ils étaient plusieurs jeunes peintres à louer un modèle. Mélik regardait attentivement puis tournait le dos au sujet pour suivre son "modèle intérieur" sans chercher à copier (méthode préconisée par André Breton contre la peinture optique dans Le surréalisme et la peinture, 1928). Dans le dessin de Mélik, Cinq Femmes posant dans un atelier, le contraste est violent entre la "pose académique" du corps et le visage "brutalisé". Dans sa mémoire il juxtapose deux temporalités et deux styles, celui des académies (modernité classique) et celui des avant-gardes (dessins des années 1930 de Miro et dessins dans l'espace du sculpteur Julio Gonzales dont l'influence sur Picasso fut décisive). La photo suivante d'une séance de pose en 1935 dans l'atelier de sculpture de l'académie Ranson (catalogue Eclosions à l'académie Ranson, 2010, p. 29) permet de comprendre la tension qui habite l'art du dessin de Mélik, le conflit entre tradition et révolte qui se donne à voir dans la représentation d'un même corps traité comme une chimère moderne.
Mélik s'inscrit dans une tradition revivifiée par Picasso. "L'artiste dans son atelier" est un thème que ce dernier déclinera toute sa vie avec une jouissance extraordinaire. Il en varie bien sûr les principes. En 1927, pour illustrer Le Chef-d'oeuvre inconnu de Balzac édité par le galeriste Ambroise Vollard, il juxtapose une image classique de l'artiste et de son modèle avec une représentation en arabesque en train d'apparaitre sur la toile. En 1963, c'est un groupe d'hommes qui entourent la sellette du sculpteur, et le modèle dans son fauteuil est déjà un "personnage cubiste" !
Nous verrons plus tard si Mélik représente ou non l'artiste dans l'image, mais pour l'instant il est évident qu'il démultiplie les modèles qui se déclinent selon des styles à chaque fois singuliers. La femme qui prend la "pose académique" avec ses jambes sur un plan incliné ovale est bien une chimère moderne. Son buste se morcelle sous nos yeux comme si elle venait de bouger, les éléments de son corps s'étant mal réassemblés (un sein, une épaule, un bras). Quant à son visage il a pris l'aspect d'un cube brut avec une mèche noire, une bouche ( à moins que ce ne soit l'arête d'un menton) et deux trous bleus pour les yeux. Quelle fonction peut bien avoir la couleur, la tache colorée, dans ce dessin de Mélik ? Ici,l'ocre jaune du bras géométrisé répète celle de la main de la première femme. Depuis les scènes de rue de Marseille, l'oeuvre graphique de Mélik est traversée par une forte opposition entre le principe linéaire (le contour nerveux au fusain) et le principe pictural (les taches colorées distribuées entre le fond - le support éclaboussé - et les formes figurales. Ecriture savante qui ne peut être rapprochée, à la même époque, que des dessins d'Antonin Artaud avec leur polarité entre le motif chorégraphique (le ligne vivante) et le motif chromographique (les taches colorées devenues des signes; voir les analyses de Jacques Derrida, "Forcener le subjectile", dans Antonin Artaud, Dessins et portraits, 1986).
La troisième femme se tient debout, massive comme une idole de Gauguin, une main posée sur ses seins bien marqués. Son corps est recomposé à partir de formes disparates.
La longue tache grise (poudre du fusain mêlée de blanc et de bleu) pourrait représenter une serviette (ou son vêtement tout juste enlevé) qu'elle plaque contre elle pour couvrir sa nudité. L'autre bras est bizarrement schématisé, un signe plutôt qu'une anatomie.
C'est son visage qui a été le lieu d'une tension graphique extrême avec un profil démultiplié, des marques bleues (oeil, sourcil, ligne de contour), une tache blanche pour le front et une masse au fusain noir d'où émergent quelques traits marrons.
Ce visage défiguré (plutôt qu'effacé à la manière de Francis Bacon) regarde vers la droite. Mélik semble bien avoir transposé dans sa figuration le procédé photographique de la surimpression pratiquée par Man Ray dans les années 1930, la période parisienne de sa jeunesse où il pouvait déclarer :" Je côtoie le surréalisme tout en demeurant nietzchéen." (Entretien non publié pour le quotiddien artistique Comoedia, 1941).
Nous avons vu que le regard de la matrone ouvre cette scène comme un théâtre imaginaire qui se déplie devant nous. Le regard circule maintenant dans le dernier groupe féminin telle une toile invisible. Les deux derniers corps d'une singularité absolue font face à celle qu'on vient de quitter. Mélik a crée un trio de dissonance graphique.
A hauteur de visage, en retrait et à échelle réduite, une petite silhouette est bien intrigante. Elle porte une robe fourreau bleu gris qui articule simplement le buste et les jambes qui se sont glissées dans un espace encore libre. Le haut du corps est au fusain, un quadrillage de lignes où on distingue un visage avec tous ses détails (yeux, bouche, nez) et des bras relevés qui encadrent la tête. Le visage le plus touchant est sans doute le dernier, goutte transparente avec ses rubans colorés. Position humble, en contrebas, c'est un visage animé par deux traits seulement, celui d'un regard vers le haut et celui, presque estompé, d'une bouche. Mélik l'a orné de longues bandes d'ocres jaunes et rouges qui retombent sur un long cou gracile.
C'est sans aucun doute le point focal du dessin si on ajoute les masses noires qui font ressortir la couleur. Mais cette femme ne se réduit pas à ce visage épuré, elle a une silhouette hachurée puis une magnifique courbe de hanche. Deux taches d'un jaune très clair signifient la chair d'une main (forme que répète le visage) et la chair d'une cuisse. Cette jeune femme achève par sa beauté évanescente une suite brillante de styles graphiques.
Si on revient en arrière, après cette virtuosité de technique graphique il y a un premier personnage, à l'extrême gauche du dessin. manifestement hors de la scène. Il nous interroge sur le genre auquel le dessin de Mélik peut être rattaché, "L'artiste en son atelier". Mais ce témoin est presque absent, construction au fusain d'une volume perçé d'une cavité oculaire à la Giacometti et d'un buste un peu incliné vers l'arrière, appuyé sur son bras.
Mélik a souvent installé ce médiateur discret entre une scène de femmes (autour d'un lavoir ou dans une rue) et le spectateur extérieur à l'oeuvre. Contrairement à Picasso qui représente l'artiste égocentrique dans son atelier Mélik représente un simple témoin du motif selon une subtile mise en abyme. Il échappe ainsi à la contradiction psychologique de Picasso puisque l'artiste n'a pas à se représenter quand il a compris qu'il est éminemment présent dans l'oeuvre elle-même. Mélik redécouvre un principe de la peinture classique : « Alberti (1404-1472) conseille de disposer un personnage témoin (ou ammonitore) aux bordures des scènes peintes – comme un relais de notre propre stupeur à découvrir un tel spectacle », G. Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, Gallimard, 1999, p. 65. Dans le dessin suivant, Mélik décline cinq femmes selon les étapes de la représentation (du simple lavis à la figuration achevée). Le motif de cette oeuvre n'est donc pas ce qui se voit mais ce qui se fait. Derrière le bâtiment étagé se cache un double regardeur, celui des femmes et celui du processus artistique (Cinq femmes épiées, dessin au fusain rehaussé d'huile, 33 x 41 cm, c. 1935, collection du musée, Cabriès).
Comment voir ce type de dessin unique chez Mélik, et unique dans la production de son temps ? En raison de la maitrise coordonnée de chaque corps et de leur enchainement dynamique il n'est pas question d'y voir un simple exercice. C'est un travail très cohérent où la puissance de l'expression a remplacé l'expression de la beauté. Mais expression de quoi ? De la quête de formes de plus en plus créatrices, de plus en plus ouvertes sur l'inconnu (processus qui définit l'artiste depuis Rimbaud, le poète par excellece selon Mélik). En dépit de ce qu'on peut ressentir comme des lacunes (on aimerait que sa main soit allée plus loin ajoutant une ligne, une main plus docile et fidèle etc.) il ne s'agit donc pas d'une oeuvre inachevée (en dépit du prestige du non finito qui remonte au moins à Michel Ange). On ne peut pas non plus parler de maladresses tant la défiguration est intelligemment coordonnée et croisssante. Que penser de la déformation ? Dans un entretien rare à la télévison régionale en 1969, au moment de son exposition au château de Saint-Pons, Mélik parle de "la force de déformation de Cézanne qui a tout transformé." (INA, Phonothèque, Maison méditerranéenne des sciences de l'homme, Aix-en-Provence). Il rappelle, qu'avant la Première Guerre mondiale, on venait de tous les pays à Paris pour voir ce que Cézanne avait fait à la peinture. Certes chaque artiste comprend Cézanne selon ses exigences, et pour Mélik c'est l'affranchissement du réel qui est remarquable par cette invention d'un rythme formel dissocié de la représentation naturelle. D'où l'ambiguïté du regard qui définit la peinture moderne. "Selon le point de vue qu'adopte le spectateur, le même tableau peut être perçu en terme d'images et en termes de formes pures. Les "Baigneuses" de Cézanne sont-elles des jeunes filles qui prennent leurs ébats sous des arbres centenaires ou les éléments d'une construction formelle qui évoque la croisée d'ogives ?", Waldemar George, Réfutation de Bernard Berenson, 1955, p. 39 (ci-dessous, Les Grandes Baigneuses, 210 x 250 cm, Philadelphie).
Au lieu de cette immense "paraphrase" du monde qu'est la peinture depuis la Renaissance (Carl Einstein) il revient à l'artiste de créer un système de signes étrangers aux formes naturelles, qui certes valent pour elles-mêmes mais qui n'ont plus à être déclinées à l'infini selon des styles historiques. Ce système de signes est une grammaire parfaitement lisible qui exprime la Réalité par une correspondance mentale plutôt qu'optique. Ni maladresse ni déformation (terme qui suppose une référence absolue à la forme naturelle) mais une écriture plastique. Un faisceau d'indices indique que la période de la guerre a été celle d'une crise de la peinture de Mélik qui trouvait enfin à se libérer. Il le dit dans son style abscons (terme qu'il aimait utiliser pour parler du sens de son oeuvre) en 1941 : "Ces peintures vous paraissent peut-être indéchiffrables. Je ne puis aider personne à les déchiffrer. En réalité, elles parlent. Il s’agit de les entendre. La couleur compte, certes, pour moi, mais la ligne ne compte guère. Ce qui compte, c’est le trait vivant. Ce que je nomme langage n’est pas une historiette d’anecdotes, mais un moyen plastique de se faire comprendre de tous avec, - il se peut – d’innombrables différenciations sur le plan logique. Donc, en ceci, il y a synthèse entre le figural et l’abstrait. L’abstraction, peut-être le voyez-vous, peut se faire langage universel mentalement, mais la structure figural humanise et doit rendre vivace, positif même ce langage. D’où cette obstination nécessaire, pensai-je, du caractère figural dans un esprit abstrait. En tout cas, ne pas prendre parti contre la figure, définitivement, car elle a encore quelque chose d’important à dire. » (Entretien inédit pour Comoedia, 1941). Un langage en résonance avec celui de Joan Miro ("Je veux détruire, détruire tout ce qui existe en peinture.", "Je veux assassiner la peintre.", 1928) et celui d'Antonin Artaud ("Une fois encore, l'exhibition de la maladresse, celle des formes et celle qui maltraite le support sur lequel on les voit s'effondrer, ne signifie en rien la défaillance technique d'un dessinateur puéril. Elle met à nu le désastre originaire, encore la maladresse sexuelle de dieu, depuis laquelle il y a la technique, l'art, les beaux-arts et le "principe du dessin". La maladresse n'est pas celle du dessin, elle est dessinée - à dessein.", Jacques Derrida, Antonin Artaud, Dessins et portraits, 1986). Même volonté de dépasser l'adresse technique de la ressemblance pour inventer un nouveau langage figuratif. Il est bien sûr inutile de chercher des ressemblances entre des écritures qui entendaient dépasser la norme technique de la ressemblance à la Nature. Ci-dessous : Antonin Artaud, L'homme et sa douleur (1946) et Joan Miro, Tête (1930).
Finalement entre Cinq femmes épiées (c. 1935) et Cinq femmes posant dans un atelier (c. 1945) Mélik ouvre le regard du spectateur sur le processus de l'oeuvre. Il s'agit bien de cinq femmes qui se donnent à voir mais surtout qui nous acheminent de la ressemblance massive au signe nu de la beauté.
Olivier ARNAUD, secrétaire de l'association des Amis du musée Edgar Mélik, Cabriès

jeudi 22 juillet 2021

Edgar Mélik au musée Cantini ?

Le musée Cantini consacre cet été une exposition remarquable au peintre d'origine russe Alexej von Jawlensky (1864-1941) qui a croisé tous les artistes et les courants de la peinture moderne (fauvisme et expressionnisme notamment). La présentation chronologique et surtout thématique de ses oeuvres est remarquable par la qualités des oeuvres, la diversité des provenances et l'explication progressive des démarches du peintre autour de sa quête de la spiritualité du paysage et surtout du visage, inséparablement humain et divin à ses propres yeux. D'où le titre de l'exposition : "Promesse du visage" (jusqu'au 26 septembre). Un des premiers peintres à travailler en série, Jawlensky traverse toutes les formes de la figuration moderne du visage fauve puis expressionniste avant de recréer le visage humain avec des éléments géométriques pour aboutir enfin à une spiritualité discrète où la croix formée par l'arête du nez et les yeux clos sera magnifiée par la couleur.
Entre ces deux extrêmes que sont la géométrisation rigide du visage et sa spiritualisation colorée Jawlensky a produit des visages colorés aux lignes souples qui sont absents de cette exposition, sans doute parce qu'ils sont les plus connus de cet artiste ( Deux Têtes mystiques, 1917)
Mélik est aussi un peintre du visage mais pour son caratère chaque fois étrange et singulier. En ce sens il est plus proche de la violence subie par les visages de Picasso. Une oeuvre inédite de Mélik est assez unique pour qu'on se demande d'où elle surgit (Orange comme une tête, 76 x 53 cm, collection particulière).
Ce profil de trois quarts est remarquable à plus d'un titre par ses couleurs, la structure du visage et les lignes expressives de scarification. Triple originalité qui semble d'abord recouper les déformations de Picasso et le charme des couleurs de Jawlensky. Mais il est indéniablement un élément de la démarche heuristique de Mélik. Il n'impose au visage ni le schéma cubiste (ci-dessous, Picasso, Femme qui pleure, 1937) ni l'élégance spiritualisée. C'est par la disproportion qu'il reconstruit la tête, les yeux hétérogènes (principe du regard dans les portraits de Mélik) étant repoussés vers le haut. La réduction du front et la chevelure plaquée dégagent une joue immense où circulent des marques-incisions blanches et noires qui animent le visage... ou le blessent. Un masque primitif et lumineux plus qu'une tête. Mais s'agit-il d'un décor peint à même la peau du visage ou de lignes tracées sur un masque représenté dans le tableau de Mélik ? La réversibilité du visage et du masque met en crise l'identité humaine, comme chez James Ensor ou Matisse (voir blog, "Figure-Masque chez Mélik et Matisse", août 2013). Mélik n'a jamais été aussi proche du masque ou de la peinture faciale avec ce tableau abstraitement ethnique. Il ne cherche pas une expression exagérée (comme Picasso) ni une psychologie individuelle, mais un type dépersonnalisé pour chaque visage humain, selon une logique qu'on peut dire anthropologique : "Le décor est le visage, ou plutôt il le crée. C'est lui qui confère son être social, sa dignité humaine, sa signification spirituelle, élevant l'individu biologique "stupide" à la hauteur du personnage social qu'il a pour mission d'incarner." (Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, 1958, p. 302; ci-dessous, peintures de masque des Indiens de la côte nord-ouest du Canada).
Le visage chez Mélik est un champ de recherche sans répétition, ni forme stabilisée. Mais des logiques se développent et donnent lieu à des "marcottages" qui permettent de deviner les interrogations et les changements d'orientation des formes plastiques du visage. Ainsi de cette femme à la poitrine généreuse qu'elle nous présente comme un plateau symbolique enserré dans ses propres bras (Portrait charnel, 73 x 51 cm, HSB, collection particulière, voir l'article "Escalader le sein : quel érotisme dans la peinture de Mélik?" blog octobre 2015).
Le visage de face produit un regard impossible avec ses yeux hétérogènes et ses arcs électriques noirs qui défigurent l'apparence et inquiètent le spectateur. D'autres visages tout aussi uniques explorent le volume du visage, grossissant le front grâce à un plan serré et plongeant (par exemple Tête massive, non localisé).
Mélik n'a manifestement pas travaillé selon la loi de la série si bien pratiquée pour le visage et le paysage par Jawlensky, ni selon la loi de la variation illustrée par Picasso. A partir de ces trois oeuvres inédites de Mélik on découvre sa démarche heuristique qui donne à chaque fois une solution singulière et non répétable (un hapax). Il n'y a pas de désir de stylisation (épuration d'un visage humain et divin chez Jawlensky), ni de désir d'un style (le schéma cubiste applicable avec inventivité à toute chose, un visage, un hibou ou un bougeoir chez Picasso). Pour ces trois "portraits" de Mélik on pourrait parler d'un air de famille qui n'exclut pas quelques principes formels (disproportion, hétérogénéité des yeux, arabesque). Cette petite exposition virtuelle nous rappelle aussi que Mélik est matériellement présent au musée Cantini puisqu'il a donné deux de ses tableaux au musée en 1960 (comme le rappelle la plaque gravée du hall d'entrée, 1°colonne, 19° nom).
Quelles sont ces oeuvres du fonds permanent ? Grâce à la générosité du musée Cantini nous disposons de photos de ces tableaux acquis en 1959 et 1960 (ils ont été exposés en 1971, "100 artistes provençaux, 1900-1970", Musée Cantini, Marseille, janvier-février 1971). Le premier a pour titre Jeux d'innocents (HSC, 53 x 45 cm, 1959, acquisition musée Cantini, 1960, copyright du photographe : Gérard Bonnet). Il appartient à un type d'image-pictogramme où les figurines simplifiées comme sur une paroi de la préhistoire racontent une histoire merveilleuse d'hommes et de chevaux que chacun est libre d'écrire. Les attitudes de ces figures claires sont très expressives et se détachent sur un fond abstrait bleu et vert de ciel et d'herbe. D'autres oeuvres de Mélik, peu connues, sont à rapprocher de ce type de langage entre Paul Klee et Miro.
L'autre oeuvre nous paraitra plus familière parce que plus figurative malgré un type de déformations qui est la signature capricieuse de Mélik. Le titre, certainement attribué par Mélik, comme à chaque fois qu'il se détachait d'une oeuvre (vente, exposition ou don) est transmis par le musée : Les Demoiselles (HSC, 64 x 48 cm, acquis à l'artiste en 1959, copyright du photographe : Gérard Bonnet).
Plus qu'un portrait il s'agit bien d'une galerie étrange et fascinante de trois têtes de jeunes filles. Mélik a varié à plaisir les formes à l'intérieur de l'image. Le portrait en buste offre un visage linéaire et fortement asymétrique avec les arêtes "classiques" pour le nez et les sourcils, sans oublier les yeux clos (autre principe récurrent chez Mélik). Une tête plus petite ne fait qu'émerger du sol. Le visage est ici tout en courbe, et ses grands yeux bleus nous prennent à témoin (nous incluant de force dans la scène étrange). La troisième "demoiselle" est une arabesque de couleur jaune et rouge. On se sait pas exactement si elle regarde de son oeil sombre le ciel bleu et les nuages. Selon un principe de la construction de Mélik, si on tourne l'image de 90 ° à droite on reconnait un visage complet mais anamorphique. Elle nous regarde de tout son visage étiré avec un oeil noir et un oeil bleu.
La signification symbolique du tableau doit intriguer. Le terme "demoiselle" peut paraître neutre, mais il a un sens social et argotique qui renvoie au monde de la prostitution. S'y ajoute une immense portée artistique qui n'est plus à prouver depuis le tableau de Picasso de 1907, Les Demoiselles d'Avignon, entrée fracassante du style primitiviste dans la peinture moderne. "Quand Picasso peint Les Demoiselles d'Avignon, c'est sauvagerie contre sauvagerie. L'une se déguise, mais n'en organise pas moins la prostitution des bordels et le commerce des corps au risque des maladies : sauvagerie froide, rentable et organisée. L'autre sauvagerie, singulière et sacrilège, opère à nu, puisqu'il en va justement du dévoilement cru d'une réalité dont il est confortable de jouir en oubliant sa mécanique.", Philippe Dagen, Primitivismes. Une invention moderne, 2019, Galimard, p. 328. Le titre du tableau de Mélik est volontairement ambigu mais un détail ne laisse pas de doute. Le cadre coupe le grand corps de la demoiselle qui se dresse juste au-dessous de son sexe ou "mont de Vénus", selon un loi du cadre qu'on retrouve dans d'autres tableaux de Mélik (voir sur le blog, "Mélik, scènes autour de la prostitution ? ", mars 2018). Ce tableau et son titre ouvrent ainsi une piste sur la fonction plus importante qu'on ne l'imagine du rapport entre l'image picturale et l'image verbale, en raison des effets visuels déclenchés par les titres (voir Marianne Jakobi, Jean Dubuffet et la fabrique du titre, 2006, CNRS Editions, et "Nommer la forme et l'informe. La titraison comme genèse de l'oeuvre de Jean Dubuffet", 2004, en ligne). En offrant cette toile à un musée avec ce titre voilé, Mélik aurait-il fait un "mot d'esprit" à l'institution ?
Ces deux oeuvres remarquables pour l'esprit de la peinture de Mélik méritent toute notre atttention, pour peu qu'on soit sensible à la 'beauté étrange" (Baudelaire) de son imagination picturale. Ni style, ni stylisation mais invention d'un monde dont chaque élément est à découvrir comme une petite énigme esthétique. Il faut aller voir la "Promesse du visage" de Jawlensky et faire dialoguer le monde de Mélik avec cette exposition remarquable. Olivier ARNAUD, secrétaire des Amis du musée Edgar Mélik