samedi 20 juillet 2013

Peindre, mais quoi? (par Olivier Arnaud)


« Un tableau sait être, au-delà de sa reconnaissable histoire, un champ de possibilités. Ce qu’il importe de percevoir, ici, c’est le petit labyrinthe dans lequel est capable de nous secouer un simple tableau. » G. Didi-Huberman, Fra Angelico, Dissemblance et figuration, 1990.
Chaque tableau de Mélik est un cas particulier. Mais comment fonctionne une image de Mélik s’il n’y a pas de règle générale ? Mélik, comme tous les artistes modernes, s’irritait qu’on parle de ce qu’on voit sur ses tableaux (à partir des années 40, il ne date plus ses toiles, et la plupart n’ont pas de titre). Mais cette réaction banale d’un peintre ne veut pas dire que le tableau ne contient rien. Ce qui compte alors ce n’est pas ce qu’on voit (imagerie) mais ce qui a été fait (objet) par le peintre. C’est cette méthode de l’iconologie qu’on peut exercer sur ce petit tableau de Mélik (voir G.Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, 1992). A première vue ce petit tableau très lumineux  représente une jeune fille à la chevelure rousse, dans une robe très structurée aux reflets jaunes, la tête légèrement inclinée sur la gauche. Les pans de couleur, habituels chez Mélik, brouillent l’image et engendrent un fond complexe et chromatique  : une bande jaune verticale prolongée par une bande noire, une tache bleue qui réapparaît en haut puis, à droite  une tache orange qui reprend la couleur de la chevelure, une tache marron et une surface  ocre claire qui donne sa profondeur à l’image. L’ensemble est très fluide et éclatant de couleurs chaudes.

 

 
E. Mélik, Jeune fille, autour de 1965, 22x24 cm, collection particulière.
 
 
 
De cette impression de l’image on déduit facilement que Mélik est un peindre du rêve, que sa peinture est arbitraire ou du moins indéchiffrable.
Si on regarde plus attentivement l’image, le fond passe au premier plan et on distingue une forme : le dessin classique d’une jambe solidement posée sur le sol ocre claire. Entre la jeune fille et ce dessin anatomique, une jambe repliée, le genou projeté vers l’avant. Un trait noir dessine les jambes puis des zébrures nerveuses sur le genou projeté en avant (analogie visuelle de la force du corps).
L’image n’est donc  pas homogène : elle est le résultat d’une technique hybride. On reconnaît au premier plan les couleurs chaudes et les formes sans contour de Mélik, et sur le fond, sa technique du dessin pratiquée dès Marseille (1932). L’opposition entre forme et fond du tableau est créée par l’opposition entre peinture et dessin : l’image vient de basculer sous nos yeux  dans une autre réalité, troublante. La tête de la jeune fille est renversée sous le choc violent d’un homme athlétique qui se sert de son genou pour heurter son visage.  Des détails, qui passaient pour des déformations oniriques de Mélik,  basculent dans le monde réel : sous l’œil droit, une larme; une bouche convexe qui dit la douleur ; le bras gauche bizarrement allongé entoure le visage pour atténuer le choc.
Mais quel est le fait peint par Mélik ? Si on considère que la peinture est la représentation du visible, l’image est celle d’une scène d’agression,  réelle ou imaginée. Pourtant la composition complexe de l’image trouble cette représentation. Mélik a su utiliser des moyens visuels pour brouiller notre rapport à l’image. Ce n’est pas une jeune fille dans sa belle robe jaune, mais une agression violente. Ce n’est pas une scène réaliste puisque la jeune fille et les jambes appartiennent à des univers différents. Mélik a créé un seuil vertical dans l’image par le passage d’une technique figurative à une autre. En outre le frottis, ce mince nuage orange qui laisse voir les jambes tout en les voilant, signifie le passage dans une autre réalité, pas celle du rêve, mais celle de la mémoire. L’image serait celle du traumatisme lui-même, c’est-à-dire un phénomène qui altère durablement la conscience. Si la violence physique produit une scène qui dure quelques secondes, l’émotion douloureuse  dure et altère la conscience de la jeune fille. Il est inscrit - dans une conscience - pour toujours. La construction visuelle de l’image participe empathiquement à cette altération psychique.
Ce petit tableau de Mélik, au-delà de son motif apparent, est un reflet des avant-gardes de ses années de formation,  l’Art Fauve (le volume par la couleur), et peut-être le surréalisme. L’admiration de Mélik pour Derain, Matisse et Bonnard est attestée. Ces peintres voulaient retrouver, par la peinture, une intensité nouvelle de l’émotion, en s’éloignant de la perfection des apparences académiques (voir, « L’empathie primitiviste », Carlo Severi, Images Re-vues, hors-série1, 2008). C’est surtout une image à double fond, comme on parle d’un tiroir à double fond. Ce procédé a été pratiqué par Picasso (le portrait est une recomposition à partir de perceptions séparées), et surtout Dali et Magritte (l’image dément ce qu’elle donne à voir, cf. « Bachelard et Dali. Métamorphose et démiurgie de l’image », Perrot, Hermeneia, mai 2012). La belle image se métamorphose en image inquiétante.
Les  scènes de violence physique sont innombrables dans l’histoire de la peinture.  Mais comment un peintre pourrait-il figurer la réalité psychique d’un affect ?  Entre la cause et l’effet il n’y a pas de similitude, il y a une différence de nature (la violence devient  émotion). Ce petit tableau prouve le genre de problèmes que la peinture de Mélik a résolus par son invention de moyens visuels et sa maîtrise dans l’organisation de la toile. Depuis toujours la critique d’art multiplie les notions prestigieuses pour parler de la peinture de Mélik (métamorphose, fantasmagorie, onirisme, expressionnisme, magie etc.). Il semble que Mélik ait été plus sobre et plus précis pour parler de sa peinture.
« Ma peinture n’est pas anti-classique. Je puis la dire sur-classique. Elle est simplement un classicisme qui se dépasse », à Jacqueline de Grandmaison. « Je ne suis pas un peintre intellectuel : ce qui compte pour moi c’est la conscience humaine  Je me place au-dessus du classicisme mais avec les mêmes rigueurs. C’est une forme de romantisme évolué qui va dans le sens de la construction. Disons que je suis un sur-classique », à Maurice Sardou (Coupures de presse, Années 60, Archives du Musée Edgar Mélik, Cabriès).  Dans une page manuscrite conservée au Musée de Cabriès,  Mélik nous livre sa vision lyrique et tragique de la réalité humaine : « Emotion, réponse toute spontanée à un désir profond d’autant plus qu’il est moins formulé, plus tu es inattendue, plus durablement tu t’imprimes dans des êtres autres et t’exprimes. Ne peut-on considérer la vie comme purement émotive et faire abstraction de tout ce qui n’est émotion ? Car c’est là la manne tombée on ne sait d’où, de quel ciel ; c’est toi l’émotion. N’en percevons que le perceptible. »
Dans ces extraits, Mélik nous donne à la fois sa méthode picturale (surclassicisme/romantisme évolué) et le contenu de sa peinture (la polarité de l’émotion, douleur ou joie).
 
Nicolas Poussin, Massacre des Innocents, 1625, Musée Chantilly. Le style impassible du classicisme.
 
Eugène Delacroix, Scène de chasse au lion, 1861, Chicago. Le style pathétique du romantisme.
 
 
La peinture de Mélik n’est pas isolée dans le siècle de Freud et du surréalisme : le rêve, l’angoisse, le désir et la douleur sont déjà du « visuel psychique » (G.Didi-Huberman, Ouvrir Vénus. Nudité, rêve, cruauté, 1999). Mélik a fait comme tous les peintres de son siècle : inventer de nouveaux  procédés visuels pour figurer une « inquiétante étrangeté » : Munch, Magritte, Miro.
Munch, le Cri, 1910, 83x66 cm, Oslo:  La Nature angoisse l'homme          
 
Magritte, Jeune fille mangeant un oiseau (Le Plaisir), 1927, 97x74 cm, Düsseldorf : la Pulsion de Mort.
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Miro, Tête,  Musée de Grenoble, 230x165 cm, 1930 : Détruire la Figure humaine.
 
 
 
 
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

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