mercredi 26 juin 2013

Faire dialoguer Mélik avec Picasso ! (par Olivier Arnaud)


Edgar Mélik, composition, vers 1960 (non localisée depuis 1985)
 
L’œuvre  qu’André Alauzen choisit pour illustrer la peinture d’Edgar Mélik est un très grand paravent de quatre panneaux (Dictionnaire des Peintres et sculpteurs de Provence, ed. Jeanne Laffitte). C’est une frise de quatre créatures animée par une sorte de danse vers la gauche. Les corps manifestement féminins sont traités sur le même mode pictural, avec de riches nuances de rose, de rouge et de blanc. Les formes anatomiques de la féminité se détachent nettement (les hanches, les seins, les ventres et les cous). Les allongements habituels chez Mélik des bras et des mains accentuent l’effet d’ondulation de cette danse. Si la représentation des corps féminins est relativement homogène, il n’en est pas de même pour les têtes qui sont très différentes les unes des autres. A droite le visage harmonieux de profil est délibérément de style classique, les cheveux sont enveloppés dans un foulard à franges vertes, noires, blanches et rouges qui retombent sur les épaules.  L’autre visage est de trois-quarts, les formes comme les couleurs complexes produisent un volume ovale posé sur un corps vu de face. Les cheveux sont cachés par un foulard orné sur le front de points rouges sur bandeau vert. Le troisième visage est dans le plus pur style de Mélik, un  cou démesurément fin et allongé avec un visage de profil et son grand œil bleu de face. Enfin, sur la droite, le corps manifestement féminin porte un masque.
Le fond du tableau bleu outremer disparaît presque derrière de très nombreuses formes colorées entre les visages du haut comme entre les jambes repliées. L’ensemble donne l’impression d’une somptueuse tapisserie.
Pour renforcer l’étrangeté de cette scène, au fond se détache nettement le buste rectangulaire d’une sculpture qui rappelle l’île de Pâques. C’est un visage de pierre qui marque l’étonnement devant une danse aussi indéchiffrable.
Pour Alauzen, la peinture de Mélik est Métamorphose du monde à partir des obsessions de l’esprit humain. Il la rapproche des nus féminins  du premier Cézanne (L’Orgie ou Le Festin de Nabuchodonosor, vers 1870, Une moderne Olympia, 1873-1875, L’Après-midi à Naples et L’Eternel féminin, 1876-1877) qui expriment tous la violence de la convoitise et du trouble  de la sexualité, en opposition à l’élégance moderne de Manet. Cézanne radicalisait l’enseignement de Delacroix pour rivaliser avec le réalisme de Courbet (Philippe Dagen  parle d’un ultra-romantisme de Cézanne dans l’expression de l’érotisme du nu, dans Cézanne, Flammarion, 1995, p. 43). Edgar Mélik crée sa peinture à partir d’autres références, celles de 1925, qui ont inventé une nouvelle figuration.
 Manet, L'Olympia, 1863, Orsay
Cézanne, Moderne Olympia, 1873-75, Orsay
 

 
 
Les audaces picturales du paravent furent toutes ouvertes par ce qu’il est convenu d’appeler les primitivismes en arts qui ont conforté  Gauguin, Matisse, Derain et Picasso jusqu’au surréalisme dans leur désir de rompre avec les codes de la peinture classique (voir Robert Goldwater, Le primitivisme dans l’art moderne, 1938).
La présence de la sculpture-idole dans la peinture est une innovation de Gauguin. Il s’agit d’un procédé pour introduire visuellement deux niveaux de réalité dans le tableau, dans un rapport magique de l’interrogé à l’interrogateur. Mais à l’opposé de Gauguin où l’idole est du côté du divin, chez Mélik l’idole est le côté humain d’un regard éloigné sur une danse de nus féminins tous aussi mystérieux les uns que les autres. Le masque archaïque sur un des nus ne fait que renforcer le primitivisme de la scène, comme les pieds-sabots  de la figure de droite et de gauche. Ce dernier effet archaïsant se trouve déjà chez Picasso et Derain dans les tableaux qui vont servir de comparaison.
Le paravent de Mélik a toujours été rapproché des Demoiselles d’Avignon (1907, mais présentation publique en 1916).  Groupe de nus féminins dans les deux cas, la représentation chez  Picasso tient son étrangeté du contraste entre la bidimensionnalité des corps et les volumes des têtes. En outre ces têtes-masques sont de trois styles différents (deux masques africains à droite, deux figures ibériennes au centre, et une influence océanienne de Gauguin à gauche).
Picasso, Les Demoiselles d'Avignon, 1907, Moma New York

La diversité stylistique des têtes chez Mélik n’est pas moindre, mais l’angularité a été remplacée par la fluidité de la courbe pour créer les corps féminins.
La peinture de Mélik, par sa confusion des images (masque, statue, pattes, anatomie) et la diversité des styles, radicalise le primitivisme qui avait déjà influencé le fauvisme et le cubisme. Dans Les Demoiselles d’Avignon les nus féminins sont extrêmement construits (prémisses du cubisme), seules les têtes appartiennent à l’archaïsme expressif. Chez Mélik, il y a un basculement complet dans la métamorphose par l’abandon du géométrique. Les couleurs – rouge-rose-vert-bleu- se mêlent sans confusion alors que chez Picasso les figures et leur couleur sont isolées par des cernes noirs. Les nus de Picasso se déploient, alors que Mélik nous place si près de la danse qu’il représente que les corps roses et rouges du tableau ne peuvent y contenir en entier qu’avec des jambes bizarrement repliées. 
Au-delà de l’analyse formelle des modes de représentation commence la signification de l’œuvre.  Chez  Picasso la peinture ne se comprend plus comme représentation esthétique du monde visible mais exorcisme contre la force des instincts. Le peintre peut rompre avec la virtuosité  des procédés techniques de la peinture-imitation issue de la Renaissance pour explorer l’intensité des passions humaines.  Les Demoiselles d’Avignon sont justement le manifeste de cette rupture, et Picasso en est parfaitement conscient : « Si nous donnons une forme aux esprits, nous devenons indépendants… J’ai compris pourquoi j’étais peintre… Les Demoiselles d’Avignon ont dû arriver ce jour-là mais pas du tout à cause des formes : parce que c’était ma première toile d’exorcisme, oui ! J’ai compris que c’était le sens même de la peinture. Ce n’est pas un processus esthétique ; c’est une forme de magie qui s’interpose entre l’univers hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs. » Philippe Dagen, op. cit., p. 382.
Si la signification des Demoiselles d’Avignon est assez explicite par les thèmes de la Sexualité et de la Mort (l’expression « Bordel philosophique » est due au critique d’art Leo Steinberg), on peut aussi rapprocher le paravent de Mélik de La Danse de Derain pour sa composition et les couleurs solaires. Les quatre femmes y sont aussi représentées par des modes stylistiques différents, nus ou habillées. Ici c’est le bestiaire (oiseau, serpent, crapaud) qui peut suggérer une signification  ironique : une vision édénique avec  symboles du Mal, parodie intentionnelle du Bonheur de vivre (1905-1906) de Matisse. C’est dans les attitudes que se révèle le drame invisible qui se joue chez Derain (voir les analyses de Philippe Dagen, op. cit., p. 280-285).
 André Derain, La Danse, 1906, 185x225, Fondation Fridart.
 
 
 
 
Matisse, Le Bonheur de vivre, 174x238, Fondation Barnes
 
 

Ces trois œuvres des amis Matisse, Picasso et Derain, créées entre 1905 et 1907, ont en commun d’être de très grands formats de nus qui expriment les différentes visions de la vie à partir de la Femme. Chez Mélik les visages pourraient représenter la projection démultipliée du Désir par autant de  déformations de son Objet : du masque-sorcière au visage classique, en passant par la Fée à l’œil bleu avec son immense arcade et la Femme hiératique (coiffe noble et colliers). La tête sculptée pourrait être une citation, unique chez Mélik, de l’univers de Gauguin. La Tête au long cou, typiquement mélikienne, serait un cas unique d’auto-référence. Les traits rouges sur fond ocre de la pierre sculptée donnent une expression parfaitement lisible : le visage étonné et fasciné regarde les fluides incarnations de la Femme. Il nous demande d’en faire autant. C’est la fonction cathartique de l’image qui rend visuellement la cruauté du Désir. Mais ce n’est pas la cruauté subie par la Femme (contresens) mais la cruauté du Désir qu’incarne la Femme démultipliée. Parler de pulsions sadiques en rapport avec la Nature féminine paraît aujourd’hui absurde. Pourtant toute l’antiquité grecque connaissait la mort tragique de Dionysos démembré par les Bacchantes, et le massacre d’Orphée par les Ménades. Les images en sont nombreuses sur la céramique grecque, et ce thème tragique sera souvent reprise à la Renaissance, par Dürer par exemple (voir « Aby Warburg. Rituel, Pathosformel et forme intermédiaire », Giovanni Careri, dans L’Homme, 165/2003). La Danse de Mélik pourrait être une résurgence de ce ménadisme. Les corps et les mouvements participent empathiquement à la violence du Désir incarnée dans la Femme. La distance introspective est dans le regard de la tête sculptée. Depuis Freud l’homme sait que l’archaïsme affectif des pulsions est intemporel et que la civilisation, à l’aide de ses rites et de son iconographie, est un pari de l’homme sur la raison.
Il reste le point le plus transgressif de cette Danse de Mélik. Alors que la peau des quatre femmes est d’un blanc rose de marbre, le ventre de face au premier plan est incarnat, ce rouge clair et vif qui signifie ce qui est sous la peau. Même couleur pour le ventre de la femme de droite au visage classique.  On devine aussi des parties internes du corps. Mélik est certes le peintre de la Femme solaire, mais on doit souligner l’absence dans son œuvre du nu esthétique (sauf dans ses dessins), comme de la nudité érotique propre au surréalisme. Ici c’est la chair devenue visible sous la peau, la chair ouverte, qui trouble l’image du corps et nous trouble.  La chair à vif est une transgression de l’image du nu quand le « Toucher d’Eros » rencontre le « Toucher de Thanatos ». Alors que la peinture classique recherchait une calme identification du sujet dans le tableau idéalisant du même coup le spectateur et son regard devenu sensible à la beauté, la peinture de Mélik est une source de tension.  Tout ce qui dément dans l’image les apparences attendues est une source de trouble chez celui qui regarde (le symptôme pour l’anthropologie des images).
Il faut se tourner vers un historien de l’art qui prend en compte l’efficacité et l’inquiétude des images pour commencer à regarder le paravent de Mélik comme une création sur le plan du style et du fond, comme la visualisation d’un objet psychique (au même titre que le rêve en fournit l’expérience à chacun). Georges Didi-Huberman a conduit une enquête sur Botticelli qui n’est pas seulement  le peintre de la nudité idéale de la Naissance de Vénus (suite à la mutilation du Ciel-Ouranos), mais aussi l’auteur d’un cycle de quatre panneaux sur la cruauté envers Vénus (Histoire de Nastagio, Madrid, Musée du Prado) : « La hantise de l’écorché demeure attenante à toute la vision du nu : c’est là un phénomène de longue durée », G. Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, Nudité, rêve, cruauté, Gallimard, 1999, p. 39.

 
L’historien remarque, à la suite de Freud, que le rêve ou le cauchemar est déjà un visuel psychique. « C’est du corps regardé dont il est question et le regard engage d’abord tout ce que veulent ignorer nos efforts conscients pour voir et objectiver les choses du monde. » idem., p. 90. Qu’est-ce qui dans le style du paravent de Mélik exprime l’ambivalence de ces irréelles Ménades ? La disparité des têtes - de la beauté au masque -, le rythme ondoyant des corps, l’étirement insensé des mains et des bras, les pieds sabots, la tête de pierre, enfin l’écorché du ventre sont autant de symptômes qui métamorphosent l’image pour assurer son empathie à la fois fascinante et inquiétante. Le style inclassable de Mélik pourrait être une synthèse de la moderne figuration née entre 1900 et 1908, et du trouble des images alimenté par le surréalisme depuis 1925. Ne parle-t-on pas de la loi viscérale du désir ? Comme dans le stigmate religieux « l’image de la chair échange perpétuellement son efficacité symbolique avec la chair faite image », G.Didi-Huberman, L’image ouverte, Gallimard, 2007, p. 28.
Il ne s’agit que d’un essai pour resituer le paravent de Mélik dans le large sillage du primitivisme qui a accéléré l’éclosion rapide de la peinture moderne entre 1900 et 1908 (Matisse, Derain, Picasso). La notion d’influence n’est pas pertinente pour cerner la peinture de Mélik, par contre celle-ci a été poussée par une série de ruptures dont il avait parfaitement conscience. Les quelques phrases confiées à Alauzen prouvent qu’il sait d’où surgit sa peinture. La ressemblance informe chez Mélik n’est plus irrationnelle si on découvre qu’elle n’obéit plus à la logique du visible mais au visuel, « celui des mouvements de l’âme inscrits à même les mouvements du désir et du corps ». G. Didi-Huberman, « Echantillonner le chaos », Revue Etudes PHOTOgraphiques, n° 27 mai 2011.
Les analogies formelles sont trop nombreuses avec des œuvres aussi représentatives que La Danse et Les Demoiselles d’Avignon pour  ne pas regarder le grand paravent de Mélik comme un écho fantasmatique de cette « sensibilité tonique » de 1925. 
« Il existe une logique de l’archaïsme primitif, logique du renouvellement du réalisme dont le fauvisme et le cubisme pourraient n’être que des épisodes… Métamorphoses, déformations, outrances, simplifications, ce seront les instruments de l’étude. Le trompe-l’œil académique et les agréments chromatiques de l’impressionnisme écartés, au peintre d’inventer des procédés nouveaux, à lui de se placer dans la position du primitif. » Philippe Dagen, Le peintre, le poète, le sauvage. Les voies du primitivisme dans l’art français, 1998-2010, Champs, Conclusion.
Finalement à quoi tient l’étrange chaos de la Danse de Mélik? On peut dire que sa lisibilité respecte les modes stylistiques de la modernité (1900-1908), mais que sa charge hallucinatoire vient du surréalisme avec  sa question du Désir. Sur le plan formel la peinture de Mélik est plus archaïsante  que la  Métamorphose des amants (1926) d’André Masson ou X-Space and the Ego de Matta (1945), mais elle donne plus d’inquiétude aux « personnifications multiformes des cauchemars de la Raison » (G. Didi-Huberman, Echantillonner le chaos », Revue Etudes PHOTOgraphiques, n° 27 mai 2011).
En 1947, Mélik est allé en Avignon pour la « Semaine de l’art » organisée par Christian Zervos lors du premier festival (Jean-Marc Pontier, p. 48). Quels furent les tableaux de Matisse, de Braque, de Picasso et de Klee qui l’intéressèrent ? On sait qu’il remarquera Picasso et Klee. En tout cas la Femme à l’œil bleu, vraie signature de Mélik, n’existe pas avant  ses toiles de  1950-1955. Et si le paravent était la réponse de Mélik à Picasso !
Le paravent de Mélik a été exposé au château-musée de Cabriès. Il est aujourd’hui non localisé après sa vente en 1985 par son propriétaire, le galeriste Laporte.
Olivier Arnaud
 
 
 
 
 

 
 

 

 

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