mercredi 11 décembre 2019

Mélik, une peinture tellurique

                                    A la mémoire d'Anne Rabbe de Saint-Agnan (1917-2018)

Joan Miro : "La peinture est en décadence depuis l'âge des cavernes."
"Quel est le peintre des siècles derniers que vous admirez le plus ?, Edgar Mélik : "moi, grâce surtout à mes racines antérieures millénaires."

              La peinture de Mélik est un volcan qui fascine avec ses formes dominées par la matière. L'image est parfaitement lisible en dépit de ce qu'on ressent d'abord comme des déformations arbitraires. Si on songe à rapprocher Mélik des tentatives des peintres de son temps, on prend conscience que sa peinture occupe un rang moyen. Il a trouvé un équilibre entre déformation et droit des formes naturelle, par une sorte d' "involution vers la préhistoire. "

Dans cette matière en fusion, on lit sur la surface une bataille immémoriale qui s'est jouée pour laisser ses traces d'où émergent des formes et des  couleurs que l'esprit réagence pour comprendre.
Ce tableau obéit à ce style de manière magistrale.

Edgar Mélik, Rupture, HSC, c. 1960, 65 x 50 cm, collection particulière

Deux formes encore humaines que tout oppose matériellement. A gauche une femme, réplique des Vénus de la préhistoire, semble posée sur le sol alors qu'une silhouette d'homme s'éloigne d'elle. 
Elle reprend les codes de ces premières statuettes féminines que nos ancêtres ont sculptées il y a des millénaires, la tête minuscule et le bassin démesuré. On parle alors de Vénus callipyges (aux belles fesses). Dès les années 1930 Picasso possédait plusieurs répliques d'une des plus célèbres, la Vénus de Lespugue. Il s'en inspira pour ses sculptures de femmes archaïques et fantaisistes visibles  dans les photos de Brassaï publiées par la revue Minotaure en 1933 (voir aussi de Brassaï : " Du mur des cavernes au mur d'usine.", revue Minotaure, 1933, n°3-4).



























Ce corps est loin d'être informe car de multiples détails lui donnent une "âme". Cette Femme est bien assise sur une masse mais on suit parfaitement la ligne serpentine de son dos.  Les traces rouges dans la matière granuleuse du dos dessinent comme une incision virtuelle. Une forme allongée, plus claire, laisse deviner une jambe repliée. 




















Tel un colosse à bascule cette Femme tient en équilibre grâce à la forme convexe de son dos qui se prolonge vers une minuscule tête. Celle-ci est presque aussi étroite que le cou qui la porte comme un faible pédoncule avec son bouton. Cette stylisation de "Tête en forme d'épingle" remonte bien sûr aux statuettes féminines de la préhistoire, mais elle a surtout été rejouée par Joan Miro dans ses arabesques descriptives des années 1930, par Picasso et plus près de Mélik, par Gabriel Laurin d'Aix.



 Gabriel Laurin, Femme assise dans un fauteuil (1956)
 Pablo Picasso, Marie-Thérèse Walter





















Picasso, Baigneuse, HST, 1928, musée des Beaux-Arts de Rennes

 Sur un fond vert Mélik a frotté la matière-peinture orange. Symbole de fragilité cette Tête n'est pas une caricature mais l'emblème d'une Femme bien réelle. Il s'agit d'un visage divisé par une ligne d'ombre verte, selon un procédé qu'on observe dans les Têtes-masques africains que peignirent Matisse  et Picasso dans les années 1910. Mais surtout ce visage nous regarde, nous qui passons devant ce tableau. Elle nous fixe, pour nous prendre à témoin de la violence silencieuse d'une rupture qui 'la laisse à terre'.


La matière colorée n'a laissé que des éclats de bleus accrochés aux aspérités. Il ne manque pourtant rien à ce regard triste et étonné.  Femme pétrifiée par la rupture inattendue ? En tout cas elle garde encore la trace de la féminité de son vêtement grâce à un détail à peine perceptible qui prouve à quelle échelle du minuscule Mélik réalise sa peinture. Sur une frange bleue du ciel se détache une série de taches jaunes sur lesquelles Mélik a posé trois grains roses, comme autant d'ombre.  A la bonne distance, il s'agit bien de trois élégants boutons qui ferment un corsage, trois boutons minuscules par ordre croissant de taille.


Si cette Femme nous regarde, l'Homme nous tourne le dos pour s'éloigner. A la masse de pierre blanche toute en rondeurs s'oppose un corps très articulé à l'aspect d'un torche en flamme.

Tout dans ce corps indique un mouvement brusque, avec un bras gauche lancé en arrière, et de puissantes épaules projetées en avant. Le dos est composé comme une mosaïque qui suggère autant de muscles tendus par l'effort de gravir une pente. En effet, cette créature un peu terrifiante  vient de franchir un seuil, une grande dalle blanche qu'on distingue à peine du sol coloré par une argile rouge.


Sous ses pas, la matière tourbillonne sous les coups de pinceaux de Mélik. La terre s'anime de vagues où le vert, le jaune, le rose et le blanc dessinent des embruns telluriques. Le sol se soulève pour symboliser une crise toute humaine, celle de deux êtres qui se séparent.

Pourtant, ils sont encore proches, ou du moins un ensemble physique des plus étranges les relie toujours. D'abord ce bras chauffé à blanc dont la main énorme a perdu son aspect humain. Une sorte de main mutilée de presque tous ses doigts.


Une roche-menhir est plantée dans le sol entre la Femme et l'Homme. Elle reprend les aspérités du sol et se détache sur le fond bleu et fluide du ciel. Forme indéchiffrable, elle est une barrière animiste entre ces deux êtres.L'animisme, cette première religion de l'humanité quand les esprits peuplaient les torrents, les arbres et les roches pour communier avec les émotions de l'homme primitif. L'art préhistorique a exercé une véritable fascination sur les avant-gardes artistiques de Paris dans les années 1930.  Ce fait a durablement orienté les créations de Miro, Picasso et Giacometti dans la certitude que le temps peut être aboli,  que "la fin rejoint le commencement" dans une sorte de "télépathie archaïsante" pour reprendre l'expression de Carl Einstein (sur les collages de Miro, revue Documents, 1930, n° 4). C'est en 1955 que Georges Bataille publie Lascaux et la naissance de l'art. Deux ans auparavant le Musée d'Art Moderne de Paris avait organisé une exposition au titre évocateur pour Mélik : "40.000 ans d'art moderne : la naissance de l'art dans les grands sites préhistoriques" (12 février - 15 mars 1953).

Couverture du catalogue de l'exposition (avec sa main négative)
 Mélik n'était pas un peintre perdu dans son siècle et il faut retrouver le contexte culturel et artistique pour saisir une oeuvre aussi forte que Rupture. On peut l'imaginer déambuler dans l'exposition de 1953, ou lisant le livre de G. Bataille. En tout cas sa réponse au critique d'art Alain Benoit indique bien qu'à ses yeux sa peinture incarne la continuité de l'art depuis sa naissance à la préhistoire ( "Quel est le peintre des siècles derniers que vous admirez le plus ?, Edgar Mélik : "moi, grâce surtout à mes racines antérieures millénaires.", archives du musée Edgar Mélik, Cabriès).

Giacometti, Trois personnages dans un pré, 1930 (oeuvre détruite)



















 




 Mais loin d'être informe, ce rocher-menhir évoque un visage sculpté vaguement anthropomorphe (une sorte de Moaï de l'île de Pâques). Le plus étrange est un arc de feu qui sort de la main de l'Homme pour électriser la pierre dressée, évocation des cultes les plus anciens de l'humanité (le "colossos" était une pierre informe que les anciens Grecs dressaient comme signe d'une tombe).



 Une énergie parcourt le bord de la pierre en ondulant. Mélik a liquéfié la matière verte avec infiniment de tact. La pierre de séparation est foudroyée pour recevoir toute l'énergie de la colère et  la conduire vers le sol sans atteindre l'être aimé ?  Ce bloc, synthèse de pierre et de feu est-il un symbole de la "pierre de foudre" des poètes romantiques allemands célébrés par André Breton en 1933 ? Le poète surréaliste admiré par Mélik écrivait : "Ce n'est pas en effet la moindre gloire des romantiques que d'avoir pris conscience du fait que les vraies possibilités du génie artistique gisent seulement dans les ombres du coeur. Quiconque, ayant ouvert ce livre, à le reconsidérer dans son éclat sous tous ses angles aura su y reconnaître une merveilleuse pierre de foudre, tiendra, je pense, à savoir sur le plan sentimental de quel orage il est le fruit." (Introduction aux "Contes bizarres" d'Achim d'Arnim (1781-1831); pierre de foudre est le nom ancien pour les aérolithes ou météorites).

Dans la tradition alchimique plus ancienne le silex est une pierre qui renferme du feu. La pierre capable d'étincelle (silex scintillans) devient le symbole du coeur humain qui peut s'enflammer au contact de son Créateur. Mélik a-t-il recréé cet archétype dans son propre inconscient ou a-t-il eu connaissance de la poésie mystique au titre évocateur d'Henry Vaughan (1622-1695), directement ou par l'intermédiaire des romantiques allemands ?

Gravure pour le frontispice de Silex Scintillans, 1650.
                             
Il n'y aurait rien d'invraisemblable à ce que cette pierre soit une symbolisation du coeur enflammé du Peintre qui se représente dans ce geste énigmatique de rupture avec cette Femme, à la fois bien réelle et totalement  mythique dans son inconscient. La phrase suivante de Mélik révèle clairement qu'à ses yeux l'artiste fait oeuvre divine (tradition platonicienne qui revit avec le romantisme allemand), et que la Femme est l'emblème de tout (actualité du surréalisme poétique d'André Breton).

"Doué de l'arme puissante un Dieu tire sur la vie - né de grandes descendances. L'air fond et toutes choses sont une femme - et l'air des champs regorge d'herbes fécondes."

Dans un passage de l'oeuvre poétique de Mélik intitulé  Emerge, on trouve ce texte : "La femme des neiges. A la voir se mouvoir, la grande femme bombée et promener son développement physique de colosse douce dans les joncs, Emerge ralentit son allure et hennit de plaisir. C'est bon qu'elle occupe son espace territorial et le fasse avec elle se mouvoir, c'est généreux, en bonne maîtresse de ses aspirations... Il note : entre homme et femme, s'entendre dans les déchainements physiques obligatoires et supporter entre temps."  
Texte qu'il serait superflu de commenter mais dont l'incohérence apparente est un puissant écho de l'animisme inconscient des sentiments (découverte de Freud en 1913, voir Totem et Tabou, Quelques concordances dans la vie d'âme des sauvages et des névrosés). La Femme, la nature (joncs), Emerge personnifiant Mélik mais qui se métamorphose en cheval comme un dieu antique, les émotions (aspirations, plaisir, générosité), tout se mélange en une scène fabuleuse que tout le monde comprend...

Le tableau de Mélik prend l'allure  d'une projection animiste de la rupture. La nature cosmique est à l'unisson de ce drame entre la Femme et Mélik, le Peintre. Un "coup de foudre" à rebours.  C'est peut-être la clé des formes aberrantes chez Mélik (formes qui dans leur désordre créent un ordre au second degré, ce processus qu'on trouve aussi dans le meilleur de Picasso). Mélik parlait en ce sens du sur-romantisme de sa peinture. La violence des formes aberrantes chez Mélik n'est ni systématique (Picasso) ni aléatoire (Masson). Le tableau de Mélik devient théâtre baroque où les gestes et la nature indiquent la même chose. Et on pense à Antonin Artaud dont l'écrivain Jean Boissieu imaginait la rencontre avec Mélik :
 "Tout cela semble un exorcisme pour faire affleurer nos démons." Image remarquable : exorcisme, chasser les démons. Or Artaud voit un éblouissant paradoxe, ce qu'il a toujours pensé du théâtre,  il est un exorcisme à rebours." (voir Henri Gouhier, Antonin Artaud et l'essence du théâtre, p. 76).

            Un dernier détail exprime l'élégance du tableau : au-dessus de cette Femme aux trois boutons jaunes, un voile nuageux remplit un coin du ciel. Il flotte dans l'espace comme un étendard qui réunit les protagonistes en rupture. Dans cette zone du tableau Mélik a produit des contrastes d'aspérités. Alors que le bleu du ciel est fluide, lisse et liquide, une surface granuleuse crée un réel effet de vibration pour cette frêle Tête qui nous regarde.

 
                Cette scène immémoriale entre la Femme et l'Homme on en connait un peu le sens externe (mais non psychique)  grâce à Mélik lui même. Il insistait sur le fait que cet homme rougeoyant c'est lui, Mélik. Qu'il n'est pas nu mais qu'il s'est représenté portant sa tenue en cuir de cavalier (plusieurs photos de Mélik attestent qu'il portait souvent ce type de pantalon). Il précisait qu'il monte vers son château en s'éloignant de cette femme. Au dos du tableau, Mélik a tracé le texte (cet anti-texte) suivant qui redouble le mystère de l'image :
                                     " Ce vieux château, 
                                         19 octobre 1969.  

                                                                    A Anne, la bien-aimée 
                                                                  de Nous, Edgar Mélik, 
                                                                         merci de l'être 

                                                                                     Melikedgar"

En effet, bien des années après avoir peint ce tableau, Mélik l'offrait à une amie qui venait d'organiser une grande exposition de ses oeuvres appartenant aux collectionneurs Charles de Montmirail et Roger Juramy, au château Saint-Pons, près d'Aix-en-Provence  (janvier 1969, "40 ans de création évolutive"). Cette amie, Anne Rabbe de Saint-Agnan (1917- 2018) recevait ce témoignage écrit en même temps que le tableau. Bien longtemps après,  elle avait en mémoire les propres paroles de Mélik commentant son tableau pour elle seule.  Grâce à elle nous sommes plus près  du sens d'un tableau merveilleusement étrange de Mélik. 

                                     Olivier ARNAUD, secrétaire de l'association des Amis du musée Edgar Mélik