samedi 14 mars 2020

Le monde étrange de Mélik, 1939-1947

 André Breton  "Le merveilleux est toujours beau, n'importe quel merveilleux est beau, il n'y a même que le merveilleux qui soit beau." (Manifeste du surréalisme, 1924);
"La beauté sera convulsive ou ne sera pas" (Nadja, 1928); "Le beauté convulsive sera érotique-voilée, explosive-fixe, circonstancielle-magique, ou ne sera pas." (L'amour fou, 1937).



On peut comprendre un artiste de plusieurs façons, les plus courantes passant par le style ou la chronologie. Dans le cas de Mélik il est possible de grouper les oeuvres par séries qui peuvent se chevaucher dans le temps. Une série laisse découvrir un thème et ses variations (la femme et le pantin), l'exploration  d'un problème (dessin ou peinture) ou d'une construction (visages composés), etc.
La série que nous proposons se définit d'abord par une dimension (grands formats), par la subtilité des couleurs (ni les ocres de la première période, ni les trois couleurs primaires de la dernière période), par la manipulation des proportions du corps , par un style (maniérisme moderne) et par un courant littéraire (surréalisme).

Quatre tableaux sur les cinq de cette série sont répertoriés dans le catalogue Déluge mystique, réalisé par la conservatrice Danièle Malis et publié par le musée de Cabriès en 1994 (N° 27, Le Rideau Gris, N° 28, La loge, N ° 49, Volupté féérique, N° 47, Femme au chapeau, et La Femme-araignée, non répertorié).

Edgar Mélik, Le Rideau gris, HST, 150 x 100 cm, collection particulière






















































































Edgar Mélik, La loge, HST, 110 x 78 cm, collection particulière

 Edgar Mélik, Volupté féérique, HST, 119 x 84 cm, collection particulière


Edgar Mélik, Femme au chapeau, HST, 130 x 95 cm, collection particulière





















Edgar Mélik, Femme araignée, HST, collection particulière






























Par chance, le tableau La loge porte au dos la mention  peinte " Mélikedgar 1939-1947 ". Période charnière qui  regroupe tous ces grands formats qui ont des différences évidentes mais qui se distinguent plus encore de ceux qui les précédèrent et de ceux qui suivront. Il s'agit donc de dégager l'esprit esthétique de cette série somptueuse où Mélik s'exprime sur de grandes surfaces avec des compositions brillantes.  Que peut bien signifier la période 1939-1947 pour un tableau ? En raison de son unité complexe chaque toile traduit d'abord une synthèse formelle qui a pu évoluer ensuite, sans qu'on puisse en mesurer le gradient (il faudrait une série de photos pour les états successifs d'un tableau). On sait toutefois que Mélik travaillait simultanément sur plusieurs toiles, en les modifiant légèrement jusqu'à ce que chacune lui indique quand elle était finie. Ce processus est l'exact opposé de celui de Picasso qui pouvait produire très rapidement plusieurs dizaines de versions d'un unique tableau classique, comme les Ménines de Vélasquez (en 1957, 58 versions en quelques semaines).  Mélik n'est pas un peintre cérébral, technicien de la peinture. Il répétait que sa "peinture n'est pas conceptuelle mais absconse", pour  signifier qu'elle contient une part d'obscurité et de trouble (ou de laideur, si on parle esthétique). Le témoignage de l'écrivain surréaliste Hubert Juin (1926-1987) est fiable  puisqu'il venait de passer plusieurs semaines à Cabriès au moment où parait son livre en 1953 :

"La façon qu'a Mélik de travailler m'a clairement indiqué qu'il avait recours à une nette activité médiumnique. L'élaboration de la toile est extrêmement lente (certaines ont mis des années à devenir ce qu'elles sont), et il en va comme une sorte de mûrissement - tant intérieur qu'extérieur - leur était nécessaire. Les tableaux rangés au long des murs, Mélik passe de l'un à l'autre et procède par courtes modifications successives jusqu'au jour où l'un d'eux se détache de lui-même, et, lui-même, se juge terminé. Je n'ai jamais mis en doute qu'il en allait chez Mélik d'une dictée venue d'un cosmos antérieur au cosmos visible. Les éléments de cette dictée n'obéissent pas à un automatisme torrentiel, mais plutôt à une lente montée de forces et d'intentions occultes. Lorsque je parle d'une activité médiumnique, il ne faut pas découvrir là une activité de transes et de délire. Il s'agit d'un engouement mystérieux qui entr'ouvre les portes du plus ancien langage chiffré  celui de la Sagesse immémoriale de ce qui est." Hubert JUIN, Edgar Mélik, la peinture à la pointe du temps, 1953, p. 30.

Jeune écrivain de 27 ans Hubert Juin connait  bien le milieu surréaliste  et son livre est à clef. Tout son langage est imprégné des idées d'André Breton, des deux Manifestes du surréalisme (1924 et 1928) et de la trilogie amoureuse-magique de Nadja, L'amour fou et Arcane 17 (1928, 1937 et 1947). Il y a une part  d'interprétation mais c'est surtout une rencontre subjective car nous savons que Mélik a été marqué par le surréalisme dès sa jeunesse parisienne, qu'il fut un lecteur précoce des Champs magnétiques (livre publié en 1920 à diffusion confidentielle), qu'il se déclare en 1942 "nietzschéen tout en côtoyant le surréalisme", qu'il écrit un poème surréaliste pour sa grande exposition "Ponts coupés" en 1950, et qu'en 1969 il écrit au dos d'un tableau l'expression d'André Breton "la grande inconscience" pour souligner la dictée magique ou l'automatisme psychique (expressions inventées par A. Breton) du portrait qu'il vient d'achever.

           Chaque tableau de cette série est un portrait hiératique et compliqué avec sa structure étrange. Dans le tableau La Loge,  le "titre" évoque assez bien un couple très élégant au spectacle. Ce qui impressionne c'est la construction savante de l'espace de la représentation des personnages sur deux plans différents, avec une articulation complexe des parties du corps et du vêtement. Les visages sont étirés de manière énigmatique et, en même temps, cohérente. Ils sont repoussés en haut du tableau, conséquence logique  d'un cou effilé, défi au réalisme.





Le Rideau gris est une galerie de portraits des jeunes gens qui montaient à Marseille entre 1932 et 1935 des pièces du théâtre élisabéthain (Shakespeare a créé avec Hamlet "la figure la plus accompli du maniérisme européen"). L'atmosphère funèbre et fantastique du tableau s'explique par l'imagination esthétique de Mélik qui a su ordonner ces jeunes visages aux yeux fermés, à l'allure bouddhique, en une ronde brillante. Plusieurs d'entre eux étaient ses amis (André Roussin et Louis Ducreux).



Avec Volupté féérique Mélik compose une énigme érotique-voilée où il multiplie les objets insolites et raffinés (chapeaux au sol, bouteille à la couleur précieuse lapis lazuli, colliers de perles, etc.). La tête mystérieuse  avec la ligne noire de ses cheveux, le contraste du rouge de cette étrange coiffe, la ligne arquée du nez et cette immense paupière sur un œil bleu, l'élégance du cou qui surgit d'un col au bleu rare, tout fait de ce visage un masque fascinant. Un visage transformé en masque par son artifice esthétique.





Mélik réalise avec La femme au chapeau une curiosité inquiétante qui associe l'abstraction des couleurs et la déformation esthétisante du visage et du mouvement de ce corps féminin méconnaissable. La sophistication du vêtement est extrême, avec ce chapeau aux rebords sinueux improbables. Mais c'est avec ce visage hautain où se combinent couleurs rares et formes bizarres (l'oreille, les paupières) que Mélik défie le réalisme par l'invention d'une beauté inaccessible.



Dans la Femme-araignée le visage reprend quelques signes raffinés des autres portraits (sourcils, paupières, ligne convexe du nez, oreille) mais ce crane aux cheveux courts et ce regard perdu provoquent une sourde inquiétude renforcée par son étrange beauté.

Mélik provoque notre sens esthétique conventionnel pour nous faire accéder à un univers mental où la sensualité et le mystère vont de pair. Nous sommes assez loin de l'évolution ultérieure de sa peinture, parfois rapproché de l'art brut (Jean Fautrier, Jean Dubuffet), quand sa matière deviendra granuleuse (après 1955) et les formes moins précises. La création d'énigmes esthétiques se poursuivra avec d'autres moyens techniques et avec moins de complexité absconse (en apparence).
Comme toute création très singulière il est difficile de trouver des affinités à l’œuvre de Mélik. Mais elle se singularise tout en appartenant aux avant-gardes de son époque. Il semble que Mélik ait eu peu d'intérêt pour la peinture dite "surréaliste" (sauf Victor Brauner dont il laisse un merveilleux portrait dérangeant). Par contre son univers mental a été nourri par la lecture des auteurs surréalistes (André Breton, Aragon) et par ceux qu'ils célébraient (Blake, Lautréamont, Rimbaud). Il partage avec ce surréalisme littéraire et picturale le besoin de s'exprimer par des formes énigmatiques. Toutefois Mélik ne cherche pas à créer des êtres imaginaires ou effrayants (André Masson, Max Ernst)  mais des êtres transformés selon des règles qui sont celles d'un univers non physique.
Tous les artistes des avant-gardes que Mélik a admirées et dont il parle (fauvisme, cubisme, futurisme, surréalisme) avaient inventé des créatures selon des formes devenues autonomes et donc anti-naturaliste. Y compris, et surtout Picasso.

Joan Miro, Portrait de la Reine Louise de Prusse, 1929
Picasso, Femme à la fleur, 1932

            
Masson, Gradiva, 1939







Pourtant les énigmes esthétiques de Mélik sont assez différentes de celles du Picasso (sa période surréaliste), d'André Masson ou de Victor Brauner. Il s'inscrit dans la même avant-garde, ce défi au réalisme (qu'il soit classique ou académique) grâce à l'autonomie des formes qui permet tous les arrangements étranges. Mais il reste un figuratif de l'humain, et il refuse la dissociation et la recomposition du corps qui conserve, chez lui, son unité structurale. La Femme à la fleur de Picasso a été rapprochée des créations d'Arcimboldo (1527-1593)  dont les portraits sont des compositions reconnaissables avec des objets insolites. Chez Mélik, la part naturelle du corps et du visage ne disparait pas au profit d'un artifice plastique. Malgré les distorsions qui peuvent déranger quand elles sont ressenties comme inesthétiques, le corps reste un tout humain dont les parties restent charnelles en dépit d'une anamorphose. Par exemple, l'agrandissement et l'étirement du cou, des paupières, ou des mains conservent à peu près les rapports de proportion du corps naturel (variation homothétique) quand d'autres éléments du visages gardent leur rapport naturel (lèvres, menton). Dans le tableau ci-dessous, les trois personnages (un homme au premier s'avance vers nous, une femme en retrait et un enfant devant elle) les transformations des jambes et du bras de l'homme sont dynamiques, puisqu'ils traduisent des rapports à l'espace. Celles des visages sont plutôt"spirituelles".
 
Edgar Mélik, Homme, femme, enfant, HST, c. 1938, collection particulière


Peut-on parler de "maniéristes modernes" pour tous ces peintres proches du surréalisme, en incluant Mélik ? (voir la thèse de Gustav René Hocke, Le Labyrinthe de l'art fantastique. Le maniérisme dans l'art européen,1957, et la Préface d'Eric Darragon au livre Maniérisme et antimaniérisme dans la peinture italienne, de W. Friedlaender, Gallimard, 1991).

Dès le début du cubisme de Picasso la fantaisie, heureuse ou tragique, de ses recompositions  a été rapprochée du maniérisme comme style et comme époque de l'histoire de l'art. Par exemple le spécialiste Walter Friedlaender écrivait dès 1929 :
  "Le jugement sur le genre est subjectif et susceptible de changements. Chaque génération juge différemment, car au XIX° siècle Justi qualifiait  Greco de maniériste. Aujourd'hui nous considérons cet Espagnol comme un génie naïf. Mais si quelqu'un déclare que Greco est un maniériste, nous voulons apprécier ce qualificatif, et s'il a été créé arbitrairement, il ne reste qu'à combattre cette théorie et à déduire son oeuvre d'une autre théorie.
De même je vois Picasso donner tous les signes apparents d'un maniérisme pur. Mais il ne m'enthousiasme pas au point d'accommoder les doctrines d'art à son oeuvre
." (cité dans la revue Documents, 1930; voir son livre Maniérisme et antimaniérisme dans la peinture italienne, 1957).
En France c'est le surréalisme des années 1920-1930 qui va stimuler l'attention pour le maniérisme (1520-1620), pour le distinguer enfin du baroque, l'autre contestation du classicisme avec lequel il était confondu. Les artifices inquiétants (moins des déformations que des créations irréelles) des Surréalistes comme de Picasso expriment un doute violent face à une représentation d'une Nature soumise à la Raison humaine (classicisme). La belle harmonie de la beauté classique ne trahissait-elle pas la conscience d'une tension entre le réel et l'idéal ?
"Les artistes de la Renaissance surmontèrent la tentation et la démesure qui leur venait du monde extérieur (social, politique et religieux) en observant le canon esthétique du classicisme. Cette tentative aussi géniale qu'artificielle de figer un ordre spirituel et social en pleine métamorphose dans des emblèmes immobiles et lumineux de la beauté ne put toutefois se soutenir que durant un temps assez court. Déjà chez Léonard de Vinci la beauté devient charme mystérieux.", G. R. Hocke, Du Labyrinthe de l'art fantastique. Le maniérisme dans l'art européen, 1957).
En parlant de maniérisme à propos de la peinture de Mélik nous ne faisons que l'inclure dans le Surréalisme dans lequel l'histoire de l'art voit une résurgence de la révolte raffinée contre le réalisme classique de la beauté.

Après avoir caractérisée la série de Mélik qui manifeste une esthétique de la beauté étrange, proche du surréalisme littéraire, mais assez différente des artistes surréalistes (déformer la structure du corps
ou la recréer par un artifice), il faudrait trouver quelques affinités précises entre la peinture de Mélik et le maniérisme historique. Mélik a-t-il inventé un "maniérisme moderne" qui lui est propre ?

Parmigianino, Autoportrait dans un miroir convexe, 1520, 24 x 24 cm, Musée de Vienne

Le maniérisme est un courant stylistique (1520/1620) qui se place entre la Renaissance (Bellini, Mategna, Raphaël) et le baroque (Le Caravage, Le Bernin, Rembrandt, Rubens). Le terme est inventé par Vasari (Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, 1568) pour désigner les dernières oeuvres de Michel-Ange au style sinueux pour représenter le corps humain, et surtout ses imitateurs "fautifs" qui auraient exagéré cette manière (Maniera).  L'Autoportrait de Parmigiano est un premier manifeste de cette sensibilité artistique quand le jeune peintre de 22 ans se représente dans un miroir convexe qui déforme la pièce. La main est projetée dans un espace irréel et ingénieux qui en change totalement l'apparence (anamorphose).

"La main géante, convulsive est rendue en style "serpentina". Dans cette main s'exprime un désir encore juvénile de relativiser spatialement l'objet, c'est-à-dire de le libérer de ses dimensions normales, selon la tension du besoin subjectif d'expression." (G. R. HOCKE, Labyrinthe de l'art fantastique. Le maniérisme dans l'art européen, 1957).

Si on se focalise sur la main dans les cinq tableaux de Mélik on retrouve cette anamorphose insolite (plutôt qu'expressive comme dans le barque) qui s'explique par le fait que son travail artistique traite les parties du corps comme autant d'éléments autonomes dont les proportions naturelles ont été modifiées.

Dans Le Rideau gris les têtes sont devenues des "objets" autonomes disposés d'une manière très ingénieuse qui évoque la cruauté de têtes coupées aux yeux clos et disposées sur des plateaux (en fait l'empilement des frises, ces cols à dentelles portées par les hommes à la cour élisabéthaine). Le tableau est donc un manifeste de la puissance visuelle de la peinture qui réfléchit l'illusion des acteurs  (portraits de Ducreux, Alain Cuny, Fluchère, André Roussin, etc. ). Face au théâtre de la cruauté du XVI ° siècle et à ses émotions cruelles Mélik renvoie l'image de la "mort symbolique" des acteurs. L'autoportrait de Mélik (position dominante du regardeur en haut à gauche) est une invention particulièrement curieuse, bien dans l' esprit maniériste. Mélik, simple spectateur convulsif devant ce théâtre violent, a le pouvoir de se représenter. Il n'existe pas dans le tableau en tant qu'acteur mais en tant que producteur de l'oeuvre peinte. Il ne s'agit pas d'un banal autoportrait mais d'un "portrait auctorial", une signature (au sens de Victor I. Stoichita dans Le dernier carnaval. Goya, Sade et le monde à l'envers, 2016). Le tableau n'est pas une représentation bizarre qui relèverait d'une critique du goût (maladresses inesthétiques, manque de respect envers la nature, etc.), mais la figuration d'une idée étrange - de l'humour noir -  semblable aux images verbales qui abondent dans les fragments poétiques des Surréalistes ("Sur le pont la rosée à tête de chatte se berçait", André Breton, Premier Manifeste du surréalisme, 1924,  ou "Lumière noire vieil incendie / Aux cheveux perdus dans un labyrinthe", Paul Eluard, Ce que dit l'homme de peine, 1934).

L'axe du tableau est un labyrinthe savant de mains et de bras en écho avec la gestuelle du théâtre. Peinture mentale et figurative qui refuse l'imitation des apparences et les idées simplistes.






































La "Loge" est un tableau également sophistiqué mais avec des moyens plastiques différents : des ocres au rouge, une construction spatiale aussi complexe mais centrée sur deux personnages, le même lieu (le théâtre) mais selon un point de vue opposé (des comédiens au couple qui devient sujet de l'art). Le prestige du lieu est renforcé par le raffinement des vêtements. Les mains sont également des "objets" autonomes dotés de significations indéchiffrables (une rhétorique mystérieuse). Le bras masculin est pourvu d'une main dont le pouce et les autres doigts forment un cercle insolite. Au-dessus la main féminine étale ses doigts tel un éventail ouvert. L'allongement des doigts obéit à une règle d'anamorphose qui s'applique aussi à d'autres éléments du corps (le cou, notamment).



L'importance de l'expression par les mains est un trait des portraits produits par le maniérisme historique, notamment chez Bronzino (1503-1572). Dans ses portraits les visages sont rigides et froids comme des "masques" mais par contraste "les mains sont nerveuses, agitées, pénétrées de spiritualité et cette nervosité est destinée à compenser le masque."(l'historien de l'art Hans Hoffmann, cité par le psychanalyste Ludwig Binswanger, Trois formes manquées de la présence humaine. La présomption, la distorsion, le maniérisme, 2006).

Bronzino, Portrait d'homme tenant une statuette, 1540, musée du Louvre





















 L'espace joue un rôle primordial dans la travail du style maniériste, mais en refusant les proportions naturelles et des lois de la perspective. L'idéal de la Renaissance est aboli dans ce mouvement artistique anti-classique. La tête dans le tableau de Mélik est démesurée, car l'artiste a le droit de jouer sur les  rapports de proportion comme la nature le fait en permanence, même si l'idéal classique le dissimule en laissant croire à une harmonie stable et parfaite. Déjà chez l'enfant le rapport entre la dimension de la tête et le reste de son corps n'a rien à voir avec ce qu'il sera dans le corps adulte. Quant aux proportions des différentes parties du visage elles changent d'un individu à l'autre, sans qu'on parle de distorsions. Mélik s'inscrit dans cette crise de la ressemblance du portrait, il accentue la diversité biologique et psychique des visages, comme Giacometti, Bacon  ou Jean Dubuffet à la même époque.
 "Et c'est là peut-être que la démarche de l'artiste approche au plus près de l'énigme de la nature. Là où les théories artistiques, qui croyaient depuis Léonard de Vinci, pouvoir rivaliser avec les sciences physiques, tentent de réduire les phénomènes entiers de la sphère visuelle à un petit nombre de lois qui suffiraient à les expliquer tous, le travail créateur, tel que l'entend Giacometti, s'attache à décrire la diversité d'un monde naturel toujours plus riche et plus illimité que tout ce qu'on aurait pu croire, imaginer, ou prévoir.", Jean Clair, Alberto Giacometti. Le résidu et la ressemblance, 2000).


Le peintre grossit les paupières ou les allonge en fonction de ce qu'il ressent devant tel ou tel être. Le visage occupe une place dominante dans la représentation sans qu'il soit centré comme dans un portrait classique. Chez Mélik il est repoussé vers le haut du tableau et coupé par les limites de la toile (sur la signification des bords et des coupures dans le tableau, voir Avigdor Arikha, Peinture et regard. Écrits sur l'art 1965-1990).



 Dans le tableau "Volupté féérique" une femme assise est habillée de vêtements aux tissus raffinés, et derrière elle une femme nue tourne sa tête vers nous avec son sexe caché irradiant le rouge.

                             "La beauté convulsive sera érotique-voilée."

Le grand visage repoussé vers le haut de la toile a tout l'air d'un masque de déesse avec sa coiffe rouge. La position dans l'espace est ingénieuse et anti-naturelle en raison des bras croisés au-dessus de sa tête mais décalés pour laisser voir ses mains. Les mains sont mystérieuses avec leurs doigts effilés et les reflets d'or et de blanc. Ce qu'on pourrait prendre pour une maladresse dans la fidélité au dessin naturel est une recherche ingénieuse de lumières et d'abstraction.Les lèvres de cette femme-masque ont été recouverte avec la matière rouge sortie du tube. Procédé anti-naturel qui oppose la surface lisse du tableau soi-disant mimétique à l'épaisseur réelle de vraies lèvres.


"Avec Greco, le plus important de son époque après le Michel-Ange des dernières années, le charme reprend son sens primitif de carmen, de fascination, un sens très personnel, génial, de l'effet esthétique des couleurs, des lignes et des surfaces conçues dans un sens abstrait." (l'historien de l'art Lossow cité par Hocke, op. cit., chapitre 2, Grâce et secret).

                                 "... il n'y a même que le merveilleux qui soit beau."



Dans le quatrième tableau, Femme au chapeau, la composition anti-naturelle atteint des sommets d'ingéniosité. Toutes les formes sont étirées et flottantes dans un formalisme maniériste généralisé. Le personnage au vêtement raffiné s'avance sur un chemin qui se prolonge dans le fond selon une abstraction vertigineuse, avec de petites figures qui sont autant de spectres humains qui créent du mystère.






















Mélik retrouve spontanément les manipulations raffinées de l'espace avec au premier plan une Femme au corps étiré dont l'ample vêtement flotte en créant une surface colorée complexe et un fond abstrait peuplé d'êtres presque irréels.

"Les objets et les figures se disposent selon une perspective nouvelle qui n'est plus l'espace géométrisé de la Renaissance : les verticales s'allongent, les horizontales se raccourcissent selon une perspective accélérée... Le maintien des personnages affecte une grâce décorative et recherchée..." (Lossow et sa liste des caractéristiques de l'esthétique maniériste, dans René Hocke, op. cit.).

Parmigiano, Vierge au long cou, 1535, Musée des Offices, Florence











Détail à droite, Saint Jérôme, avec perspective accélérée

Il semble bien qu'on puisse dégager un maniérisme commun à cette série de cinq tableaux, ce qui permet de dire que Mélik a inventé un "maniérisme moderne", au même titre que l'historien de l'art Jean Clair affirme que Giacometti, après sa période surréaliste, a su inventer un "réalisme moderne" (voir "Alberto Giacometti : La Pointe à l’œil", in Cahiers du Musée national d'art moderne, n° 11, 1983). Cette invention est moins imitative que celle de Modigiani (1884-1920) qui s'est consciemment inspiré du courant maniériste historique pour inventer ses formes mélancoliques (voir Modigliani et l’École de Paris, catalogue Fondation Gianadda (2013). La revue L'art et les artistes d'octobre 1934 rapprochait déjà certaines toiles de Mélik de Modigliani lors de son exposition à Marseille, galerie Da Silva.

Modigliani, Jeanne Hébuterne au chapeau, HST, 92 x 54 cm, Kalidoro collection



Beccafumi, Annonciation, 1546, Eglise de San Martino, Sarteano

















Chez Mélik l'invention maniériste se focalise sur les mains comme ce détail de La Femme au chapeau le montre. Elles surgissent de manches largement ouvertes dont le tissu intérieur est d'un vert raffiné, avec une ombre bleue. Sur un fond coloré abstrait les mains s'opposent par la disposition expressive des doigts qui sont devenus des formes irréelles. Invention mystérieuse qui n'a de sens que dans une expérience esthétique ingénieuse et éloquente.







Le maître littéraire de l'esthétique maniériste a été Federico Zuccari (1542-1609) qui a défini le "disegno interno" comme puissance de l'esprit de l'artiste qui invente des formes et des compositions artificielles plutôt qu'il ne les déduit de l'observation de la nature. André Breton retrouvera la fonction de la "représentation intérieure" pour s'opposer à la copie du réel qui a asservi trop longtemps la peinture ( Le surréalisme et la peinture, 1928). Cette disposition d'esprit semble bien avoir été spontanée chez Mélik, ce qui explique pourquoi il adhérera au monde surréaliste tout en inventant de façon autonome son "maniérisme moderne". Une anecdote transmise par le peintre Raymond Fraggi nous indique que Mélik s'écartait d'instinct de la réalité pour créer. En effet, lors des séances avec un modèle à Marseille (1932-34) alors que les autres jeunes peintres fixaient le nu pour mieux dessiner, Mélik tournait rapidement le dos pour créer d'après l'impact des formes sur son esprit sans cherche à reproduire le réel, même à travers un style.
Un des sommets du maniérisme en peinture aura été Greco (1541-1614), ami de Zuccari. La peinture de Mélik en est rapproché au moment de son exposition à Tanger en décembre 1933. Puis Mélik désigne Greco comme un maître pour sa compréhension du coloris dans une lettre à Jean Ballard en 1942. Enfin on connaît un tableau de Mélik qui est une libre copie d'un Baptême du Christ du Greco, copie où il se représente nu assistant au rite mystique ! Ce n'est pas le lieu de décrire, même rapidement la grecomania du début du XX° siècle, non seulement chez quelques collectionneurs (surtout aux États-Unis) mais aussi chez quelques peintres de la modernité dont Picasso qui s'inspirera du ciel et des tissus de la Vision selon saint Jean du Greco pour ses Demoiselles d'Avignon (1907). Le peintre espagnol avait admiré la grande toile de Greco à Paris, chez le peintre et collectionneur Ignacio Zuloaga.

Zuloaga (1870-1945), Mes amis et la Vison de Greco, dessin au crayon
Gréco, La vision selon Saint Jean, 1608, 222 x 193 cm, Détail, Moma, New-York


Le dernier tableau de notre série qui permet d'identifier le "maniérisme moderne" de Mélik est La Femme araignée. La femme est métamorphosée en figure extravagante au corps immense pourvu de bras et de jambes d'insecte. Assez conforme à la figure littéraire et picturale de la mante religieuse créée par les surréalistes dans les années 1930 ( "L'exemple le plus spectaculaire d'une contagion entre psychés est évidemment l'extraordinaire circulation du fantasme de la dévoration du mâle par la mante religieuse entre Breton, Max Ernst, Eluard, Dali et Caillois...", Laurent Jenny, La fin de l'intériorité, Théorie de l'expression et invention esthétique dans les avant-gardes françaises (1885-1935), PUF, 2002, p. 152). On pense aussi à la grande sculpture de Germaine Richier (1902-1959), de 1947, qui entend dépasser l'opposition entre l'humain et l'animal, avec ses pattes et sa tête d'insecte pourvu de seins. 

Germaine Richier, La Mante religieuse, 1947

Dans le tableau de Mélik le corps est celui d'une femme-insecte étrange entre humain et animal. Les principes de l'esthétique maniériste sont reconnaissables avec une tête repoussée vers le haut de la toile, un allongement du cou, des yeux aux paupières démesurées, un fond abstrait avec de multiples créatures irréelles (au moins dix) et des couleurs rares. La Femme-insecte est assise et ses membres filiformes s'agitent dans l'espace. Les pieds réduits reposent sur leur pointe, les talons relevés, dans une position anti-naturelle tandis que les mains sont de vastes pinces aux doigts effilés. Le tableau est fascinant par le contraste entre le fantasme de la femme-insecte aux cheveux rasés et le raffinement des couleurs et des postures de chaque élément structurel du corps.Il n'y a pourtant rien de banalement monstrueux chez cette créature qui nous dit qu'elle existe comme telle, redue familière par cette ronde de personnages qui peuplent son monde.


Il existe un dessin de Mélik, sans doute postérieur, qui reprend cette manipulation des proportions qui engendre une femme-chimère très élégante avec un petit chapeau, son œil à moitié caché qui nous regarde et ses bras graphiques qui finissent en foulard au vent.

Edgar Mélik, Femme-insecte, dessin au crayon, collection particulière

            L'étude rapide de cette série de tableaux parmi les plus complexes de Mélik (période 1939-1947) permet bien de dégager son invention d'un "maniérisme moderne", dans le sillage du surréalisme (les affinités entre surréalisme et maniérisme historique sont établies depuis longtemps par les historiens de l'art) .
L'obscurité esthétique de ces tableaux, les idées abstraites qu'ils traduisent visuellement permettent d'accepter les "déformations" des corps qui ne sont pas gratuites. Il faut en trouver la logique et  Mélik connaissait la relativité de nos catégories. Ce qui paraît être "maladresse ou distorsion" pour le système qui prend  la "Nature idéalisée" comme référence peut devenir cohérent dans un autre langage. A une femme du monde qui faisait remarquer à Matisse que le bras dans le tableau était mal proportionné, Matisse rétorquait  "Il ne s'agit pas d'une femme mais de peinture." Dans son hommage à la personnalité exceptionnelle d’Édith Piaf Mélik écrit : "L'anormal n'est pas toujours à l'opposé du normal. Il peut être, il arrive ... qu'il soit du super-normal. Du normal accentué, sublimé, s'exacerbe." (Une certaine, une très certaine Edith Piaf par Edgar Mélik, Editions du musée, Cabriès, 1990).

Dans son cas, il ne s'agit pas d'un processus arbitraire de distorsion puisque l'image est modifiée parce qu'elle inclut le regard de l'observateur : "L'observateur se transforme en interrogateur, en psychologue des profondeurs. Un diagnostic d'une infaillibilité rarement mise en défaut veut que, dans un portrait maniériste la tête va se loger dans un tiers supérieur du tableau ou encore plus haut. Elle prend du champ, se maintient dans une froudeur glaciale conquise de haute lutte." (citation de W. Pinder, "A propos de la physionomie du maniérisme", dans L. Binswanger, op. cit).


C'est exactement l'inverse de la logique expressionniste du début du XX° siècle, autre style de distorsions (par exemple Ludvig Kirchner 1880-1938, et Edvard Munch, 1863-1944 ou Otto Dix, 1891-1969). Pour Mélik, c'est le regard du peintre qui est intrigué par les êtres et leur banalité apparente : la distorsion vient de l'observateur qui sent l'étrangeté du monde. Alors que l'expressionnisme va de l'intérieur vers l'extérieur, le peintre déforme les êtres pour qu'on comprenne ce qu'ils ressentent. L'exemple est clair avec le Cri (1893) de Munch où c'est le personnage représenté qui exprime sa propre angoisse, le peintre n'étant que le révélateur d'une émotion qui préexiste. Au contraire Mélik transpose les êtres dans un univers mental qui correspond à ce qu'il ressent face à eux. Pour commencer à le comprendre on peut penser à un autre grand peintre de la "déformation", Francis Bacon (1909-1992), le contemporain de Mélik. Il s'est posé le problème de la figuration du cri. "Or les forces qui font le cri, et qui convulsent le corps pour arriver jusqu'à la bouche comme zone nettoyée, ne se confondent pas du tout avec le spectacle visible devant lequel on crie... Si l'on crie, c'est toujours en proie à des forces invisibles et insensibles qui brouillent tout spectacle, et qui débordent même la douleur et la sensation.", G. Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, 1981, P; 60.
On voit que Bacon reste dans une logique expressionniste mais subjectivisée parce qu'il a compris que l'exagération des mouvements du corps ou du visage (dans le style baroque) n'est que la représentation des effets visibles de l'horreur.  Or, l'homme qui crie devant l'horreur est "déformé" sous l'effet de forces réellement  "invisibles et insensibles" puisque la sensation de douleur est leur résultante. Ce n'est pas l'homme qui déforme les traits de son visage parce qu'il souffre, il est la proie de sa réaction au spectacle d'horreur qui est devant lui. Donc le peindre cherche à rendre visibles des forces invisibles, celles de ce corps sensible, animal et humain.

Francis Bacon, Autoportrait, 1971
Chez Mélik le Peintre les êtres sereins deviennent étranges pour le regard de l'homme Mélik, mais ils n'en savent rien. Ses Figures peuvent provoquer en nous un malaise (esthétque parce que psychologique) mais elles sont apaisées.
Sur un carton d'invitation au style sophistiqué Mélik écrit :
"Que ses oeuvres récentes l'aient donc, qu'elles l'aient votre appréciation, et que rien ne l'entrave !
Quand bien même cette peinture te causerait de la souffrance, surmonte celle-là, va au delà de celle-là :
On n'a rien sans peine."

Mélik a intériorisé la leçon de Matisse qui avait dissocié l'expression plastique en peinture de l'émotion naturelle. Le langage plastique de Mélik est plus proche du fauvisme (l'émotion est de l'image) que de l'expressionnisme (l'émotion passe par l'image).

"L'expression pour moi ne réside pas dans la passion qui éclate sur un visage ou qui s'affirmera par un mouvement violent. Elle est toute dans la disposition de mon tableau, la place qu'occupent les corps, les vides qui sont autour d'eux, les proportions, tout cela y a sa part.", Matisse, Note d'un peintre, 1908.

L'article de Max Dvorak sur "Greco et le maniérisme" (1921) expliquait comment l'abstraction anti-naturaliste devint l'idéal esthétique de toute une époque de 1520 à 1620 environ (Rosso, Parmigiano, Tintoret, Greco) parce que le maniérisme est un art qui "met les événements psychiques et les émotions au-dessus de la conformité de l'objet avec nos perceptions." et "L'imagination esthétique prend un si vigoureux essor que les oeuvres des siècles antérieures apparaissent en comparaison comme de timides préludes." ( cité par L. Binswanger, op. cit.).

F. Rosso, Descente de Croix, Florence, 1530

Qu'est-ce qui intéressait Mélik dans le fait de peindre ? Sûrement pas de faire de la peinture au sens traditionnel de cet art, "cette immense paraphrase du monde" (Carl Einstein). Mais faire du tableau un nouveau rapport aux êtres en en révélant la part cachée. Mélik est encore de son temps, en écho avec Paul Klee : "La peinture ne rend pas le visible, mais rend visible" (1924).
Mais Mélik ne croit pas à un "langage chiffré", à "une dictée venue d'un cosmos antérieur au cosmos visible" comme le suggère Hubert Juin qui reprend la phraséologie d'André Breton.  
Ce qui intrigue Mélik c'est la part invisible de la réalité  humaine qu'il résume par un terme simple :

"Émotion, réponse toute spontanée à un désir profond d'autant plus qu'il est moins formulé, plus tu es inattendue, plus durablement tu t'imprimes dans des êtres autres et t'exprimes. Ne peut-on considérer la vie comme purement émotive et faire abstraction de tout ce qui n'est émotion ? Car c'est là la manne tombée on ne sait d'où, de quel ciel; c'est toi l'émotion. N'en percevons que le perceptible."  (manuscrit, archives du château-musée de Cabriès).

Ou encore dans ses textes sur Edith Piaf ce que Mélik verbalise et dessine c'est sa propre modification émotionnelle face à la chanteuse  "Petite, tu es morte, tu es morte pour ceux et pour celles qui te considèrent comme morte. Mais non pas pour celui qui, bien comme je suis, te sens te mouvoir et de jour er de nuits dans mes grands appartements émouvants. L'émotion de ta présence est. Ta présence émouvante existe. Ta présence émouvante se comprend bien de moi. Ta présence émouvante exhausse même ce moi que je suis.", (Texte postérieur à la mort de Piaf en 1963).
Ecriture parfaitement dissociée qui répond à l'ébranlement de l'émotion triste, par une litanie répétitive où le moi de l'écrivain est transformé par cette voix absente dont les effets réels perdurent. Il ne manque pas cette confusion entre l'animé et l'inanimé (les pièces du château de Mélik s'imprègnent de sa propre émotion) qui appartient au surréalisme et aux procédés littéraires et picturaux du maniérisme historique (les objets à fantasme de Giacometti ou Marcel Duchamp, les paysages anthropomorphiques d'Arcimboldo).

Les transformations  raffinées des corps peints ont leur logique. Mélik rend perceptibles ces forces non visibles qu'on appelle les émotions ou les vécus psychiques. Ce qui frappe dans cette série de tableaux de Mélik c'est justement le contraste entre la sérénité absolue de ces êtres et les déformations subtiles de leurs corps. Nous sommes très loin de l'expressionnisme ou de la création de corps imaginaires.  Mélik ne peint pas des situations violentes ni des figures monstrueuses (comme on en voit tant chez Picasso ou Masson).
Gilles Deleuze qui a su dégager les raisons plastiques du maniérisme à partir de la peinture de Greco, dans son opposition à l'expressionnisme : "Les Figures se dressent et s'allongent, s'affinent sans mesure, hors de toute contrainte... Malgré les apparences il n'y a pas d'histoire à raconter, les Figures sont délivrées de leur rôle représentatif, elles entrent directement en rapport avec un ordre de sensations célestes... Les lignes, les couleurs, les mouvements s'arrachent aux exigences de la représentation. Les figures se dressent ou se ploient, ou se contorsionnent, libérées de toute figuration." (Francis Bacon. Logique de la sensation, 1981).


Greco, Le Christ chassant les marchands du Temple (Détail), HST, 106 x 104 cm, 1610, Madrid

L'opposition entre l'expressionnisme moderne et le maniérisme de Mélik justifie qu'on se renseigne sur cet artiste dont l'oeuvre traduit une adhésion à l'esthétique maniériste. Le maniérisme est un style mais aussi une vision du monde et de la vie. La personnalité de Mélik lui donnait un regard distant face au monde pour en exprimer toute l'étrangeté qu'il ressentait intérieurement, étrangeté que la plupart des êtres soupçonnent à peine. Gustav René Hocke donne quelques traits spirituels des artistes maniéristes : "Le besoin de se singulariser, le goût du rare, de l'extravagant, de se dissimuler au-delà et au sein de la réalité physique naturelle, la volonté aussi de conserver une distance aristocratique en face de la société. Toutes ses attitudes se légitiment par un talent "ingénieux" qui ne se sent plus lié à la règle d'un classicisme.", op. cit., p. 11.

Un des amis de Mélik, l'artiste Louis Pons (né en 1927) décrit très bien la distance intérieure de Mélik face à ce monde qu'il ressentait comme problématique. : "Son altière silhouette de prince clochard se découpait contre un mur. Voix gutturale - orgueil à toute épreuve - il scandait, accoudé à une cheminée, des poèmes de Miloz... Il pointait des phrases définitives, l'index tendu vers vous, n'attendant aucune réponse; on était pour lui ou contre, à ses yeux du moins... Vivante leçon d'indépendance totale. Gorgé de textes de Nietzsche, hanté par ses mythes solaires, tendu vers un orient mental, fait d'ocres et de sang. Très fier, d'un manque total d'humour, prophète omniprésent de son moi. .. Adulte plus qu'enfantin, ne sachant jouer qu'à un seul jeu, le sien...", dans Edgar Mélik, Témoignages, 2000, p. 13, Éditions du château-musée.

Plusieurs traits de la personnalité de Mélik le prédisposaient donc à inventer un "maniérisme moderne". La distance aristocratique vis-à-vis de la société par exemple était déjà une attitude du groupe surréaliste que Mélik partagera spontanément, avec l'intuition absolue que la vie a une face cachée (et non un sens caché comme dans l'ésotérisme revendiqué par André Breton).

"Ce qui choque la grande masse ignare en dedans mais civilisée en surface, c'est que le langage externe est compris de tout le monde alors que le langage interne ne l'est que de certains grands aventuriers de l'esprit." (Manuscrit de Mélik, Archives du musée, Cabriès). L'expression "grands aventuriers de l'esprit"  est empruntée à André Breton qui s'en servait pour désigner les visions mystérieuses des grands penseurs (Victor Hugo, Sade, Lautréamont, Rimbaud, Blake, etc.). La différence entre langage externe (ou langage exotérique) et langage interne (ou langage ésotérique) est un principe de l'écriture d'André Breton (voir Arcane 17, 1947), comme du style si singulier de Mélik.

Mélik aime inventer des aphorismes alogiques aussi mystérieux et déconcertants que sa peinture.

"Femme inconsciente de sa maturité" (au dos d'un tableau).

"Les sots ne seront admis ici que dans la mesure où leur sottise servira à penser sottement au fond d'eux-mêmes." (au dos d'un tableau).

"Ce que les autres savent étant généralement faux à quoi bon leur apprendre des choses vraies ?" (réponse écrite à un journaliste).

"Dans ce laps de quarante années de labeur, le passé et le présent se rejoignent.
Lequel des deux rejoint-il l'autre ?" (dédicace pour sa rétrospective en 1969).

L'homme Mélik était d'un caractère sociable (voir le témoignage très sensible du peintre et ami Joseph Stamboulian, Mélik au fil des jours, 2016) mais ses colères étaient catégoriques et compréhensibles si on adopte sa logique sans faille.

"Chère Agnès Nanquette, votre mot m'a plus et replu. Mais si vous tenez à la présence d'une "vedette" pour votre réception mondaine, adressez vous à Chagall, à Picasso ou à Fernandel, mais non à l'homme et au peintre qu'est Mélikedgar." (18 juin 1966, elle avait été l'épouse de Bernard Buffet, pour un an, en 1948).

"Alauzen, Je lis à l'instant votre article. Je vous croyais un peu mieux informé sur la question Mélik...Et sachez encore que si je combats, si je mène une vie héroïque mais tout doucement triomphante c'est afin de garder une indépendance vis-à-vis du système saboteur de l'esprit humain donc français." ( 1° juillet 1958, lettre à l'historien d'art, André Alauzen, qui présentait Mélik comme peintre d'origine arménienne).

Pour la psychologie de l'artiste maniériste l'historien de l'art W. Pinder notait : "Tandis que le baroque approuve totalement l'humour, signe d'une surabondance de forces, le maniérisme, lui, se tient à l'écart de toute velléité d'humour, au nom de la gravité profonde et de sons sens du mystère." (cité par L. Binwengler, op. cit.).

Sur un carton d'invitation de Mélik on lit son texte imprimé : "L'humour est une forme de révolte amère, bleue, rose ou rouge, voire d'auto-défense chez certains inquiets d'eux-mêmes. A cela je préfère, moi, l'absence d'humour et l'absence d'inquiétude, absence pas-à-pas gagnée, la vie forgée d'accord avec le temps."
Texte remarquable qui confirme le témoignage de Louis Pons sur l'absence totale d'humour revendiquée par Mélik, mais avec un clin d'oeil au livre d'André Breton, Anthologie de l'humour noir, 1940, et sa préface :  
"L'humour noir est borné par trop de choses, telles que la bêtise, l'ironie sceptique, la plaisanterie sans gravité... (l'énumération serait longue), mais il est par excellence l'ennemi mortel de la sentimentalité à l'air perpétuellement aux abois - la sentimentalité toujours sur fond bleu - et d'une certaine fantaisie à court terme, qui se donne trop souvent pour la poésie, persiste bien vainement à vouloir soumettre l'esprit à ses artifices caducs, et n'en a sans doute plus pour longtemps à dresser sur le soleil, parmi les autres graines de pavot, sa tête de grue couronnée."
L'humour noir est un moyen de défense contre la sentimentalité et la banalité, chez André Breton comme chez Mélik.

Une étude sur Mélik écrivain et son style bizarrement logique le rangerait facilement dans la catégorie de l'humour noir (et non l'humour). L'esthétique maniériste a toujours concerné la littérature quand elle crée une écriture recherchée dont le but n'est pas parler de la réalité avec style mais de faire accéder le lecteur à un point de vue totalement décalé. 


              Finalement la série des cinq tableaux est une clef pour comprendre le paradoxe de la peinture de Mélik, avec son esthétique étrange pour présenter des êtres sereins (pas de nature morte, pas de scène d'horreur, pas de monstres, pas de paysage ou presque). Il a trouvé dans le surréalisme littéraire ce goût du mystère qui vient pour lui du fait que l'humain dans l'homme est énigmatique. L'homme n'a pas encore trouvé son identité. Il partage ce drame avec Van Gogh, Giacometti, Artaud et Bacon qui ont tous pensé que l'homme n'avait pas encore trouvé son être ("Le visage humain n'a pas encore trouvé sa face; c'est au peintre à la lui donner, à le sauver en lui rendant ses propre traits." Antonin Artaud, Texte de 1946, voir Van Gogh/Artaud. Le suicidé de la société, catalogue d'exposition, Orsay, 2014).
Dès 1932 Mélik est déjà mystérieux et philosophe dans son texte "Tournant" (texte publié par Hubert Juin) :
"... C'est que ce dont l'homme a le plus été privé depuis la fin du siècle dernier est lui-même... Pour que l'art ait toute possibilité de retrouver sa dualité d'humanité ne faudrait-il, avant tout, permettre à l'homme de redevenir humain? La vie telle qu'on l'entend aujourd'hui effleurant superficiellement les sens et délaissant ce qui leur est intérieur est bien faite pour interdire tout excès. Or, l'humain en art ne peut être le produit que d'un excès - excès qu'auraient créé un refoulement ou, au contraire, une tension inusuelle du désir... L'humain, s'il cumule en soi toutes les formes possibles de vitalité, peut n'être absolument pas voluptueux, et n'est pas le moins du monde hostile à la pureté de l'esprit - l'esprit pur n'étant que la quintessence de l'humain..."

En 1932, la crise psychique et spirituelle de ce jeune homme né en 1928  est bien celle de son temps (qu'on songe à des titres qui développent le même drame, L'homme est-il humain ? du critique littéraire Ramon Fernandez, 1936, ou La crise est dans l'homme, de l'écrivain Thierry Maulnier, en 1932).
Il porte un regard intérieur sur les êtres et leur condition si peu humaine. Il en perçoit toute l'étrangeté, la face cachée étant révélée par l'émotion. Il va inventer, entre 1935 et 1945, un "maniérisme moderne" qui est le sommet de son esthétique.
Ce maniérisme est perceptible dans les phases antérieures, mais plus tragiquement. Les êtres y sont bizarrement familiers, inconscients de leur propre absence (à l'image de cette jeune femme "inconsciente de sa maturité" dont il fit le portrait).
.

Edgar Mélik, Groupe humain, Technique mixte, c. 1935, collection particulière

Le maniérisme de Mélik ne disparaitra pas, il évoluera vers une vision plus apaisée de l'absence de l'humain  avec des moyens d'ordre technique plus simples. L'étrangeté restera aussi forte dans l'oeuvre de Mélik, et là encore il est de son temps (c'est en 1919 que Freud invente l'expression  "l'inquiétante étrangeté" pour décrire une expérience esthétique liée à une sourde angoisse). A nos yeux il n'y a pourtant à voir que des déformations inesthétiques. Dans l'Autoportrait à la cigarette, la gamme des couleurs s'est réduite mais les contrastes de la matière devenue granuleuse restent aussi raffinés. Les formes se sont simplifiées, mais la subtilité du sourcil et de l’œil bleu demeurent les marques du maniérisme. L'oreille en triangle avec son trait bleu répète la forme des portraits dans le Rideau gris ou La loge, trente ans plus tôt. Mais la continuité maniériste  tient surtout au geste rhétorique de la main tenant le porte-cigarette comme un flambeau imaginaire, quand l'autre main se replie de manière sophistiquée pour arrêter la fumée !

Edgar Mélik, Autoportrait à la cigarette, HST, 1968, 78 x 98 cm, collection particulière
 Dans sa dernière période, Mélik se libère de toute contrainte. Avec cet homme marchant sur le sable il atteint une figuration abstraite très raffinée. Les mains démesurées saluent une dernière fois l'hypothétique amateur de sa peinture. Mélik présente son visage de profil, le crane est une boîte où se place le bleu du ciel, après un halo rouge (le sang irrigue encore son esprit, cette réalité impalpable à laquelle il a vouée sa quête, comme Antonin Artaud) . Il s'éloigne de tout, s'absente pour toujours. Sa chevelure laisse une trace pérenne dans le ciel. Un arbre abstrait plante un décor épuré. Les mains asymétriques adressent leurs ultimes messages. La première avec ses doigts serrés ouvre la Voie (celle de ces figures bouddhistes aux yeux clos qu'il peignait dans sa jeunesse pour indiquer l'Orient des surréalistes et de ses origines ?). La seconde est une pince démesurée, celle de Mélik Le Peintre, comme il aimait se désigner sur ses propres cartons d'invitation. Il a saisi tout ce qu'il a pu des choses réelles et émotionnelles. Avec cette ultime image il ne nous fait pas rentrer "en rapport avec un ordre de sensations célestes" (G. Deleuze, sur le maniérisme de Greco) mais avec un ordre mystérieux de sensations terrestres  pour lequel il a inventé son "maniérisme moderne". 



Edgar Mélik, L'homme qui marche, grand format, collection particulière
              

Olivier ARNAUD, secrétaire des Amis du musée Edgar Mélik