lundi 8 avril 2019

1951, quand Edgar Mélik exposait chez Alphonse Chave, galerie Les Mages, Vence (O. Arnaud)


               Quand Mélik arrive à Marseille en 1932, il ne peint que depuis 1928 et n'a exposé qu'une fois à Paris, galerie Carmine, rue de Seine. Au départ, il semble davantage tourné vers la littérature contemporaine (le cercle d'Adrienne Monnier, rue de l'Odéon, surtout le surréalisme) et  la musique classique. Il doit donc confirmer la voie qu'il a choisie, la peinture comme mode d'expression de l'humain. Au début des années 1950, c'est chose faite. Sa peinture s'expose sur la Côté d'Azur, avec un rythme soutenu.
En 1950, il envoie une toile à Menton pour la première exposition qui donnera ensuite naissance à la Biennale (février-mars, Exposition de peinture d'inspiration méditerranéenne et arts appliqués, avec Paul Signac, Othon Friez, Henri Matisse, Picasso, Raoul Dufy, Maurice Utrillo, etc.). La même année il est invité par Paul Roux à la Colombe d'Or où il séjourne et expose quelques toiles. En 1951 il est chez Alphonse Chave, à la galerie des Mages. Enfin, en 1954, c'est à Saint-Paul-de-Vence qu'il expose, galerie Octobon. 
Quatre dates très rapprochées qui prouvent son implantation vers Nice.  Il bénéficie d'un réseau d'amis installés dans cette région (Consuelo de Saint Exupéry  à Grasse dès 1951, André Verdet à Saint-Paul-de-Vence, Louis Pons et Suzanne Valabrègue à Sillans-la-Cascade, et Lucien Henri à Forcalquier). 
Il est très confiant dans la force de sa peinture mais se montre très hostile à "la Foire à l'esprit, la foire des marchands qui siège dans le quartier de la rue de la Boétie et dans certaines villes étrangères et qui depuis vingt ans me condamne  parce que tout simplement je suis, vous le saurez si vous ne le savez pas, grand peintre." (Lettre au maire de Menton, 9 janvier 1951, Fonds des Cahiers du Sud, Bibliothèque municipale de Marseille, L'Alcazar). .
                Il écrit à Paris, à son amie peintre Madeleine Dinès (fille de Maurice Denis et épouse du poète Jean Follain) : "Chère Madeleine, votre mot m'a bien sûr fait grande joie - rentré il y a plus d'un mois de Saint-Paul-de -Vence et seul à bord ici depuis - à peine dérangé - désolidarisé par leur faute de l'ensemble de mes putrides contemporains et je me crée quelques amitiés, certaines dans ce pays mais surtout à l'étranger parmi les éléments jeunes non viciés. Et je vis laborieusement dans une joie constante sans me faire de souci ni pour les autres ni pour moi-même. Je repars dans quelques semaines pour exposer à Vence. Là-bas ma peinture gagne je puis dire la partie. Mais l'habituel travail de sape, dernier soubresaut de la Foire des marchants ne manque pas d'avoir lieu. Cela me donne l'occasion de me livrer à des enquêtes intéressantes..." (Lettre à Madeleine Follain, 2 septembre 1951, IMEC, Fonds J. Follain).
L'exposition dont il est question aura lieu à la Galerie des Mages, chez Alphonse Chave, du 29 septembre au 13 octobre 1951.
Carton d'invitation, collection galerie Chave, Vence

La galerie Les Mages a été créée en 1947 par le lyonnais Alphonse Chave qui va pendant près de 30 ans faire découvrir des artistes atypiques, souvent rattachés à l'Art singulier ou à l'Art Brut, appellation rendue célèbre par Jean Dubuffet (grand ami d'Alphonse Chave, il a une maison de vacances à Vence dans les années 1950-1960). Alphonse Chave  est aussi l'ami de Jacques Prévert, de Man Ray et de Max Ernst. En 1952 c'est Louis Pons (né à Marseille en 1927) qui y exposera ses dessins et peintures (pour toutes ses informations voir Le monde d'Alphonse Chave ou la vision d'un amateur d'art,  catalogue d'exposition à Lyon, 1981).
Entrée de la galerie Chave (autrefois galerie des Mages), 13 rue Isnard, Vence (photo R. Mackie)



Grâce aux archives de la galerie Chave nous pouvons lire l'article paru dans Nice Matin, le 7 octobre 1951 :
                " Pour bien comprendre et aimer les toiles qu'expose actuellement la Galerie des Mages, il faut connaître leur auteur : Mélik Edgar. Ce sont les manifestations d'un tempérament des plus originaux qui porte en lui une sorte de tragique, né de la lutte entre une sensualité, une imagination, une sincérité fougueuses, une intuition cosmique, poussées à bouleverser l'ordre du monde et à saisir les substances profondes du réel et entre une recherche de la forme qui se fait de plus en plus sévère et régulatrice.
                Mélik Edgar s'efforce de dominer l'expressionnisme latent qui est en lui débordant parfois ses facultés mais qu'un esprit de dépassement incruste souvent dans une forme d'une forte assurance et d'une grande justesse.
                Ce qui paraît en ces toiles, en dehors de leurs qualités d'éclats et de passion, c'est un effort créateur pour assembler, organiser, hiérarchiser le flux, l'étonnant chaos d'images, de sensations qui surgissent de la mémoire ancestrale (Mélik est d'origine arménienne).
                La salle du fond contient deux grandes toiles qui ont atteint au maximum cet équilibre de beauté où l'extrême passion et l'extrême licence de l'image ont trouvé leurs truchements pastiques.
                Aux spectateurs, aux amateurs que cette luxuriance, ces éclats, ces heurts parfois pourraient laisser stupéfaits ou désorientés, nous conseillons de regarder longuement ces toiles afin d'en percevoir l'élément dramatique s'inscrivant avec le plus d'évidence quand les ressources de l'art ont pu les circonscrire et les vaincre.
                Il est rare de contempler une peinture de ce tempérament. Par ses qualités mêmes, elle plaira ou déplaira. Elle s'adresse à ceux qui ont pu avoir des expériences assez analogues au contact de la réalité. D'ailleurs chez Mélik, l'homme et l'artiste ne font qu'un. La sincérité de l'un est liée à celle de l'autre, sa passion à sa passion. On voudrait voir les vastes panneaux dont il parle et qui sont restés, parce qu'intransportables, à Cabriès, dans son vieux château du X° siècle, lieu secret de ses travaux et de ses méditations."
L'article ne permet pas d'imaginer les toiles exposées en 1951, période mal connue de la peinture de Mélik. Mais l'enjeu est bien décrit par le critique d'art. Chaque toile est production risquée et  transitoire (non répétitive comme l'est un exercice de style) qui émerge d'une lutte entre le flux des images, leur chaos primordial et l'exigence inchoative d'une forme juste pour les formes et les couleurs.  Mélik n'interprète pas la réalité perçue à partir d'un style, ce qui fait de la peinture une "paraphrase du monde", pour reprendre l'expression de Carl Einstein. Il recherche une création figurative, une "peinture réaliste inobjective" (selon son expression en 1950 pour son exposition à Marseille, "Ponts coupés).

                Par chance la vision  de cet "étonnant chaos d'images" est rendue possible grâce à la collection privée de la galerie Chave qui a conservé un tableau de l'exposition de Mélik de 1951.
Edgar Mélik, Nu au milieu de personnages, HST, 1951, 73 x 60 cm, collection galerie Chave

                Tableau très  singulier dont la parenté avec l'oeuvre plus connue de Mélik n'a rien d'évident. Il désoriente à ce titre,  et au second degré par son chaos de formes et de couleurs. Au centre l'humour triomphe avec cette jeune femme nue aux jambes démesurées (une idole moderne de l'érotisme ?). Elle bouge bizarrement ses bras et ses pieds nus. Elle s'avance sur un sol bariolé et tout autour d'elle s'agite un monde de couleurs rares et de formes qui se laissent identifier pour mieux nous perdre ensuite. Dans cet espace saturé on distingue la forme humaine qui se répète.
Trois personnages de profil font procession. Une femme avec son chignon se détache sur un ciel bleu et nuageux. 

 






















Devant elle, et plus près de nous, un homme dont on distingue bien l'oeil et le sourcil est composé de taches de couleur. Un halo de formes mais pas de dessin. Enfin, une troisième silhouette ( un dos et une tête) passe derrière la déesse érotique.
 
Une quatrième figure humaine, une enfant à la tête chauve (dont l'arcade sourcilière est une épaisseur de peinture) inverse le mouvement. Dans l'espace laissé vide  Mélik a frotté un minuscule spectre humain (les fonds chez Mélik sont souvent peuplés de spectres).




















 Ce tableau est bien un "étonnant chaos d'images" où surnage la figure qui humanise une vision "surréelle".  Malgré la tentation de l'abstraction que Mélik avait pratiquée quelques années après la guerre, il y a persistance de la présence humaine. Mais il faut reconnaître  qu'en 1951 elle se réduit à un halo ou un spectre tant la menace de son absorption par les formes abstraites est forte.
" La couleur compte, certes, pour moi, mais la ligne ne compte guère. Ce qui compte, c’est le trait vivant. Ce que je nomme langage n’est pas une historiette d’anecdotes, mais un moyen plastique de se faire comprendre de tous avec, - il se peut – d’innombrables différenciations sur le plan logique. Donc, en ceci, il y a synthèse entre le figural et l’abstrait. L’abstraction, peut-être le voyez-vous, peut se faire langage universel mentalement, mais la structure figural humanise et doit rendre vivace, positif même ce langage. D’où cette obstination nécessaire, pensai-je, du caractère figural dans un esprit abstrait. En tout cas, ne pas prendre parti contre la figure, définitivement, car elle a encore quelque chose d’important à dire. » dans "Surréalisme nietzschéen" , entretien pour l'hebdomadaire Comoedia, 1942 (archives Jean-Marc Pontier).

La peinture de Mélik préserve le principe de l'agrégat des figures qui atteint son maximum d'harmonie autour de 1935.
 Edgar Mélik, Agrégats de figures, HST, c. 1935, collection particulière



Du monde animal ne subsistent que quelques formes simplifiées (chiens ou chevaux) dont Mélik peuplait ses fonds abstraits juste après la guerre.  Ils sont devenus des signes qui animent la surface.












             En 1942, la journaliste fait remarquer à Mélik qu'un de ses tableaux peut être vu dans les quatre sens (on pense à la naissance de l'abstraction chez Kandinsky quand il vit un de ses tableaux figuratifs posé à l'envers).  Mélik explique ce qu'est un tableau pour lui :
                « C’est la suggestion des thèmes… Il y a comme un thème cinématographique dans cette chose-là. Et il est permis à chacun de la vivre à sa façon. Vous découvrez des personnages debout dans tous les sens. Un tableau a un sens cosmique qui joue dès qu’il suggère des visions. Ce n’est pas la figure représentative qui compte, mais la figure-langage. Une peinture est un peu un miroir. Je constate que chacun y retrouve son côté dominant. Le violent y voit de la violence. Le doux, de la douceur. »
Le tableau est devenu " image de mouvement", et non la représentation morcelée en tableaux du monde à travers un style répété (un monnayage esthétique). Le tableau est bien un par sa surface mais rien ne l'oblige à être une  homothétie plus ou moins stylisée du monde visible (Paul Klee, que Mélik admire à Avignon en 1947, avait inventé un monde plus autonome que celui de Picasso : "L'art ne rend pas le visible, il rend visible", 1924). En tant que surface le tableau a le pouvoir de présenter des mondes juxtaposés autant par les formes que par les couleurs. La fonction de la couleur n'est plus représentative comme dans la peinture classique, ni même expressive comme chez Matisse, elle est une expérience sensorielle qui menace la formenaturelle. Le peintre est le créateur de ce monde nouveau, "réaliste inobjectif", et chaque observateur s'inclut à son tour dans le tableau. S'il veut trouver une "historiette d'anecdotes", selon une logique adaptée à la perception du monde physique, il sera déçu. Le tableau n'est plus une fenêtre qui découpe une portion du réel, il a "un sens cosmique dès qu'il suggère des visions."
Procession humaine (Détail)
Formes et fonds confondus (Détail)
Vue oblique/couches de matière (Détail, photo R. Mackie)
  
























            Le tableau de la collection Chave permet de s'interroger sur la peinture de Mélik comme production d'un flux d'images. En 1951, chaque tableau refuse d'être une image à contempler. Il  est un "étonnant chaos d'images" qui suggère des visions inédites pour chaque spectateur. En outre, ce tableau est un moment transitif dans l'histoire de la peinture de Mélik qu'on ne peut découper en tranches figées.
Le passé de sa peinture, le présent transitif comme l'avenir virtuel est une seule et même coulée d'images produit de la lutte entre  l'étonnant chaos des images (l'esprit  dionysiaque) et l'effort plastique pour organiser et hiérarchiser par la forme (l'esprit apollinien). Mélik parlera de sa peinture comme union des contraires,  "une forme de romantisme évolué qui va dans le sens de la construction." (Le Méridional, 23 avril 1967).
En 1953 il dit au jeune critique d'art Hubert Juin : "Montrant des cartons de 1940, "Je suis le fils de ce peintre-là" (Edgar Mélik ou la peinture à la pointe du temps, p. 13, La Mandragore, 1953).
C'est dans le roman à clé, Le Tiers invisible (La Colombe, 1962) de Christiane Delmas, femme de Lettres  qui a bien connu Mélik à Paris en 1946-47, qu'on trouve l'écho le plus précis de la vision que Mélik avait du drame de la  métamorphose continue de sa peinture :
"Dans mon art - je m'en rends compte à présent - ce que j'ai vécu depuis dix-huit mois ne fut, à vrai dire, qu'une période de transition. Oui, depuis mon retour de captivité, mes recherches, travaux, esquisses diverses n'auront été que le trait-d'union - ou peut-être de désunion - entre mon oeuvre d'avant la guerre et ma création de demain. S'amorce cette phase seconde où me reconnaîtront à peine mes amis et mes détracteurs, tant elle sera brûlante et calcinée d'un rayonnement solaire. Peindre sera mon total exorcisme. Livrant mes propres pièges, je m'en affranchirai. Oui, morte, ma primitive époque, où plutôt  vraie mère peut-être de cette nouvelle évolution, capitale, que je sens s'imposer à moi. Désormais je n'avancerai plus à l'aveuglette dans les souterrains, je marcherai guidé par mes torches secrètes." (p. 64).
                Peu de tableaux répertoriés à ce jour peuvent être associés à cette exposition de 1951. C'est pourtant le cas de L'homme penché ( voir Edgar Mélik et l'Homme qui marche de Giacometti, blog, mai 2017), un des plus étranges de la production de Mélik. Deux scènes se juxtaposent séparées et unies par des flaques bleues aux reflets angoissants. Les profils sont des halos de couleurs où Mélik joue avec les détails infimes et l'énigme des attitudes. Le fond est d'une puissante abstraction où règnent les formes colorées comme autant de signes inquiétants. 

Edgar Mélik, L'homme penché (quatre profils et couple), 50 x 65 cm, HSC, collection particulière


                Le second tableau qui aurait pu être présent à Vence en 1951 présente une femme nue curieusement assise par terre, ou plutôt sur ses bras passés sous son corps. Son visage de profil est comme un masque. Elle est au premier plan d'un paysage abstrait où l'architecture humaine (une maison-cube avec un halo vert pour une porte et une fenêtre) se confond avec l'architecture de la nature (lignes rouges pour des collines, un pin, les marches d'un sentier, etc.). 

Edgar Mélik, Femme allongée, HST, collection particulière
La forme rouge tracée  à la peinture sortie du tube donne sûrement un sens à cette énigme, mais par chance ou non, ce signe est lui-même indéchiffrable.

                Grâce à la Galerie Chave de Vence, grâce à Alphonse Chave qui invita Mélik en 1951 et à Pierre Chave qui prolonge la découverte des artistes singuliers nous avons un arrêt sur image pour Mélik (article de presse et unique tableau). C'est l'occasion de leur rendre visite, de découvrir Pascal Verbena et ses admirables tableaux-retables composés de bois flottés et l'oeuvre envoûtante d'Amadine Rousguisto ( L'ouvroir aux épingles) dans le splendide espace de nouvelles salles, au 12 rue Isnard, Vence. 

Installations d'A. Rousguisto (Photos R. Mackie, avec l'aimable autorisation de Pierre Chave)


1 commentaire:

  1. merci Olivier pour cet excellent article et l'invitation que tu nous proposes d'aller voir la galerie Chave dont je ne connais pas encore le nouvel espace.

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