dimanche 8 juillet 2018

Comment comprendre la peinture de François de Asis ?


« Je compris que ce n'est pas le monde physique seul qui diffère de l'aspect sous lequel nous le voyons; que toute réalité est peut-être aussi dissemblable de celle que nous croyons percevoir directement et que nous composons à l'aide d'idées qui ne se montrent pas mais sont agissantes, de même que les arbres, le soleil et le ciel ne seraient pas tels que nous les voyons, s'ils étaient connus par des êtres ayant des yeux autrement constitués que les nôtres, ou bien possédant pour cette besogne des organes autres que des yeux et qui donneraient des arbres, du ciel et du soleil des équivalents mais non visuels. » Marcel Proust, Le Côté de Guermantes

Samedi 7 juillet le musée Edgar Mélik de Cabriès a été le théâtre d'une rencontre mémorable autour d'un livre sorti en avril 2018, aux Editions ORIZONS, rencontre organisée par Vincent Bercker, commissaire de l'exposition, "Chemins" (au musée du 15 juin au 30 septembre 2018, tous les jours de 10h à 12h et de 14h à 18h, sauf lundi et mardi).

Couverture du livre (source : Orizons Editions)
Guy Vincent (source : Orizons Editions)




















             En présence Daniel Cohen, fondateur de cette Maison d'éditions qui fête ses 10 ans d'existence - un catalogue très riche et diversifié -  de l'auteur Guy Vincent (traducteur en 8 volumes de la célèbre épopée, Mahâbhârata) et du peintre François de Asis.

Ce livre est né d'un dialogue prolongé entre le peintre et l'écrivain pour comprendre ce qu'est la beauté selon cet artiste, ou plutôt comment il l'approche au moyen d'une démarche forcément très personnelle. En effet, la beauté n'est pas une idée générale mais chaque créateur perçoit le monde à sa manière et le donne à voir au travers de ses propres créations, qui sont comme autant d'échos de sa propre vision.
Pour Guy Vincent, ce livre est donc un traité d'esthétique, mais à la différence de la démarche philosophique du type de Kant ou Hegel, il s'agit plutôt d'un traité d'UNE esthétique, car il ne saurait être question d'universaliser le beau qui est affaire de créativité personnelle.

La première partie de l'intervention de Guy Vincent explique comment l'écriture du livre est née d'un dialogue de plusieurs mois où l'artiste prend la figure du "maître" et l'écrivain celle du "disciple". Ce n'est donc pas l'écrivain-philosophe qui dit ce qu'est l'art et le beau (il n'en a pas le savoir producteur) mais le peintre qui s'efforce de communiquer ce savoir non verbal qu'il n'a même pas l'habitude d'exprimer pour lui-même. L'auteur nous a bien fait comprendre qu'il s'agissait d'un rapport socratique en ce sens que le peintre est en possession d'un non-savoir verbal et que l'écrivain est dans la non possession du savoir verbal du processus qui aboutit à ce qu'il est convenu d'appeler "oeuvre d'art".
On peut dire que Guy Vincent a réussi son pari. Tout d'abord le sous-titre "Dessiner au musée" prend tout son sens. Quand François de Asis divague dans le Louvre il s'agit d'une démarche très personnelle qui n'a rien à voir avec l'admiration béate du grand public. Son regard se fixe moins sur la Beauté des chefs d'oeuvre que sur les détails insolites et inattendus qui donnent à une oeuvre, souvent discrète et anonyme, une fulgurance de vie, sa singularité qui n'a rien à voir avec la célébrité. Par exemple le dessin d'un poisson ou le vol d'un oiseau issus de cultures différentes et périphériques (Dans le livre ces détails qui animent soudainement une dizaine d'oeuvres sont reproduits). On voit que ce rapport est passé par la crise de l'institution-musée , et sans aller aussi loin que les surréalistes iconoclastes, l'usage du musée est absolument intime (on pense à la réflexion de Georges Duthuit, le muséoclaste).

 Daniel Cohen, Guy Vicent et François de Ais devant la grande Fresque d'Edgar Mélik (source : R. Mackie)

Mais la question de l'art (pourquoi faire ce types d'objets?) renvoie au réel (c'est lui qui doit répondre de ce besoin d'art qui caractérise notre espèce biologique douée de conscience - il va être souvent question de ce cerveau qui organise et simplifie notre perception de l'espace et des choses).
La question devient celle de notre rapport à la réalité, à cet ensemble de choses qui préexistent à notre regard. Mais l'auteur préfère parler "de ce qui est" (le Dasein heideggerien?). Ce que privilégie le peintre François de Asis est la sensation, et non l'émotion dont la gamme est subjective et restreinte (huit sont identifiées par les neurosciences). Guy Vincent nous met en garde, en tant que traducteur, contre les fausses variantes (ni sensualité, ni surtout ce terme usé de sensibilité). La sensation est un rapport ni objective ni subjective, mais un entre-deux. On voit que ce terme engage la dualité qui traverse l'histoire de l'esthétique (l'art est-il expression ou forme ?). La sensation est un surgissement, et atteste que le réel est foncièrement "événement". François de Asis prend comme exemple ses séjours à Venise, au petit matin, quand la foule n'est pas là, dans le silence des balayeurs de la place Saint-Marc. Soudain, les premiers rayons touchent la façade du Palais des Doges et quelque chose se produit, une manière de voir, et surtout l'objet se manifeste comme il l'entend et comme on ne l'avait pas encore vu. C'est le paysage urbain, dans ce  cas, qui a pris l'initiative. Et en ce sens on comprend mieux le témoignage du peintre qui parle de sa "soumission" au motif, qui est à ses yeux la clef de son art de peindre. Cette exigence, à une époque de toute-puissance de l'homme et de la technique, lui a été souvent reprochée.
Mais l'artiste n'est pas un contemplatif, il se fait, dans le même mouvement producteur de signes colorés sur une toile. Il y a simultanéité (ou con-naissance pour reprendre un terme de Paul Claudel) de la sensation "réceptive"et de l'activité plastique, fait inaugural qui fait de l'homme un peintre. Le peintre ne reproduit pas ce qui a déjà longuement analysé, mais dans le même mouvement il "découvre" le motif et (le) peint. Le tableau n'est plus image, ni même re-présentation, mais le peintre enregistre ce qu'il voit en même temps qu'il trace les marques colorées sur la toile. François de Asis a donné des précisions concrètes sur son dispositif mental : face au motif il "travaille" très vite (2/3 heures). Il trace un demi-cercle pour éviter la dispersion du regard, et se donner un centre focal. Il dispose de 9 couleurs, et le ton dominant sera celui de la sensation. En 2015, pour le jardin du Jas de Bouffan le peintre avait fait réaliser de grandes bandes imprimées, motifs extraits de ses toiles.  A la question d'un auditeur : comment avez-vous choisi ces fragments ? François de Asis précise que chaque fragment est "homologue" à tout le tableau. J'ai  pensé à la notion mathématique de "fractale" (une "surface dont la structure est invariante par changement d'échelle"; dans la nature les arbres, les fougères, ou le brocoli sont des objets fractals).  Peut-on encore parler de "peinture de paysage"? Guy Vincent le pense. Mais la notion a subi une mutation.

On sait que François de Asis a eu un maître, un peintre et théoricien de la peinture, André Lhote. En 1920, dans un article des la NRF, "L'enseignement de Cézanne" il inventa l'expression "analogie plastique" pour désigner ce rapport si particulier entre le réel et le tableau, rapport qui n'est pas une copie, pas une expression gratuite mais une transposition du réel par signes visuels. Dans la première salle du musée de Cabriès on peut observer quelques tableaux de cette méthode (décennies 1956/66). On voit aussi comment François de Asis a trouvé sa propre voie.
André Lhote (1885-1962;  photo : Edmond Boissonnet)

On comprend le deuxième sous-titre du livre : "peindre sur le Motif". Après ce processus inexpliqué on aboutit à l'autonomie de l'oeuvre d'art. Nous sommes face à un tableau de François de Asis, que voyons-nous vraiment? Une question de la salle permet au peintre de s'expliquer sur le rôle du format et de la distance du "regardeur" (terme de Marcel Duchamp). Il semble bien que les petits formats (voir la série de la cathédrale Saint-Sauveur, galerie Vincent Bercker, Aix-en-Provence) "donnent lieu" (indication de passivité non calculée par le peintre) à un motif plus figuratif que les grands formats de paysage exposés au musée de Cabriès. Quant à la distance qui permet de voir, François de Asis confirme ce fait : trop près on ne distingue rien, trop loin non plus. Il y a une "vraie" distance qui rend reconnaissable la "figure" urbaine (Palais des Doges ou le clocher de Saint-Sauveur) ou le "paysage naturel", autre figure possible.  Tout l'enjeu est l'acceptabilité de la peinture de François de Asis. Pour certains elle est trop abstraite, pour d'autres elle est trop figurative ! En un mot, cette peinture est-elle difficile, sous-entendre à apprécier et à comprendre ?

François de Asis et l'historien d'art Claude Massu devant les séries du Palais Ducal de Venise (Photo : R. Mackie)

Ce mécanisme visuel à partir de la toile est bien expliqué par Guy Vincent. Puisque "ce qui est" peut produire une "sensation" et que le peintre peut produire une "surface colorée", la toile est couverte de traits colorés  qui "d'un coup" s'organiseront pour donner à voir "un tronc d'arbre", une "haie traversée par la lumière", un "lac" ou un "élément d'architecture". La surface ne dessine rien, elle est un lieu de dispersion ou d' "exfoliation" selon le terme technique sur lequel l'artiste et l'écrivain se sont mis d'accord. En raison de la croissance ou de la poussée du tronc de l'arbre l'écorce se fragmente en petite plaques de bois qui tombent les unes après les autres (il suffit de regarder sur le tronc d'un platane par exemple). Ce terme désignera un processus analogique (on retrouve André Lhote) qui explique de quoi est réellement faite la surface de la toile pour les yeux avant toute intention d'identifier ce qui est représenté. D'où les réactions naturelles :  "on ne distingue rien, c'est trop abstrait".


Pourtant il y a toujours quelque chose sur la toile qui renvoie au concret le plus exact, mais à travers la traduction picturale.

Cet entre-deux identifie le sujet du tableau sans qu'il y ait ressemblance : "Oui, bien sûr, c'est ça!".
La peinture de François de Asis est-elle un monde platonicien qui nous invite à aller au-delà des apparences  ? Non, il s'agit plutôt de se "plonger" dans le motif, de ne faire plus qu'un avec la toile pour res-saisir "ce qui apparaît dans ce qui apparait". Guy Vincent nous explique rapidement les enjeux de l'allégorie de la caverne, mais à partir d'un passage moins connu du Phédon. Les hommes sont semblables à un être qui vivant au milieu de la profondeur de la mer, regarderait vers le haut, et voyant le soleil et les autres astres briller dans la nuit, il imaginerait que l'eau au-dessus de lui est le ciel (Phédon, 109 c-d). S'il est philosophe, et qu'il revient vivre dans son lieu -  la caverne avec les autres hommes - alors il aura compris que le "système des apparences" est réel, que les Idées transparaissent et brillent (que serait une essence qui n'apparaitrait pas, demandait déjà Hegel).

Après tout, la peinture s'est toujours présentée comme "vraie", ce qui implique que notre manière habituelle de voir les choses, est fausse ou artificielle (le peintre écarte le voile des conventions, selon Bergson).  Pour le commun des mortels la peinture n'est qu'une fiction ressemblante et agréable. Justement, la peinture de François de Asis est "moderne" au sens de Baudelaire (elle appartient à notre époque, et aucune autre) parce qu'elle tourne le dos à la ressemblance (à la mimesis de l'Antiquité et de la Renaissance), et elle ne cherche pas à "faire beau" (l'idée du Beau atteinte par la perfection technique). Elle est abstraite, au premier contact - faux contact - et devient de manière très poétique un signe reconnaissable. La peinture de François de Asis nous propose une expérience en nous plaçant face au monde tel que nous ne l'avions pas encore vu. Elle n'est pas subjective, mais elle est l'acte qui réduit la "distance entre la perception et la sensation" (Guy Vincent) par un enregistrement le plus objectif possible de ce qui est coloré et structuré, socle apparaissant du monde lui-même.
"Un trait n'est plus un cerne ni un aplat. Il enregistre à lui seul la vibration d'univers. Il n'est ni contenant ni contenu. Il vacille et s'agite, croise d'autres traits. Il forme des croisillons qui ne sont ps une grille abtraite posée sur l'espace mais un lacis de tracés. Il crée du vide et non du plein. Il crée un espace bruissant." Sylvie Decorniquet, citation Chemins, catalogue 2018, Editions du musée de Cabriès.
L'écrivain et le peintre se sont mis d'accord sur un terme d'origine grec : anagnosis (ana : processus de passage et gnosis, savoir). Comme le tableau de François de Asis ne devient jamais ressemblant et qu'il tente de nous restituer une "sensation" nouvelle, il faut éviter de parler de "reconnaissance".
Guy Vincent termine son exposé avec trois remarques philosophiques :

1) La recherche d'une esthétique propre à l'oeuvre de François de Asis correspond à la démarche plus large de son ami le poète Yves Bonnefoy (1923-2016) qui a été titulaire de la chaire de poétique au Collège de France. Comment comprendre en quoi consiste la fonction poétique du langage ? A quoi correspond la fonction poétique de l'image picturale ?

Yves Bonnefoy
2) Si la beauté est de ce monde, si elle doit être découverte dans la sensation du paysage, naturel ou urbain, alors la peinture de François de Asis appartiendrait au courant anti-platonicien dominant au XX° siècle (thèse d'Alain Badiou : voir son Petit manuel d'inesthétique, 1998). La beauté n'est pas un idéal à rechercher en se détournant peu à peu des apparences, mais c'est dans l'apparence elle-même que se trouve le fait esthétique. Quant au paysage, il reste un enjeu très actuel pour humain du XXI° siècle comme l'explique très bien François Jullien dans Vivre du paysage ou L'impensé de la Raison (2014). Deux civilisations ont su inventer l'expérience du paysage, la Chine ancienne et l'Europe renaissante, l'une par l'absorption de l'homme dans le paysage, l'autre par la maîtrise des choses grâce à la perspective traitée comme forme symbolique (Panofsky, 1927). La peinture telle que la comprend François de Asis est-elle une issue pour échapper à la déshumanisation du monde et de l'âme ?

3) Le plus surprenant de tout aura été l'interprétation très personnelle du mythe d'Orphée. Quand le musicien remonte du royaume des morts suivi d'Eurydice, il se retourne pour s'emparer du secret de la vie immortelle et perd instantanément celle qu'il aimait. En quoi l'erreur d'Orphée concerne-t-elle l'attitude du peintre ? L'artiste doit absolument éviter de croire que l'apparition du beau dans les choses pourrait être enfermée dans une formule, un exercice de style. Le beau reste une "trace mortelle" dans les choses, et l'artiste doit l'accepter. Sinon, il se condamne à la répétition ou à la perfection formelle.
On repense au combat d'un autre aixois, G. Duthuit contre le musée imaginaire de Malraux, ce lieu où les hommes croient échapper à la précarité, à la mort grâce aux oeuvres d'art intemporelles à la Beauté inaccessible. Or, ce que G. Duthuit a toujours préféré dans les oeuvres qu'il aimait c'est "un fragile équilibre entre présence et dispersion, une sorte d'instabilité qui, à ses yeux, les rendait perméables au monde vivant environnant." (Rémi Labrusse). L'enjeu de la peinture serait moins l'espace que le temps. La toile est devenue une surface sans illusion optique, aucun trait continu mais de longues touches colorées et directionnelles, et surtout le vide blanc des écarts. Mais l'oeil opère ses synthèses et fait apparaître des détails concrets. La surface n'impose rien, elle a sa propre vie intime qu'elle nous communique. Elle vit de cette instabilité qui engendre une sorte de temporalité visuelle.

     François de Asis a réussi ce petit miracle esthétique de corréler la vision, non à l'espace (la peinture comme fenêtre ouverte depuis Alberti), mais au temps.



La soirée s'est terminée sur la terrasse que Mélik avait fait construite, au-dessus de son atelier.

L'Atelier de Mélik et son piano rouge (Photo : R. Hale)
L'entretien a été enregistré par la municipalité de Cabriès et sera visible au musée.
Les deux prochains rendez-vous à ne pas manquer :


Samedi 25 Août à 18 h
Carnet de voyage, Livres d’artiste
Présentation par François de Asis
Avec la participation des Éditions Fata Morgana,
des Éditions À l’Atelier et de l’Imprimerie Paul Roubaud
à Aix-en-Provence.
En présence des auteurs et des artistes ayant contribué
à l’édition de ces ouvrages.
Suivi d’une visite guidée et commentée de l’exposition par l’artiste.

Samedi 22 septembre à 18 h
Réflexions autour de l’exposition :
François de Asis , Chemins.
Questions-Réponses entre
Claude Massu, Historien de l’art le peintre François de Asis
Suivi d’un large débat avec le public et les amis de l’artiste.
Cette rencontre se terminera par une visite-clôture de l’exposition
avec les organisateurs et responsables de tous les événements. 


                                 O. Arnaud (secrétaire de l'Association des Amis du musée Edgar Mélik, Cabriès)

2 commentaires:

  1. Merci Olivier. Très bon article comme à l'accoutumé. Toutes ces réflexions me rapproche "sensiblement" d'un autre artiste que j'aime beaucoup : Alexandre Hollan et son livre de Notes sur la peinture et le dessin 1975-2015 intitulé : je suis ce que je vois.(editions Eres)

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  2. Il semble bien que l'entretien perpétuel entre les poètes et les peintres, dont les surréalistes auront été les plus fervents révélateurs, a de beaux jours devant lui. Je découvre grâce à toi ce peintre ami de Jaccottet et de Bonnefoy, comme François de Asis !
    Les ARBRES de ce peintre hongrois sont de vrais poèmes.
    Olivier ARNAUD

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