samedi 7 février 2015

Cycle mythologique chez Mélik ? par Olivier Arnaud

« On se tromperait lourdement à chercher dans l’anthropologie de l’image pratiquée par Aby Warburg une réduction « iconologique » des images aux mots. Ce n’est en aucun cas une affiliation de l’étude des images à celles des mots. Sa recherche des « sources » ne visait pas à expliquer les œuvres d’art par des textes, mais plutôt à reconstituer le lien de connaturalité anthropologique, de coalescence naturelle entre le mot et l’image », G. Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, 2002.
E. Mélik, L’Enlèvement d’Europe ? 90 x 66 cm, collection particulière

Les tableaux de Mélik ont des sources très diverses (cinéma, paysages, figures, récit, etc.) et il est trop facile de réduire sa peinture à l’imaginaire pur. Le présent tableau a un contenu visuel simple à identifier : un taureau redressé sur ses pattes qui pèse de tout son poids  contre une jeune femme inclinée vers l’arrière. Détail insolite, elle se maintient en s’appyant sur un baton bien frêle. La présence physique du taureau vu de dos est massive. Sa tête avec cornes et oreilles est portée par un cou puissant. Sa croupe est plus humaine qu’animale. La tête féminine est simplifiée comme un cercle avec un regard dirigé en dehors de la toile pour accuser le voyeurisme inévitable du « regardeur » au sens de Marcel Duchamp.  En effet, je ne suis pas en train de voir une scène bucolique mais l’acte sexuel entre une femme et un taureau. Ce thème n’est pas un fantasme mais un contenu iconographique inspiré par les textes classiques de la mythologie, peut-être le récit de l’enlèvement d’Europe dans les Métamorphoses d’Ovide. Zeus se métamorphose en un magnifique taureau pour séduire Europa, la fille d’Agénor : « […] les taureaux, chassés de la montagne, s'acheminent, comme Zeus  l'a ordonné, vers le rivage où la fille du puissant roi de cette contrée avait coutume de jouer avec les vierges de Tyr, ses compagnes... Mêlé au troupeau, il mugit et promène ses belles formes sur le tendre gazon. Sa couleur est celle de la neige où aucun pied n'a encore mis sa dure empreinte et que n'a pas détrempée le souffle humide de l'Auster. Son cou est gonflé de muscles ;  son fanon pend jusqu'à ses épaules ; ses cornes sont petites, mais on pourrait soutenir qu'elles ont été faites à la main et elles l'emportent par leur éclat sur une gemme d'une eau pure... La fille d'Agénor s'émerveille de voir un animal si beau et qui n'a pas l'air de chercher les combats ; pourtant, malgré tant de douceur, elle craint d'abord de le toucher. Bientôt elle s'en approche, elle présente des fleurs à sa bouche d'une blancheur sans tâche. Son amant est saisi de joie et, en attendant la volupté qu'il espère, il lui baise les mains ; c'est avec peine maintenant, oui avec peine, qu'il remet le reste à plus tard. Tantôt il folâtre, il bondit sur l'herbe verte, tantôt il couche son flanc de neige sur le sable fauve ; lorsqu'il a peu à peu dissipé la crainte de la jeune fille, il lui présente tantôt son poitrail pour qu'elle le flatte de la main, tantôt ses cornes pour qu'elle y enlace des guirlandes fraîches. La princesse ose même, ignorant qui la porte, s'asseoir sur le dos du taureau. Alors le dieu, quittant par degrés le terrain sec du rivage, baigne dans les premiers flots ses pieds trompeurs ; puis il s'en va plus loin et il emporte sa proie en pleine mer. La jeune fille, effrayée, se retourne vers la plage d'où il l'a enlevée ; de sa main droite elle tient une corne ; elle a posé son autre main sur la croupe ; ses vêtements, agités d'un frisson, ondulent au gré des vents. »  Ovide, Les Métamorphoses, II, 840-875, Gallimard (Folio Classique n°404, p.102-103).
L’enlèvement d’Europe est un sujet mythologique qui est loin d’avoir disparu chez les peintres  que Mélik admirait pendant sa jeunesse parisienne. L’exemple le plus lumineux est Pierre Bonnard. Quand il évoque son passé, c’est le peintre qu’il nomme régulièrement dans les années 50 et 60, avec les Fauves (Matisse, Vlaminck, Friesz et Derain).  La grande composition de Bonnard est elle-même en dialogue avec le tableau du Titien (voir Steven A. Nash,  « De quelques sources dans l’œuvre tardive de Bonnard », dans Bonnard, catalogue d’exposition,Centre Georges Pompidou, 1984).

Les tableaux de Mélik ont des sources très diverses (cinéma, paysages, figures, récit, etc.) et il est trop facile de réduire sa peinture à l’imaginaire pur. Le présent tableau a un contenu visuel simple à identifier : un taureau redressé sur ses pattes qui pèse de tout son poids  contre une jeune femme inclinée vers l’arrière. Détail insolite, elle se maintient en s’appyant sur un baton bien frêle. La présence physique du taureau vu de dos est massive. Sa tête avec cornes et oreilles est portée par un cou puissant. Sa croupe est plus humaine qu’animale. La tête féminine est simplifiée comme un cercle avec un regard dirigé en dehors de la toile pour accuser le voyeurisme inévitable du « regardeur » au sens de Marcel Duchamp.  En effet, je ne suis pas en train de voir une scène bucolique mais l’acte sexuel entre une femme et un taureau. Ce thème n’est pas un fantasme mais un contenu iconographique inspiré par les textes classiques de la mythologie, peut-être le récit de l’enlèvement d’Europe dans les Métamorphoses d’Ovide. Zeus se métamorphose en un magnifique taureau pour séduire Europa, la fille d’Agénor : « […] les taureaux, chassés de la montagne, s'acheminent, comme Zeus  l'a ordonné, vers le rivage où la fille du puissant roi de cette contrée avait coutume de jouer avec les vierges de Tyr, ses compagnes... Mêlé au troupeau, il mugit et promène ses belles formes sur le tendre gazon. Sa couleur est celle de la neige où aucun pied n'a encore mis sa dure empreinte et que n'a pas détrempée le souffle humide de l'Auster. Son cou est gonflé de muscles ;  son fanon pend jusqu'à ses épaules ; ses cornes sont petites, mais on pourrait soutenir qu'elles ont été faites à la main et elles l'emportent par leur éclat sur une gemme d'une eau pure... La fille d'Agénor s'émerveille de voir un animal si beau et qui n'a pas l'air de chercher les combats ; pourtant, malgré tant de douceur, elle craint d'abord de le toucher. Bientôt elle s'en approche, elle présente des fleurs à sa bouche d'une blancheur sans tâche. Son amant est saisi de joie et, en attendant la volupté qu'il espère, il lui baise les mains ; c'est avec peine maintenant, oui avec peine, qu'il remet le reste à plus tard. Tantôt il folâtre, il bondit sur l'herbe verte, tantôt il couche son flanc de neige sur le sable fauve ; lorsqu'il a peu à peu dissipé la crainte de la jeune fille, il lui présente tantôt son poitrail pour qu'elle le flatte de la main, tantôt ses cornes pour qu'elle y enlace des guirlandes fraîches. La princesse ose même, ignorant qui la porte, s'asseoir sur le dos du taureau. Alors le dieu, quittant par degrés le terrain sec du rivage, baigne dans les premiers flots ses pieds trompeurs ; puis il s'en va plus loin et il emporte sa proie en pleine mer. La jeune fille, effrayée, se retourne vers la plage d'où il l'a enlevée ; de sa main droite elle tient une corne ; elle a posé son autre main sur la croupe ; ses vêtements, agités d'un frisson, ondulent au gré des vents. »  Ovide, Les Métamorphoses, II, 840-875, Gallimard (Folio Classique n°404, p.102-103).
L’enlèvement d’Europe est un sujet mythologique qui est loin d’avoir disparu chez les peintres  que Mélik admirait pendant sa jeunesse parisienne. L’exemple le plus lumineux est Pierre Bonnard. Quand il évoque son passé, c’est le peintre qu’il nomme régulièrement dans les années 50 et 60, avec les Fauves (Matisse, Vlaminck, Friesz et Derain).  La grande composition de Bonnard est elle-même en dialogue avec le tableau du Titien (voir Steven A. Nash,  « De quelques sources dans l’œuvre tardive de Bonnard », dans Bonnard, catalogue d’exposition,Centre Georges Pompidou, 1984).

Pierre Bonnard, L’Enlèvement d’Europe, 1914, 118 x 154,  Tolède.
Titien, L’Enlèvement d’Europe, 1560, 178 x205 cm, Boston
On trouve deux traits chez Bonnard qui peu ou prou se retrouvent chez Mélik : une réduction chromatique (bleu et ocre dans les 2 cas) et l’abandon du naturalisme (notamment pour les petites figures des « vierges de Tyr » qui jouent au premier plan du tableau). Mais c’est toute la « spiritualité plastique » de la toile de Bonnard qui échappe au naturalisme. En effet la méthode de Bonnard s’incarne parfaitement dans ce tableau qui invente ce que André Lhote appelait en 1933, son « Irréalisme ». « Les éléments prélevés par Bonnard sont la lumière et l’atmosphère. Le dessin, avec tout ce qu’il implique de matériel : modelé, profondeur, ornement, est pour lui à peu près sacrifié. La figure et le décor, allégés de cette masse, demeurent translucides, vaporisés d’étincelles colorées et comme descendus d’une planète régie par des lois musicales », dans Nouvelle Revue Française (Exposition Bonnard galerie Bernheim Jeune), août 1933. Quant à l’irréalité de la toile de Mélik elle s’incarne aussi dans les figures colorées qui peuplent le fond bleu.
Le cas du peintre Amédée de La Patelière (1890-1932) est moins central mais significatif de l’intérêt diffus pour  ce thème mythologique que la rupture avec la tradition propre à la peinture moderne aurait pu faire disparaître. Ce peintre est mort jeune, en 1932, l’année où Mélik quitte Paris pour, pense-t-il, son voyage vers l’Orient. Il l’a connu à l’académie Ranson, où il « corrigeait » en même temps que Roger Bissière (voir Entretien avec E. Mélik,  « Surréalisme nietzschéen », 1937). Il réalisa deux petits tableaux préparatoires en vue d’une grande composition qui juxtapose les deux moments phares du récit d’Ovide (la séduction, l’enlèvement).

de La Patelière, L’Enlèvement d’Europe au rocher, 1927, HST, 19x24 cm/ L’Enlèvement d’Europe, 1927, HST, 26x35 cm, Musée des Beaux-arts, Nantes

de La Patelière, L’Enlèvement d’Europe au coquillage, 1927, 130x162 cm, Nantes

Dans la même décennie, ce sujet mythologique sera repris par Matisse, peintre que Mélik admire pour sa période fauve (1898-1912), mais moins pour sa période niçoise (1918-1930), quand le dessin redevient le principe de la peinture. En cela Mélik est très sensible à cette césure dans l’œuvre de Matisse qui sera explicitée par G. Duthuit, puis par R. Labrusse. « Ces nouvelles peintures qui étaient encore de l’ordre de la recherche, chez Matisse, en 1918-1919, ont donc été figées par une réception qui s’est empressée d’y voir un accomplissement et d’intégrer ce stade soi-disant ultime dans la puissante réaffirmation d’une voie française en art, bien loin de l’idée d’un bouleversement de l’image occidentale telle qu’elle se faisait jour dans le discours des amis du peintre avant 1914. L’association de Matisse au luxe et à la joie de vivre, à sa maîtrise des sensations et de leur expression, dans les années vingt, escamote systématiquement les virtualités déstabilisatrices, utopiques, qui habitent son esthétique… », R. Labrusse,  Matisse. La condition de l’image, Gallimard, 1999.
Matisse, l’Enlèvement d’Europe, HST, 1929, 101x153, Canberra
Ce tableau de facture devenu plus classique chez Matisse met en avant la sensualité innocente d’Europa au corps prenant la pose contre la tête pleine de douceur de l’animal avant ou après les ébats amoureux. La sexualité heureuse suggérée dans le texte d’Ovide (« c'est avec peine maintenant, oui avec peine, qu'il remet le reste à plus tard ») est maintenant suggéré par la complicité bienveillante des corps.
La toile de Mélik est-elle vraiment une représentation sexuelle suite à l’Enlèvement d’Europe ? Mélik aurait-il choisi de mettre en scène, de rendre obscène au sens littéral du mot, ce qui est voilé dans le texte classique et les toiles modernes ? Ce serait peu cohérent avec l’œuvre de Mélik . Mais d’un mythe à l’autre la route est courte. De cette union entre Zeus et Europa naîtra entre autres Minos, avant que le dieu de l’Olympe la donne comme épouse au roi de Crète, Astérion. Minos lui succèdera  sur le trône. C’est là qu’intervient  un nouveau mythe qui  associe franchement la femme et le taureau par la sexualité. Avec Pasiphaé, une des nombreuses épouses de Minos c’est la femme qui prend l’initiative du rapport  physique dont naîtra son fils adultérin, le Minotaure. Le désir de Pasiphaé est la vengeance d’un dieu offensé par Minos (soit Poséidon, soit Aphrodite). Mélik aurait donc choisi de représenter l’acte sexuel à l’origine du Minotaure plutôt que la scène bucolique de l’Enlèvement d’Europe.  Avec Pasiphaé la dimension sexuelle est ouverte à la peinture.  Le mythe est transposé par Gustave Moreau avec toute l’équivoque d’une revanche idéaliste contre le pessimisme sexuel du XIX° siècle. C’est bien ainsi qu’André Breton ressentira cette peinture fin XIX° qui idéalisait les mythes de la Femme dans une débauche de pierreries et de poses sensuelles pour mieux exalter le trouble du désir. Rien n’est montré mais tout est suggéré avec un luxe de détails somptueux.
Gustave Moreau, Pasiphaé, 195 x 91 cm, 1890, musée G. Moreau

Matisse, Pasipahaé, « … emportés jusqu’aux constellations… »     Le taureau, père du Minotaure


Matisse publie en 1944 des gravures poétiques pour le texte de Montherlant, Pasiphaé, Chant de Minos (Les Crétois). Avec la génération surréaliste ces voiles fantasmés (G. Moreau) ou poétiques (Matisse) sont déchirés.  Picasso et André Masson montrent  l’assaut sexuel dont naîtra le monstre mi homme mi animal, le Minotaure.
Picasso, Pasiphaé                                                                             

A. Masson,  Pasiphaé, 1937
La revue qui prendra le nom de cet être hybride, Minotaure, aura été de 1933 à 1939 le lieu exceptionnel d’une coexistence entre les surréalistes classiques (autour d’André Breton) et les surréalistes dissidents (autour de Georges Bataille). Mélik qui se déclare en 1937, dans son atelier parisien 65, rue Daguerre, « surréaliste nietzschéen »  (« je côtoie le surréalisme mais je reste nietzschéen ») a dû connaître les revues  où tout ce qui se faisait et se pensait de dérangeant dans l’art moderne pouvait s’exprimer (Documents, Acéphale, Minotaure). Ce mixte improbable entre le surréalisme et Nietzsche n’était-il pas  au centre des désaccords entre les deux groupes surréalistes,  André Breton idéalisant le Désir en l’homme quand  Bataille exposait son irrationalité foncière ? On aimerait savoir ce que Mélik savait de ce débat entre surréalisme et nietzschéisme.  La réponse peut se trouver dans son œuvre philosophique (les six textes poético-biographiques) mais aussi dans son œuvre peinte.  Le tableau tardif de Mélik (années 1960 ?) pourrait être une réminiscence de sa jeunesse parisienne et sa méditation voilée sur la conception monstrueuse de l’homme, être hybride. Mélik dissimule la violence sexuelle qui n’est pas l’essentiel pour lui -  à l’opposé de Picasso et de Masson -  dans la mesure où son tableau interroge l’origine du monstre  que chacun voit en lui, et qui n’est ni humain ni animal. Le tableau serait sa Pasiphaé, jeune femme saisie par un désir dont elle ne sait rien (son visage innocent) mais qui engendrera le Minotaure, l’être auquel l’homme de l’inconscient ressemble le plus. La peinture de Mélik pratique donc une double élision, celle de l’acte sexuel tellement montré par Picasso et Masson, et l’être monstrueux, le Minotaure, tellement figuré par les mêmes peintres. En effet, il ne manque pas d’êtres hybrides chez Mélik, mais le célèbre Minotaure est introuvable. Manière de dire que nous le sommes ?
Revue Minotaure (1933-1939), couverture de Picasso
Revue Acéphale (1936-1939), couverture d’André Masson
Pour confirmer le référent mythique de ce tableau de Mélik (une Pasiphaé) il faudrait disposer au moins d’une seconde œuvre dont le contenu mythologique serait validé par Mélik lui-même. Par chance, c’est le cas avec ce tableau connu par une photo couleur sans titre (Studio da Silva, Marseille) et le catalogue de l’exposition internationale de Sierre, en Suisse, 1959 (photo noir et blanc avec titre, dans 53 peintres rhodaniens d’aujourd’hui, dont 5 toiles de Mélik).

E. Mélik, La Fille de Gaïa, 73x60, photo Studio da Silva, Marseille, non localisé 


Ce tableau est très révélateur du travail à l’œuvre chez Mélik, au-delà de l’apparence visuelle qui n’en est que le résultat. Le contenu mythique ne suffit pas à comprendre l’image. En effet, le titre renvoie au mythe de Cronos (ou Saturne) dévorant ses enfants mâles. Si la tête massive est celle de Saturne (le dieu de la Mélancolie et des artistes), la femme adulte est Rhéa, la fille de Gaïa et d’Ouranos. La jeune fille blottie contre sa mère regarde son père qui dévore ses frères dès leur naissance.  Le tableau a donc une charge émotive considérable qu’on ne pourrait pas imaginer sans le hasard qui nous a transmis le titre, abscons à la manière de Mélik. La compréhension d’un tableau va bien au-delà de l’illustration du mythe. Ce qui est crucial dans sa forme est le choix du moment du récit. Mélik ne représente pas l’horreur associée à Saturne dévorant son enfant mâle, comme Goya l’a fait. Il a choisi le rapport silencieux où la jeune fille est une survivante qui s’ignore face à son père, elle qui ne doit sa survie qu’au hasard de son sexe. Rhéa, les yeux clos, connaît le secret et trahira Saturne pour sauver enfin un fils, le futur Zeus. La force de l’image tient à ce secret qui est l’entre-deux irreprésentable d’un avant (Saturne dévorant ses fils) et d’un après (Zeus châtrant son père).

Goya, Saturne dévorant un de ses enfants, 1820, 146 x 83 cm, Le Prado
 Ces deux tableaux à sujets mythologiques nous apprennent beaucoup sur le rapport de Mélik à son époque. Avec sa Pasiphaé et son Saturne Mélik confirme son inscription dans la culture des peintres et le retour du mythe. Mais à la place des déformations meurtrières et érotiques Mélik  crée un art méditatif sur le monstrueux par évitement. Par la forme, c’est-à-dire le choix du moment dans le drame,  Mélik invente le « statisme » des figures qui épouse bien la minéralité de sa matière rugueuse. Il choisit la simplification tant par la réduction chromatique (bleu, ocres) que par l’élision de l’horreur. Enfin, le cadrage du tableau coupe les corps en autant de bustes sculptés à l’antique. Il y a un langage des gestes et du tragique que Mélik évite. Mais il transfert toute l’intensité dans l’articulation des regards, autre lieu de «l’échange du corporel et du psychique » (voir G. Didi-Huberman, L’image survivante, 2002). Le regard étrange de la jeune Pasiphaé est tourné vers nous, hors du tableau. Quant à la jeune fille de Saturne, alors que ses parents ferment les yeux sur le drame qui se joue, son regard bleu, admiratif et innocent,  est rivé sur cette tête splendide et massive.  Par cette expressivité des corps immobilisés Mélik produit la force émotive du suspense entre deux angoisses (avant la naissance du Minotaure/ avant la castration de Saturne).  Le travail de l’image est dans cette polarité entre la sérénité et la cruauté. « L’artiste se trouve pris dans une situation inévitable –structurale, structurante -  d’un va-et-vient entre « aliénation pulsionnelle » et « création formelle ». Tout oscille, tout remue, tout va de pair : il n’y a pas de formes construites sans abandon à des forces. Il n’y a pas de beauté apollinienne sans arrière-fond dionysiaque… L’image du corps et le signifiant du langage »,  G. Didi-Huberman, op.cit. Ce dépouillement intentionnel de l’image du mythe est la manière pour Mélik d’être avec son temps (Picasso, Masson, Matisse, surréalisme, nietzschéisme) tout en refusant l’air du temps et sa répétition parfois complaisante de la violence symbolique (voir J. Clair, Malinconia : motifs saturniens dans l’art de l’entre-deux-guerres, 1996 et Picasso sous le soleil de Mithra, Fondation Pierrre Gianadda, 2001).












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