mercredi 11 mars 2015

Mélik–Edgar et sa première exposition à Paris par Olivier Arnaud

La première exposition pour un jeune peintre « né parisien et d’atavisme asiatique » (comme Mélik le déclare en 1937 à la critique d’art Claude Marine, pour le Comoedia), est un événement marquant.  Le lieu n’était pas ordinaire, galerie Carmine, 51 rue de Seine, rive gauche avec Montparnasse non loin, ce « cerveau du monde » selon sa propre expression. Il se souviendra toujours de l’effervescence culturelle de cette époque qui fut celle de sa formation artistique.  « Non seulement la peinture de Paris, des provinces et du monde, des quatre coins du monde, se trouvait là, de la rue de Rennes à la Closerie des Lilas, mais aussi la science, la musique, l’architecture, le cinéma, les lettres, tout ce qui pense en fait participait à ce fleuve pensant. C’était partout la même sensibilité tonique » (Textes d’Edgar Mélik, octobre 1958). Le réseau économique était très dense puisqu’on comptait, à Paris en 1930, plus de cent galeries vouées uniquement à l’art contemporain. Quant à la rue de Seine et ses alentours, c’était un secteur stratégique puisqu’on y dénombrait à la même époque treize galeries d’art dont la célèbre galerie Zborowski (marchand de Modigliani et Soutine) et la galerie Pierre, très liée à l’Ecole de Paris (voir L’Ecole de Paris 1904-1929, la part de l’autre, catalogue Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 2001).

Carton d’invitation, Archives du musée Edgar Mélik, Cabriès
Cette première exposition de Mélik serait tombée dans l’oubli sans l’article que le critique Gaston Poulain (1903-1973) lui consacra le dimanche 7 décembre 1930 dans le Comoedia, quotidien de six grandes pages format journal  pour l’actualité artistique (Lettes, Théâtre, Beaux-arts, Musique et Cinéma). C’est en 1925 que le critique d’art André Warnod avait inventé l’expression ‘Ecole de Paris’, dans les colonnes du Comoedia.
Comoedia, page de titre du dimanche 7 décembre 1930
L’article de Gaston Poulain nous donne des informations précises sur la peinture d’Edgar Mélik, au tout début de son aventure picturale, dans l’exaltation du jeune peintre, même si les treize tableaux exposés sont devenus pour nous des inconnus.
 Un excellent début d’un jeune peintre.
« Il est rare d’avoir l’occasion de féliciter un peintre qui débute.
A l’heure actuelle tout le monde peint, comme tout le monde écrit des romans. Les critiques ne sauraient donc trop faire attention aux éloges qu’ils décernent et qui constituent de dangereux encouragements, dans l’ordre littéraire comme dans l’ordre artistique.
Or, une petite exposition vient d’ouvrir 51, rue de Seine, dans laquelle se trouvent des toiles dénotant d’indéniable façon ce qu’il est convenu d’appeler un tempérament. Les toiles qui ont pour auteur un jeune, M. Mélik-Edgar, sont au nombre de treize, chiffre, dit-on, fatidique. Sur ces treize œuvres, il y en a trois extrêmement intéressantes : une Eve, une Ecuyère, une Femme nue debout.
Cette proportion mérite d’être signalée, M. Mélik-Edgar ne peignant que depuis quinze mois.
Peintre dans le sang, possédant, ce qui est peu courant, l’intelligence de la peinture, M. Mélik-Edgar, s’il n’échappe pas encore à quelques impressions d’ailleurs paradoxales mais heureusement fragmentaires, telles que celles produites par Chagall, ou Gluckmann, ou Friesz, ou Lhote.
Insistons sur ce mot « fragmentaire ». Nous ne voudrions pas qu’on croie que M. Mélik-Edgar manque de personnalité alors qu’il n’en est rien. Mais, de temps en temps, et quoi de plus normal, certains souvenirs l’assaillent, que, sous peu, probablement, il sera en mesure de repousser pour son plus grand bien.
La première exposition de ce jeune peintre contient, disions-nous, trois bonnes toiles de figures, parmi des paysages illisibles, perdus par de trop proches égalités de valeurs.
Ces figures sont édifiées dans une matière très belle, simplement composées et dotées de roux, de chromes, de bistres, d’une incontestable harmonie.
Quant à leur rythme, il a fait de la part de M. Mélik-Edgar, l’objet d’une étude serrée, qui aboutit au résultat espéré.
Bref, nous avons un peintre de plus.
Mais un peintre qui, s’il travaille, est susceptible de marquer, car il vient d’accomplir un excellent départ ».        G.P. 
L’article de Gaston Poulain, 7 décembre 1930
             Le chroniqueur est avare de compliments car il sait que Paris est devenu la capitale de la peinture, et que des milliers d’individus se sont pris au jeu.  Paul Durand-Ruel remarquait vers 1880, à l’époque de l’impressionnisme,  qu’il est à la portée de tout le monde de faire des tableaux impressionnistes, mais pas d’être peintre. On retrouve cette idée chez l’analyste du fauvisme, G. Duthuit : il est toujours possible de peindre d’après une œuvre remarquable, d’être un pâle suiveur, mais la création picturale est d’un autre ordre. « De cet effort insoutenable, comment ne pourrait-il rester que ce qu’on aperçoit chez tant d’autres qui peignent avec l’aisance des robinets ? », Les fauves, 1949.
Mélik qui a 26 ans, et qui peint depuis quinze mois seulement, ne fait pas des tableaux, il est peintre. G. Poulain en trouve la preuve dans trois toiles sur treize qui ont toutes la femme comme motif : une Eve, une Ecuyère, une Femme nue debout. Les toiles de paysages, beaucoup plus nombreuses, n’ont pas la force de ces figures. « … paysages illisibles, perdus par de trop proches égalités de valeurs ».
Ce contraste initial entre la force de la figure et le flou du paysage va traverser l’œuvre entière de Mélik. Le corps humain et en particulier la figure deviendront ses motifs presque exclusifs (on remarquera que le paysage est aussi pratiquement absent chez Picasso). En 1965, dans un reportage il est catégorique : « Ne faire que des paysages, c’est digne des singes. Moi, je refuse de faire bouillir la nature. Trois thèmes suffisent à plonger les hommes dans mon univers : le déluge, le ciel et l’enfer » (Le monde étrange de Mélik, Provence Magazine, Spécial Eté, 20 juillet 1965).
Ce qui impression Gaston Poulain dans ses trois figures de femme c’est l’harmonie de couleurs peu nombreuses et sourdes (roux, chromes, bistres). Une « matière très belle » qui joue un rôle d’édification de la figure. Enfin la vie propre de ses figures, leur rythme. Ce n’est pas un résultat spontané, mais « l’objet d’une étude serrée ».
Si ce résultat est déjà significatif, c’est qu’il est affaire de qualité et non de quantité de tableaux (trois véritables toiles de peintre sur treize). C’est suffisant  pour manifester une nature qui se révèle capable de faire plus que simplement des tableaux. Tout le vocabulaire du don est mobilisé (tempérament, personnalité, peintre dans le sang). Mais ce qu’il met en avant c’est le rôle de l’intelligence dans ce travail artistique. Mélik-Edgar possède, « ce qui est peu courant, l’intelligence de la peinture ». 
Ce trait de la personnalité de Mélik se retrouvera tout au long de son existence. Jeune homme il lit les auteurs rares de l’avant-garde (les Champs magnétiques, 1919, au tirage confidentiel, les sulfureux Chants de Maldoror de Lautréamont, et surtout Nietzsche). Il fréquente les lieux de l’intelligence picturale qui prolonge la créativité de l’avant-guerre (le fauvisme, le cubisme, l’abstraction), c’est-à-dire les académies libres  de Montparnasse. « Je passai entre autres par l’Académie André  Lhote, où je trouvai l’idée technique essentielle. Puis je me tournai vers d’autres académies, par exemple l’académie scandinave où « corrigeaient » Charles Dufresne, Léopold-Lévy, et Othon Friesz. Ensuite,  je me mis à franchir très vite l’académie Ranson, avec de La Patelière et Bissière », Entretien avec Claude Marine pour le Comoedia, 1937, « Surréalisme nietzschéen » (Archives J.M. Pontier).
En 1959, à l’occasion de son exposition-hommage à Van Gogh, à Aix-en-Provence, Galerie « Sources », il réaffirme l’importance de cette formation qui remonte à sa jeunesse parisienne entre 1925 et 1932 : « Friesz, Léopold-Lévy, André Lhote et La Patelière ont été mes premiers maîtres… Picasso m’a longtemps donné une vive exaltation et m’a incité au travail : mais c’est là de l’histoire ancienne. Je me suis détaché d’eux tous. J’ai mon univers à moi, bien à moi, et je m’y tiens farouchement, contre vents et marée » (à E.F. Xau, Le Méridional-La France, octobre 1959, archives du musée Edgar Mélik, Cabriès).
Il n’est pas un peintre autodidacte, et on ne peut le rattacher à l’art brut, les affinités avec la peinture de Jean Dubuffet (1901-1985) étant plutôt trompeuses. Ce qui impressionne c’est sa volonté de se former, successivement et brièvement, dans des lieux très réputés pour la transmission et la réflexion sur la peinture contemporaine. De fortes personnalités (Lhote, Bissière, Friesz),   d’autres devenues plus confidentielles (de La Patelière, Léopold-Lévy) mais qui toutes représentaient cette exigence d’intelligence en peinture, qui est un des traits de Mélik dès 1930.
Par exemple Léopold-Lévy (1882-1966)  était un peintre de l’Ecole de Paris, ami des fauves (Matisse, Derain et Friesz) et partageant avec eux le goût du Midi. En 1930 André Salmon, le critique d’art très lié aux artistes de Montmartre et Montparnasse, publie un livre aux fameuses Editions du Triangle sur ce peintre aujourd’hui sorti des radars de l’histoire de l’art. Quelques extraits de ce livre suffiront à rappeler la notoriété de Léopold-Lévy dans l’entre-deux-guerres : « C’est par de tels hommes porteurs de tels talents que la fameuse Ecole de Paris supporte un toit tourmenté de vents contraires. Ils en sont les colonnes et c’est une chose qu’on doit admettre avant même que ces hommes-là soient inscrits à ce que j’oserai nommer le grand contrôle des maîtres. Parisien de la meilleure race, Léopold Lévy qui n’a jamais eu le goût d’entretenir  trop de bruit autour de sa forte personnalité, a aussi précédé du plus loin tout ce mouvement dont le monde s’étonne pour admirer. Assuré d’une forte personnalité que rien n’entame et si aisée, il traduit en même temps l’esprit du siècle, entier, de la manière la plus expressive. Tant de riches grâces, sans jamais de faiblesse, qui sont l’aboutissement de tant de recherches, si rudes souvent au cours des vingt-cinq dernières années, si rudes qu’il put sembler à quelques-uns que toute grâce était à jamais révoquée… Exactement ce fut la nécessité, profondément ressentie, d’un nouvel isolement (à partir de 1926, Léopold-Lévy fait de longs séjours dans le Midi). Aussi bien, Cassis et La Ciotat et Saint-Tropez et d’autres ports bénis cessaient-ils d’être pour le peintre des oasis privilégiées. Combien de barbares y accouraient, incapables de justifier la nécessité du voyage ? A Cassis, la terrasse du café Liautaud était une réduction du Dôme de Montparnasse. Le père Cézanne, qui ne voulait pas qu’on lui « mit le grappin », n’y aurait pas tenu un quart d’heure. Léopold Lévy se réfugia chez feu Cézanne. On peut, en 1930, dire que son époque d’Aix n’est pas close. Les paysages de Provence rayonnent dans cette œuvre. D’un thème qu’on avait réussi de rendre scolaire, Léopold Lévy a extrait une opulence classique. Opulence des formes se contrôlant l’une l’autre en des jeux de souplesse. Opulence d’une couleur soutenue où les laques de Renoir font valoir des gammes élargies. »
Notoriété éteinte pour nous que celle de Léopold-Lévy, mais ces phrases d’André Salmon ont aussi un sens géopolitique dans ce mélange artistique et politique dont l’Ecole de Paris était devenue la victime, bien malgré elle. En 1931, André Salmon vendait la mèche en prétendant que l’Ecole de Paris avait été un outil de la diplomatie d’influence de la France (conférence à Prague, « Ce qu’est l’Ecole de Paris », texte dans la revue L’Europe centrale, Prague, 20 juin 1931), et qu’il avait été un des agents de cette « politique métécophile » (expression d’André Salmon dans son Léopold Lévy, 1931; voir L’Ecole de Paris, 1904-1929, la part de l’autre, p. 150 ; voir Romy Golan, « The Ecole Française versus Ecole de Paris : The Debate about the Status of Jewish Artists in Paris between the Wars », in The Circle of Montparnasse, Jewish Artists  in Paris, 1905-1945).
Le peintre Léopold-Lévy, 1930 (site adoll, association pour la défense de l’œuvre de Léopold-Lévy)
Léopold-Lévy, Paysage                                                         

La Sainte-Victoire au couchant

  Léopold-Lévy, HST, 38 x 46 cm, 1948 
Mélik a-t-il cherché à renouer  avec Léopold-Lévy quand celui-ci s’installa en été, de 1927 à 1936,  dans l’ancien atelier des Lauves de Cézanne ? Le peintre Roger Decome, membre du groupe de Bibémus avec Gabriel Laurin, savait que le jeune Mélik avait fait un séjour à Aix en 1927, « pour reconnaître le terrain »! Mélik s’est-il confronté aux paysages de Provence avant que la figure humaine et le fantastique dominent entièrement son œuvre ? Le critique Charles Bremond qui a connu Mélik quatre ans avant sa mort rapporte une anecdote qu’il tenait du peintre lui-même : « Nous étions Laurin et moi deux grands marcheurs… Après la Libération nous nous trouvions un après-midi à Beaurecueil à faire des études de plans de la Sainte-Victoire…Au bout d’un moment il posa ses fusains… » (Le Courrier d’Aix, 22 avril 1976). On connaît quelques paysages portuaires de Marseille  faits par Mélik après son arrivé dans cette ville fin 1932, mais le paysages naturel comme la nature morte sont pratiquement absents de son œuvre.  Donc sans ce témoignage on ne saurait pas que Mélik avait arpenté la nature aixoise à la recherche du motif. Quant à la figure de Cézanne, elle n’est jamais évoquée dans ses entretiens dans les années 50 et 60. Existe-t-il un portrait de Cézanne peint par Mélik (comme il en existe un de Van Gogh) ou simplement un hommage écrit à cette figure tutélaire quand on peint en Provence ?
En février 1936 a lieu une exposition très importante de l’œuvre de Léopold-Lévy liée à la Provence, sur le cours Mirabeau, Cercle Vauvenargues. Mélik s’est-il intéressé à l’œuvre de ce peintre parisien qu’il avait brièvement connu ?
En tout cas une certaine notoriété classique de Léopold-Lévy a traversé le siècle. En 1967 dans la revue XX° siècle, Patrick Waldberg le critique américain proche un temps du surréalisme lui consacre un article élogieux sur le retour à un réalisme moderne « Les Travestis du Réel » : «Jamais autant qu’en ces quinze ou trente dernières années l’art ne fut l’objet d’aussi tapageuses surenchères, d’une escalade aussi accélérée de  la « surprise » et du « nouveau ». A côté de cette cohue innombrable et de cet énorme vacarme, un homme de tradition, vivant anachronisme aux yeux de nos augures, travaillait en silence jusqu’au moment où, en novembre dernier, il mourut, après avoir donné à la grande école française de peinture, celle des Matisse et des Bonnard, ses derniers éclats d’orage et de joie. »
Cette perception critique sur l’évolution de la peinture après guerre voit justement en Léopold-Lévy un écho lointain de la magie de la couleur et de la simplification, invention de Matisse (d’avant 1914) et Bonnard (autour de 1930), les deux peintres que Mélik admiraient presque exclusivement avec Derain et Van Gogh. Mélik a-t-il perçu chez ce peintre les derniers éclats du fauvisme ?
Autre peintre beaucoup plus notable dont Mélik n’oubliera pas le nom est Roger Bissière (1886-1964) qui formait les jeunes peintres à l’académie Ranson,  avec Amédée de La Patelière (1890-1932). Quel était l’esprit de cet enseignement peu conventionnel mais attentif,  en dehors de tout conformisme déjà moderniste,  aux virtualités de la peinture contemporaine ? La révolte de Mélik contre l’académisme et la platitude de certains peintres, vivants comme lui à Paris, devait le rendre difficile, même dans ce milieu pourtant très ouvert de ces ateliers ! « Je suivis en 1929 les académies libres de Montparnasse, dit-il. Mais je n’ai jamais pu accepter ni supporter les convictions transmises, quelles qu’elles soient et dans quelque domaine que ce soit » (Entretien avec Claude Marine, 1937).
Les peintres qui intervenaient dans ces ateliers libres se limitaient pourtant à apporter des « corrections » au travail des jeunes artistes pour faire avancer leur appropriation des moyens techniques et leur réflexion plastique. Dès 1923, Roger Bissière a dirigé l’atelier de peinture de l’académie Ranson, où il ouvrit un atelier de fresque en 1934. Il voyait dans le cubisme moins un art d’avant-garde qu’un retour à des « moyens traditionnels » pour construire un ordre plastique autonome. Son influence sur les artistes qui fréquentaient l’académie Ranson passait moins par un apprentissage que par l’échange et les particularités de chacun. « Je ne leur ai jamais rien appris qu’ils n’aient trouvé eux-mêmes » (R. Bissière, 1952, repris dans Montparnasse années 30. Eclosions à l’académie Ranson, 2010, p. 34).
Il y a au moins un peintre qui s’est formé à l’académie Ranson à partir de 1929 et que Mélik admire pour sa peinture abstraite devenue célèbre après la deuxième Guerre Mondiale, c’est Alfred Manessier (1911-1993). « Je considère que dans la peinture de ce siècle il y a eu un énorme bluff… Un bluff des peintres qui obéissaient aux marchands. Mais enfin j’aime beaucoup Soulages et Manessier » (Entretien Mélik, article de presse, 1967, archives du musée Mélik, Cabriès). On note que Mélik a toujours réfléchi à la part d’abstraction incluse dans toute figuration (sa « figuration inobjective ») et qu’il a été sensible à l’abstraction lyrique  qui est reconnue dans les années 50 (voir L’Envolée lyrique, Paris 1945-1956, catalogue d’exposition, 2006, Musée du Luxembourg, Skira). En février 1952 par exemple Manessier et Soulages avaient été présentés, avec d’autres (Hartung, Lapicque, Le Moal) à la galerie Babylone sous le titre « Nouvelle Ecole de Paris ».
L’autre académie libre que fréquente le jeune Mélik c’est celle qu’André Lhote (1885-1962) créait en 1926 quartier du Montparnasse, « où je trouvai l’idée technique essentielle » (Entretien Mélik, 1937). La précision est d’importance quand on sait que ce peintre et professeur avait une forte influence critique et théorique. Cet esprit d’indépendance et de sérieux technique devait convenir à Mélik. André Lhote définissait ainsi sa démarche pédagogique : « J’ai mis dans mon académie des écriteaux : il est interdit de faire du Lhote. Vous êtes priés d’être vous-même. Ne prenez pas votre professeur au sérieux ! Ne pas travailler comme des bureaucrates ! » (revue L’Art vivant, 16 mars 1926). A partir de la leçon cubiste, il veut entretenir le lien entre la peinture moderne et la tradition classique.
                                      André Lhote, Paysage, 1927                                             

Nature morte au Chinois, 1930
 Ce modèle de formation que Mélik a recherché dans sa jeunesse parisienne, et dont l’exposition de 1930 galerie Carmine prouve déjà les effets bénéfiques,  il voudra le transposer plus de vingt ans après à Cabriès, dans les dépendances du château. Il est difficile de préciser l’année de ce projet, et surtout si son fonctionnement fut réel ou pas. En tout cas le carton de Mélik reprend le vocabulaire abstrait et le rêve d’un lieu de formation comme l’académie André Lhote  ou l’académie Ranson de sa jeunesse.
« … comme les Grecs entendaient ce mot. Un foyer spirituel par la rencontre des êtres et du temps. » Les propos fervents de la peintre et élève géorgienne Vera Pagava envers l’académie Ranson révèlent le climat d’amitié, de recherche collective et de profond humanisme qui caractérise ce lieu d’enseignement dans les années 30 » (Montparnasse, années 30.Eclosions à l’académie Ranson, p. 11). Malheureusement Mélik fait encore figure d’isolé dans son château de Cabriès. Il est vrai que la crise économique (1929), la rupture avec sa famille (1932) et l’appel du large - l’Orient -  empêcheront le jeune Mélik de nouer des contacts durables avec ces cercles d’artistes parisiens de sa génération dont il gardera pourtant toute sa vie le souvenir. 


Au-delà de la formation technique des académies libres il y a les styles individuels et collectifs qui imprégnaient la sensibilité du jeune Mélik en 1930. Gaston Poulain est plein de tact : « …s’il n’échappe pas encore à quelques impressions d’ailleurs paradoxales mais heureusement fragmentaires, telles que celles produites par Chagall, ou Gluckmann, ou Friesz, ou Lhote. Insistons sur ce mot « fragmentaire ». Nous ne voudrions pas qu’on croie que M. Mélik-Edgar manque de personnalité alors qu’il n’en est rien. Mais, de temps en temps, et quoi de plus normal, certains souvenirs l’assaillent, que, sous peu, probablement, il sera en mesure de repousser pour son plus grand bien. »
D’abord une influence fragmentaire de la peinture russe de Paris avec Chagall (1887-1985) et Gluckmann (1898-1973). Mais il est devenu impossible d’identifier les influences plastiques de ces peintres sur les quelques toiles de Mélik en 1930, impressions relatives à Gaston Poulain. Mais cette référence relève bien de l’époque où la peinture russe, souvent d’origine juive, est une composante majeure de l’Ecole de Paris (voir exposition Artistes russes hors frontières au musée du Montparnasse juillet-octobre 2010 et J. Warnod, Chez la baronne d’Oettingen. Paris russe et avant-gardes 1913-1935, 2008). Les éditions du Triangle, fondées par le mathématicien et physicien juif polonais Michel Kiveliovitch, étaient connues pour sa collection « Les artistes juifs », monographies consacrées à Chagall, Soutine, Zadkine, etc.

Gluckmann, Réunion de personnages, 1924                                            
Nu assis, 1927




Chagall, le Rêve, 1930    
Abraham prêt à immoler son fils, 1930
Le vieillard et le chevreau, 1930

Chagall, Homme-coq au-dessus de Vitebsk, 1925           

            L’autre empreinte sur la peinture de Mélik en 1930 est celle de peintres française de l’Ecole de Paris, avec André Lhote et Othon Friesz (1879-1949), qui ont tous les deux étaient ses « correcteurs » dans les ateliers libres de Montparnasse.
Cette double empreinte  russe er française sur la peinture du jeune Mélik-Edgar, Gaston Poulain la juge paradoxale. D’un côté la fantaisie et les couleurs froides, de l’autre la composition savante et le contrastes des couleurs chaudes (cubisme et fauvisme). Toutes les années Trente seront traversées par ce faux dilemme entre le dessin et la couleur, qui est maintenant doublé par la question des nationalités. Le vieux débat entre Rome ou Orient (depuis l’historien de l’art J. Strzygowski en 1901) est repris dans les termes du tempérament français (dessin, clarté, précision) et de l’altérité barbare (couleur, flou, rêverie) par Waldemar George qui met violemment en cause le cosmopolitisme de l’Ecole de Paris dans la revue Formes en 1931 (« Ecole française ou Ecole de Paris ? »). Cette confusion des genres politico-artistique durera jusqu’au régime de Vichy. En 1941, pour un inspecteur général des Beaux-Arts comme Robert Rey, il était insupportable de voir « les cartésiennes Fables de La Fontaine illustrées par les « lévitations » de Chagall… ». D’après lui, le public était  troublé « par les éclaboussements colorés et les violentes divagations de cette Ecole de Paris qui n’a pratiquement pas un Parisien, pas un Français » (voir La peinture moderne ou l’Art sans métier, 1941, cité dans L’Ecole de Paris 1904-1929, la part de l’autre, op. cit.). 
Othon Friesz, L’Estaque, 1907                           

Le Bec du Lièvre à La Ciotat, 1907
Quoi qu’il en soit de la nature de ses influences paradoxales,  le critique du Comoedia  prédit que le  jeune Mélik aura assez de force pour les repousser. Son « intelligence de la peinture »,  peu commune chez les peintres d’après Gaston Poulain (ce qui rappelle le proverbe du XIX° siècle repris par Marcel Duchamp, « Bête comme un peintre »),  nous pouvons en suivre les traces  après son arrivée à Marseille fin 1932. Il vit au milieu des livres et fréquente les hommes de culture. Jean Ballard, le directeur des  Cahiers du Sud, est un des premiers à lui acheter deux toiles, puis Louis Ducreux de la compagnie du Rideau gris qui met en scène le théâtre de la cruauté de l’époque élisabéthaine. Il y a aussi le poète et membre des Cahiers du Sud, Axel Toursky (le musée Mélik conserve un grand album de photos du château et de toiles de Mélik  dont la couverture porte une dédicace au poète tracée à la peinture rouge).  Mais Mélik a laissé beaucoup de ses livres chez ses parents. Il leur écrit en mars 1933 pour qu’il lui envoie le livre de Waldemar George sur le peintre Edouard Goerg (Les Editions G. Crès, 1929), et surtout son livre sur la peinture moderne. Comme il ne précise par l’auteur, on ignore de quels textes et images il s’imprégnait, mais les livres pertinents ne manquaient pas (par exemple Les Berceaux de la jeune peinture, d’André Warnod, Albin Michel, 1925 ou Les Peintres français nouveaux, d’André Lhote, Gallimard, 1926).

Edouard Goerg
Au-delà des peintres-formateurs  (Friesz, Lhote, Bissière, de La Patelière, Dufresne, et Léopold-Lévy), au-delà des impressions passagères que sa peinture reflète en 1930 (Chagall, Gluckmann/ Friesz et Lhote) il y a les maîtres qu’il admirera toute sa vie  et qui ont formé sa sensibilité : Matisse, Vlaminck, Friesz et Derain (toute l’école fauve est convoquée), mais aussi Bonnard.
                Aveu d’échec pour nous car cette exposition de 1930 n’est pas imaginable. Mais l’article de Gaston Poulain (associé aux souvenirs de Mélik)  nous permet de reconstituer un peu le climat intellectuel et plastique où le jeune Mélik s’est  formé de manière complexe en tant que peintre et homme de réflexion. Sa peinture va encore évoluer avant son départ de Paris, deux ans plus tard (septembre 1932), puis avec son voyage à Tanger (exposition galerie Marcel Lévy, octobre 1933) et enfin avec sa première grande exposition à Marseille, galerie Da Silva, en février 1936 (dont on ne peut rien imaginer de précis). Certes, à partir de cette date on commerce à identifier les formes évolutives de sa peinture. Mais avant ?  Finalement nous connaissons bien mieux la biographie de Mélik que la genèse de son œuvre (voir J.M. Pontier, La correspondance d’Edgar Mélik, dans Correspondances surréalistes, édition Musée de Cabriès, 2014). La peinture d’Edgar Mélik (1904-1976) ? De quelle décennie parle-t-on, sachant que la trajectoire heurtée des deux premières décennies de 1925 à 1945 (selon les témoignages contemporains de Lil Mariton, sa galeriste à Marseille, puis de Hubert Juin) est difficile à baliser avec des toiles précises.  D’autant que les variations sont multiples et récusent tout modèle évolutionniste qui voudrait qu’à partir d’une période donnée nous serions en présence du vrai style de Mélik. « J’ai pris pour éternelle devise une pensée de Guillaume Apollinaire à l’égard des peintres : Renouvelle-toi sans cesse » (Mélik, entretien avec G. Paul, Méditerranée Echos, mensuel, décembre 1965,  archives B. Baissat). Le cercle se referme sous nos yeux puisque le poète de sa jeunesse parisienne est resté le garant du mouvement de sa peinture.

Olivier Arnaud

2 commentaires:

  1. Merci pour cet article très éclairant.
    Je n'avais jamais eu l'occasion de lire l'article de G. Poulain en entier, seule la conclusion, plutôt positive, étant citée par les biographes. Car le reste est somme toute très condescendant. Plus tard, Mélik déconseillera à sa famille (qui lui cherche des galeries pour exposer à Paris après-guerre) de solliciter Carmine dont il ne garde visiblement pas un bon souvenir (voir correspondance)...

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    1. D'après les éditions du musée Mélik, il a eu une 2° expo. personnelle de Mélik à Paris en février 1935, galerie Lucy KROGH, 10 bis, place Saint-Augustin. Ce nom n'est pas celui d'une inconnue. Elle a été la Muse de Jules PASCIN, qui se suicida en 1930, et elle épousera le peintre norvégien Per Krogh. Mais je n'ai aucune info. sur cette expo.
      Je ne pense pas que la peinture de Mélik aurait eu forcément plus de diffusion s'il était resté à Paris. La concurrence était terrible, même pour les peintres qui ont fini par percer.
      Une fois arrivé à Marseille en 1932 il a finalement pas mal exposé, à Aix (galerie-librairie La Source, aux Amis des Arts, etc.), à Marseille (Galerie du Studio Da Silva, galerie Moullot), à Vence, à Bollène, etc.
      mais on ne sait pas vraiment combien de peintures qui "tiennent la route" Mélik a pu produire. Il a bénéficié d'un réseau de collectionneurs privés dès son arrivée à Marseille (Henri Reboul, Charles de Montmirail, Marius Chaveau)...
      Par contre son existence personnelle et ses échanges artistiques auraient été beaucoup plus riches, et donc sa peinture aurait été plus soutenue.
      o.arnaud

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