lundi 10 octobre 2016

Mélik et le surréalisme, INDICES (suite)



Surréalisme III : un objet surréaliste (main coupée)

Pour un peintre comme Mélik la main - cet instrument du cerveau - devait être un organe particulièrement fascinant.  Sous la dictée de ces forces  et intentions occultes dont parlait Hubert Juin elle tournoie sur la toile et dépose un excès de matière qui trouble l’image.  Elle répond par excellence à la définition du merveilleux selon André Breton : « Le merveilleux est toujours beau, n’importe quel merveilleux est beau. Il n’y a même que le merveilleux qui soit beau », Premier manifeste du surréalisme, 1924. 

Antonio Bevilacqua avec « la main», La Sonda, 1966 (archives B. Baissat)

C’est à partir de cette photo que commença pour nous une petite enquête. En 1966 Mélik reçut chez lui, dans son château de Cabriès, le directeur de la revue franco-italienne La Sonda, accompagné du jeune journaliste, Bernard Baissat. On les voit ensemble sur la photo, entourés des peintures de Mélik. Le directeur A. Bevilacqua tient entre les mains le moulage parfait d’une main banche. A quel musicien peut bien appartenir cette main ? Personne ne le savait plus. L’objet scruté avec tellement d’attention et de respect serait-il  redevenu un objet anonyme?
C’est grâce à Joseph Stamboulian que je  dois ce retour de l’objet banal à la condition d'objet surréaliste. Cette main est celle de Mélik moulée en résine par un de ses amis dentiste !
Le surréalisme avait le goût des objets quand ils devenaient des « capteurs de rêves », des objets oniriques comme on les voit dans les photos incluses dans Nadja (1928) et L’Amour fou (1937).
C'est dans sa période surréaliste (1924-1926) qu'Antonin Artaud a parfaitement magnifié l’autonomie merveilleuse de la main dans le cadre de la vision matérielle du surréalisme : « Ce sont les mains de l’écriture automatique qui, affranchies de la domination abstraite des concepts conjoints de corps et d’esprit, vont se charger de la rupture du cercle logique que la pensée occidentale se secrète pour elle-même : « Le Surréalisme a inventé l’écriture automatique, c’est une intoxication de l’esprit. La main libérée du cerveau va où la plume la guide ; et, par-dessous, un envoûtement étonnant, guide la plume de façon à la faire vivre, mais pour avoir perdu tout contact avec la logique cette main, ainsi reconstruite, reprend contact avec l’inconscient. Elle nie par son miracle même la contradiction imbécile des écoles entre l’esprit et la matière, entre la matière et l’esprit », Antonin Artaud, L’Ombilic des Limbes, 1925.
Est-ce que la main coupée de Mélik a joué pour lui le même rôle d’objet à mystère ? Grâce à un petit film réalisé en 1964 par Fred Barh, de la galerie Da Silva à Marseille,  nous avons conservé une vision fantomatique de cet objet. La main, seule et fascinante, est posée sur une petite table. N’est-ce pas à cet instrument merveilleux du cerveau que Mélik doit sa peinture? Mais comme pour tout objet surréaliste il n’est jamais loin du jeu qui est inséparable de la rêverie. Dans le film  Mélik s’empare de sa propre main-objet et la brandit vers le haut comme un trophée. Puis il serre la main à une belle jeune femme, la main dans sa main (I). Enfin, il lui abandonne sa main, impressionné par ce miracle de la main inerte détachée de la main vivante du peintre (II).

Mise en scène de la main coupée

La main coupée dans les mains devant un tableau (I)
                               
L’instant créateur quand la main de Mélik lâche prise (II)
                              
Chez Mélik la main moulée se métamorphose en symbole de la création de l'artiste. Spontanément, en brandissant sa main au-dessus de sa tête, Mélik retrouve la verticalité de la main créatrice, héritage du Moyen Age repris par Rodin.
Rodin, La main de Dieu


Dans le film Mélik joue aussi  avec l’horizontalité de sa main créatrice. Le contact de l'artiste avec sa création anime l'œuvre, et l'on sait Mélik appelait ses tableaux préférés ses « Filles ».
Michel-Ange, La création de l'homme.

Mais c'est surtout la production surréaliste qui a mis en scène la main coupée dans des montages devenus symboliques. Notamment Giacometti que Mélik a visité dans son atelier parisien, avant son départ de Paris en 1932. Il connaît sans doute  les œuvres surréalistes de Giacometti qui sont reproduites dans les revues de l’époque et surtout la plus célèbre du moment, L’Objet invisible (1933), cette femme debout inspirée des sculptures d’Océanie, à la tête vipérine, et dont les mains tiennent un objet invisible. Elle est reproduite dans L’Amour fou d’André Breton, où elle devient le symbole du désir d’aimer et du désir d’être aimé. Ce geste énigmatique de deux mains serrant un objet invisible, on le retrouve dans un tableau de Mélik (vers 1955) L’Amazone (voir blog, « Peinture (s) pour un tableau").
A. Giacometti, Main prise au doigt, 1932 (Objets mobiles et muets)
Mais c’est une autre sculpture de Giacometti qui peut être plus directement associée à la main coupée de Mélik, La Table surréaliste (1933).
A. Giacometti, Table surréaliste, 1933

« Que représente donc sur son plateau la Table surréaliste de 1933, si ce n’est la mise en face à face d’un petit polyèdre pointu, autonome, et d’un buste féminin « célibataire », démembré, ouvrant une demi-bouche, regardant d’un seul œil, et privé de cette unique main coupée qui échoue à se saisir de quoi que ce soit ? » G. Didi-Huberman, Le Cube et le visage. Autour d’un sculpture d’Alberto Giacometti, 1993, p. 53.
Valentine Hugo, L'Objet, 1931
La main est parfois intégrée au jeu de la séduction sur tapis de jeu. Dali décrit ainsi l’Objet de Valentine Hugo : « Sur un tapis vert de roulette dont on a enlevé les  quatre derniers numéros, sont posées deux mains, l’une gantée de blanc, l’autre rouge et à poignet d’hermine. La main gantée présente la paume, et entre le pouce et l’index, ses deux seuls doigts mobiles, tient un dé. La main rouge qui étreint la main gantée et dont tous les doigts sont souples, introduit l’index dans l’ouverture du gant, en le relevant légèrement. Les deux mains sont prises dans un réseau de fils blancs aussi ténus que des fils de la vierge et qui sont fixés sur le tapis de jeu par des pointes à tête rouge et blanche diversement disposées. »
Marcel Duchamp, Echiquier de poche au gant de caoutchouc, 1944/1966

Enfin, chez Marcel Duchamp la main devenue molle d'un gant en caoutchouc, objet banal détourné en readymade, s'associe au jeu d'échec, le jeu cérébral  par excellence qui symbolisait à ses yeux la vie elle-même, ce brillant non-sens, avec ses hasards et ses règles.  Mélik a-t-il fait autre chose qu'un usage cinématographique de sa main coupée ? Dans un photo très construite de 1969 on découvre une création éphémère de Mélik où se combinent sa chère poussière, le jeu d'échec qu'il pratiquait et le moulage fantomatique de sa main.
E. Mélik, Table ovale, jeu d'échec, poussière et main, Provence Magazine, 1969

E. Mélik, Femme au jeu d'échecs, Gouache, crayon sur papier, collection du musée

                La « main coupée » de Mélik fonctionne sous nos yeux comme un objet surréaliste qui ouvre les portes de l’imaginaire mystérieux, dans le sillage d’André Breton, d’Alberto Giacometti et de Marcel Duchamp.

Olivier ARNAUD


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