mardi 23 août 2016

Supports et substrats des images chez Mélik

"Selon vous, donc, le goût serait la répétition de toute chose déjà acceptée? - Exactement. C'est une habitude. Recommencer la même chose longtemps et elle devient un goût. Si vous interrompez votre production artistique après avoir créé une chose, celle-ci devient une chose-en-soi et le demeure. Mais si elle se répète un certain nombre de fois, elle devient goût... - Comment donc avez-vous pu échapper au bon et au mauvais goût dans votre expression personnelle? - Par l'emploi des techniques mécaniques", Entretien de Marcel Duchamp avec J.J. Sweeney, 1955.


Tout peintre risque d’être enfermé dans des périodes et un style. Le modèle temporel est celui d'une évolution vers l’identité reconnaissable de l’œuvre, tout le reste étant oublié. Dans la réalité complexe du peintre les choses se passent autrement! Une série d’œuvres de Mélik va attirer notre regard sur la pratique matérielle de l’empreinte. La peinture de Mélik est connue pour son excès de peinture-matière où l’épaisseur ajoute une dimension tactile à la visibilité de l’image. Or toute peinture est déposée  sur un support qui au lieu de disparaître peut produire une empreinte sur la surface à peindre. Le processus de l’empreinte est l’objet d’un livre récent de G. Didi-Huberman, La ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte (Ed. de Minuit, 2008). Il en retrace la longue durée depuis la préhistoire (les mains négatives sur les parois des cavernes) jusqu’au travail des moulages chez Rodin et Duchamp pour la sculpture moderne. La ressemblance par contact semble passive et primitive alors que la ressemblance optique serait le résultat de l’art. On sait que Mélik a utilisé toutes sortes de supports pour peindre, et on réfère souvent cette pratique à la pauvreté. Nous allons découvrir que ce contexte a provoqué sa curiosité pour une « science des matériaux » à peindre. Le support prend ainsi de la valeur, il permet une pratique heuristique puisque Mélik a essayé divers processus d’empreinte. Nous sommes donc en présence d’une série jamais regardée qui dévoile une démarche expérimentale.
                Le premier tableau est d’abord une image immédiatement classée « Mélik », une de ses Têtes immenses qui occupent toute la surface. Elle se trouve encadrée par deux mains/bras. Ces corps-fragments sont autant de colonnes qui ferment le visage. Image archaïque !
Edgar Mélik, Tête, Peinture sur fibrociment, 66 x 120 cm, Collection Lucien Henry, Ville de Forcalquier

La main à gauche est aussi grande que le visage. La paume est tournée vers nous ;  le pouce et l’index se rejoignent dans une pose très peu naturelle qui rappelle le « maniérisme » des mains dans les effigies du Bouddha peintes par Mélik  dans les années 1930. A droite du visage, ce qu’on prend d’abord pour l’autre main se révèle être le bras d’une femme allongée sous le visage masculin. Il suffit de redresser mentalement le tableau de 90° pour faire apparaître une femme qui se tient droite et dont le bras démesuré caresse le visage.
Tableau vertical
Après le corps-fragment, il s’agit-là d’un deuxième principe de formation de la peinture de Mélik : le tableau est mobile en tant qu’image. Mélik s’en expliquait dès 1937 : « Et Mélik Edgar me montra un tableau fort curieux pouvant, me dit-il, être vu dans les quatre sens.  – « C’est la suggestion des thèmes… Il y a comme un thème cinématographique dans cette chose-là. Et il est permis à chacun de la vivre à sa façon. Vous découvrez des personnages debout dans tous les sens. Un tableau a un sens cosmique qui joue dès qu’il suggère des visions. Ce n’est pas la figure-représentation qui compte, mais la figure-langage. », Entretien avec la journaliste du Comoedia, Claude Marine, 1937 (Archives J.M. Pontier). La peinture n’est plus fermée sur un thème représenté frontalement pour un spectateur quelconque, elle est génératrice  de visions qui révèle à chacun ce qu’il porte en lui. « Une peinture est un peu un miroir. Je constate que chacun y retrouve son côté dominant. Le violent y voit de la violence. Le doux, de la douceur. », idem.
Si on regarde mieux la surface du tableau on remarque un effet matériel régulier d’empreinte de creux. L’effet mécanique est celui d’une surface de fibrociment que Mélik a enduit de peinture pour faire ressortir l’empreinte ou au contraire la recouvrir de peinture-matière. La matière appliquée exprime soit la surface organique d’une peau soit les boursouflures des zones de la chevelure et du front.
Détails (yeux, nez, bouche et moustache).


Le tableau est donc le résultat d’une pratique matérielle et expérimentale qui n’a rien de rudimentaire. Mélik n’a pas craint de tirer parti d’un produit industriel en l’intégrant pleinement aux signes qui constituent le tableau comme surface, forme et sujet qui ne peuvent plus être séparés.

                     Le deuxième cas d’empreinte de surface de notre série sera ce tableau d’un jeune homme et d’un vieillard. 
 

E. Mélik, Deux personnages, collection particulière Francis Briatte
On reconnaît vite le tissage d’une toile de jute qui a été imprégnée de peinture-matière. L’empreinte figée dans la fine couche picturale produit alors l’effet de texture du tissu qui correspond au sujet du tableau. Les vêtements qui délimitent les corps portent des zones d’ocres différentes qui découpent les parties mobiles des corps. Le jeune homme a un corps particulièrement indéchiffrable, les surfaces sont géométrisées, mais l’ensemble est très expressif. En bas, dans l’angle droit, un coin de la toile de jute est retourné en triangle et on distingue la ligne des points de couture de ce qui fut un sac industriel. Mélik dépasse l’illusion de la peinture pour intégrer l’objet à la fonction de l’image. Le tissu empreinté disparait dans la zone des visages au profit d'une matière triturée qui crée le relief du front, des cheveux et de la barbe.  Pour une deuxième fois, avec une empreinte différente, Mélik réussit à rendre inextricable la surface des matériaux et sa peinture-langage.

                       Dans ce troisième tableau des plus étranges Mélik reste fidèle à son effigie du Bouddha. Le musée de Cabriès en possède deux exemplaires  empreints de cette « spiritualité plastique » qui était à ses yeux le destin de sa peinture (voir J. Arrouye, « Spiritualité de la peinture de Mélik », dans Edgar Mélik, la part méconnue de son œuvre, Edition du musée, 2013).
E. Mélik, Bouddha (trame de moquette), collection particulière

On retrouve son schématisme géométrisé du visage oriental et le maniérisme des mains en tant que  geste. Les petites figures alignées dépassent l’alternative qui dominait le débat de la modernité des années 1930 (figuratif ou abstrait). Ces signes « abstraits » sont simultanément des bougies et des silhouettes humaines, comme on voudra, et  le geste devient langage (protection des flammes ou compassion).
En-deçà de l’image il y a la surface à la texture régulière qui crée un effet de transparence et d’unité. La surface est en réalité un tissage industriel et il faut retourner le tableau pour découvrir que Mélik a utilisé la trame d’une moquette ordinaire comme surface de son image peinte. 

E. Mélik, Bouddha (dos du support moquette)


Les pigments sont nombreux et se sont diffusées en halo sur une trame peu serrée. Mélik a expérimenté cet effet pour que le support vienne adhérer à l’image. "Le mystique" dont il est souvent question dans ses écrits à partir de 1932 coïncide avec le support physique (contour diffus et vision). Après ce troisième exemple on comprend que la pauvreté de Mélik est une hypothèse pauvre car elle ne rend pas compte de la « science du concret » qu'il a su inventer au cours de processus qui intégraient le hasard des matériaux disponibles et la sensibilité, la matière manufacturée et l’image, l’empreinte et le dessin.
E. Mélik, Femme-Fleur, collection particulière


Le hasard des matériaux disponibles fait bien les choses quand la démarche est curieuse des effets à sélectionner. Un cas assez baroque est fourni par ce portrait de Femme-Fleur avec son chapeau insolite et son cou métamorphosé en tige. Image digne d’Arcimboldo et de ses successeurs modernes (Picasso et Dali, voir G. R. Hocke, Labyrinthe de l’art fantastique. Le maniérisme dans l’art européen, 1957). La curiosité de l'oeuvre est renforcée par la surface perforée de trous qui forment un tamis mécaniquement régulier (cadre industriel d’élevage de vers à soie ?).

Détail : Femme épinglée/percée
Le support aléatoire évoque les procédures très techniques du quadrillage pour agrandir un dessin ou mieux la « mise aux points » d’un sculpteur. Dans les deux cas il s’agit de rester fidèle à un modèle soit pour passer à un format plus grand soit pour passer d’un modèle en plâtre à la sculpture.
  1. Canova, Les Trois Grâces (détail). Plâtre avec dispositif de mise aux points (photo G. Didi-Huberman, p. 154).
S’il y a un principe d’intrication entre la surface et la face du tableau, comme on peut le dégager sur les exemples précédents, le support de la Femme-Fleur n’est pas neutre. Ce tamis produit un effet d’ironie qui vient troubler l’image narcissique du « modèle » réel.
Dans le cas de Mélik, les quatre œuvres précédentes nous intéressent parce qu’il s’agit d’autant de variation du principe du readymade, au sens de Duchamp, c’est-à-dire d’inclusion dans l’objet d’art (Objet-Dard)  d'une dimension technique bien visible et tactile qui en est la négation ironique. Tous les supports de Mélik produisent un usage plus élaboré qu’il n’y parait. Ce n’est pas simplement une surface pauvre qui permet de continuer à « faire de la peinture » malgré tout mais une façon de mettre en danger l’acte de peindre, de nier le « métier traditionnel de l’artiste ». Mélik s'inscrit alors dans une nouvelle relation entre art et technique -  inventée par le dadaïsme (Duchamp, Picabia) - qui se substitue à leur opposition académique.
Les pratiques de l’empreinte chez  Mélik (fibrociment, jute, trame, tamis) font remonter à la surface un « dessin » mécanique qui vient enrichir le dessin représentationnel. Il faut imaginer Mélik dont le geste précis fait en sorte que la peinture effleure la surface pour que le réseau préexistant affleure à la surface du dessin et s'y intègre. Il y a dans ce geste une dialectique du "matériau-image" :  le fibrociment donne la peau, le jute donne le vêtement, la trame donne le halo, le réseau percé "épingle" la tête. Par ces processus, qui sont tout sauf spontanés ou primitifs, Mélik s’inscrit dans une ouverture picturale  moderne mais anachronique par rapport au règne de la technique du XX° siècle. Il introduira progressivement cheveux, poils de chien et surtout grains de tuiles pulvérisées pour créer une peinture-matière capable d’engendre par les mêmes gestes le support tactile (et impur) et sa représentation. Il faudrait réaliser des photos en lumière rasante pour observer si la peinture-matière joue le rôle de signe. Déjà la surface du fibrociment joue l’effet de peau, ou l’empreinte du jute joue l’effet de vêtement. On se trouverait alors face à une pratique mixte entre le collage de Picasso et le readymade de Duchamp. En effet le collage chez Picasso vient perturber l’homogénéité de la peinture à l’huile. « Au sens littéral par le mélange de choses hétéroclites à la surface ; au niveau sémiotique, chaque fragment fonctionne comme un substitut miniaturisé, ou un signe, de la surface de l’œuvre en tant que totalité », R. Krauss, idem. C’est parce qu’il s’agit d’un visage que l’empreinte du fibrociment fonctionne comme un grossissement de la peau.
 Dans le tableau suivant le dépôt granuleux produit l’écho tactile du mouvement de torsion de la tête vers nous. Chez Mélik rien n’obéit à une règle préétablie qui autoriserait la répétition, mais dans certains cas l’épaisseur granuleuse prend visiblement la fonction de signe dans l’image.
Mélik, Mère et fille jouant, 78 x 62 cm, collection particulière
     
Détail : Dépôt de la peinture-matière




















Ces empreintes rudimentaires et la peinture-matière s'inscrivent dans le défi de la génération précédent celle de Mélik, avec les Collages de Braque et Picasso. C’est la peinture qui a pu se  transformer par les inventions plastiques du collage alors qu’on imagine souvent que le collage n’aurait été qu’une copie - pauvre dans ses matériaux et ses gestes -  de la grande peinture.
« Si le caractère discret du plan figuratif par rapport au fond qui le porte est nécessaire à la structure oppositionnelle qui permit à Picasso de retravailler l’idée même de représentation, ce n’était pas chose facile que de transposer le collage sur une toile avec de la peinture à l’huile. De fait, l’hétérogénéité que Picasso s’acharne à produire sur toile tout au long de 1913 met en jeu une conception de la peinture à l’huile qui se traduit par l’apparition de zones non pas tant discontinues que soufflées, de sorte que des parties du champ paraissent se gonfler, recouvrir visiblement la surface portante, et même projeter une ombre sur le fond. Le marc de café, la sciure et le sable que Picasso mélange alors à sa peinture  afin de donner à certaines parties l’épaisseur d’une sorte de stuc grossier, de même que les plans réalisés en plâtre ou avec la peau de plastique du Ripolin, recréent l’impression d’un plan en train de recouvrir ou d’occulter une autre surface – surface à l’absence de laquelle le plan lui-même sert maintenant de « figure ». »,  Rosalind Krauss, Les papiers de Picasso, Macula, p. 162.

Mélik n’a pas seulement fait adhérer la surface matérielle par empreinte (fibrociment, tissage, trame, tamis) à l’image, il a aussi modelé le ciment pour créer un relief à peindre. C’est le cas d’un portrait où le ciment fut trituré en boucles ou lissé selon les zones, puis coloré pour faire ressortir une main, une couronne de cheveux, des arcades de sourcils, ou le creux des yeux.
Tableau vu de biais
E. Mélik, Portrait de Cézanne (ciment peint), Collection particulière F. Briatte
                                  

Mélik semble  se jouer des moulages techniques (tradition remontant à Bernard Palissy avec ses figulines d'insectes, de batraciens ou de fossiles, tous moulés sur nature  pour orner des plats émaillés) pour « tirer » le portrait d’un anonyme. En retournant le bas relief on lit une dédicace à peine lisible aujourd’hui, à Cézanne avec une date (1943).
Si on rapproche le relief de Mélik du Portrait de Cézanne par Pissarro ou de l’Autoportrait une ressemblance grossière se dégage avec la barbe et la bouche .

Pissarro, Portrait de Cézanne, 1878
Cézanne, Autoportrait, National Gallery, Londres

                            
  

















Quel peut-être le sens de ce bas-relief bizarrement vermiculé avec sa  «ressemblance informe » (G. Didi-Huberman, 1995) quand la matière trouble et salit un visage vénérable?  Mélik nomme beaucoup de peintres de sa jeunesse qu’il admirait dans les galeries parisiennes avant 1932 (Matisse, Derain, Bonnard) ou des peintres plus contemporains (P. Klee, Picabia, Manessier, Soulages). Mais jamais Paul Cézanne ! Il est vrai que Picasso avait capté l’héritage de Cézanne au moment où le cubisme devenait une école avec règles et transmissions dans les années 1920. La peinture de Mélik ne cherche pas à rester fidèle à la réalité, même à travers une émotion et un style, mais elle entend donner à voir une autre réalité, un rapport différent de la conscience à la réalité. Sa filiation serait plutôt Paul Klee et André Masson, Victor Brauner et Francis Picabia.  Dans cet ordre d’idée l’hostilité des dadaïstes envers le cubisme des années 1920 devient un indice pour comprendre l’Anti-portrait au ciment de Cézanne.  Picabia, que Mélik a connu après 1940, n'avait-il pas parodié l’idéologie de l’Art et sa trilogie officielle Ingres-Seurat-Cézanne?
             
Man Ray, Violon d'Ingres, 1924
Francis PICABIA. Page 11 de Cannibale, numéro 1, Paris, 25 avril 1920





















Le Portrait de Cézanne de Picabia est un « assemblage réalisé à partir d’un véritable singe en peluche, ce dernier renvoyant une fois de plus à la critique du mimétisme en peinture, au dénigrement de l’artiste se contentant de « singer » les apparences », Arnauld PIERRE, Francis Picabia, 2002, p. 186.
On sait que Mélik a pratiquement ignoré les genres dominants de la peinture cézannienne, le Paysage et la Nature morte. Il s’en expliquait en 1965 dans des termes violents dignes de la tradition dadaïstes : « Ne faire que des paysages, c’est digne des singes. Moi, je refuse de faire bouillir la nature. Trois thèmes suffisent à plonger les hommes dans mon univers : le déluge, le ciel et l’enfer… », Entretien avec J.B. Nicolaï, Provence Magazine, 20 juillet 1965.
La peinture de Mélik est la négation du bloc Cézanne-Picasso; elle est primitive, ou plus exactement antérieure à l'histoire de la peinture. Cet archaïsme a été fort bien ressenti par le jeune poète J.-P. Colombi en 1961 : « Comme celles des fresques magaléennes, les déformations des visages et des corps obéisssent à des lois, de façon si évidente, et à des lois si générales, qu’elles semblent naturelles et évidentes. . Comme les primitifs, Mélik est sensible aux moindres vibrations cosmiques et le miracle c’est qu’il les fait sentir, miracle que seul explique une ascèse de tous les instants, qui fait sourire les imbéciles et me semble d’une logique irrécusable. Ainsi, Mélik aime à voir sécher ses mouchoirs, paraît-il. Mais cela n’est-il pas nécessaire à qui veut s’initier au mystère des quatre éléments et poser l’énigme du Grand Midi ? Mélik est peut-être le seul peintre actuel à savoir se servir magnifiquement de l’acte de peindre, et en cela il rejoint les plus grands artistes du passé : celui qui forgea des statuettes en Etrurie, sculpta dans l’ébène le faciès de l’esprit du Feu, etc.  Evidemment, dans le chœur cézanno-picassien de la peinture actuelle, il fait figure d’aérolithe ». Edgar MELIK – aérolithe  A LA GALERIE DES SOURCES, par J.-P. COLOMBI (La Marseillaise, 4 novembre 1961).
Dans ce contexte, le portrait en ciment de Cézanne pourrait être un Antiportrait, dans la tradition dadaïste, hostile au cubisme figé des années 1920 et à son appropriation de Cézanne. Peut-on tirer le bas-relief de Mélik vers la figure mortuaire où le plâtre tenait une grande importance depuis le XIX° siècle? Pour ce cas très spécifique d'empreinte par contact, G. Didi-Huberman parle de" formes mortifiées" (empreinte comme deuil). Une oeuvre énigmatique de Marcel Duchamp associe relief en plâtre et dessin, son Autoportrait de 1959. 

Marcel Duchamp, With my Tongue in my Cheek, 1959, 25 x 15 x 5,1 cm (Plâtre, crayon sur papier monté sur bois).

Rosalind Krauss l'interprète comme une technique mixte au service de la ressemblance optique (le dessin puis l'indice du moulage) alors que G. Didi-Huberman tire cet objet visuel vers l'image dialectique, entre le visible et le tactile, entre le vif et le mort. "L'empreinte duchampienne est effectivement très précise (on constate qu'elle agrippe dans la masse du plâtre quelques poils de barbe), mais dérangeante, aussi, par l'ironie de sa mise en oeuvre. Le volume blanc posé sur la feuille de papier -selon une différence chromatique inframince - impose quelque chose comme une effraction, un symptôme, un malaise dans la représentation. On a presque l'impression que ce bout de joue moulée, qui doit être vu de profil (selon l'économie du dessin) comme l'"extérieur" du visage, surgit en fait du support telle une "chose" frontalement posée devant nous. Quelle chose? Le titre nous l'indique, crûment : ce n'est autre chose que la masse "intérieure", déjà blanchie mais encore obscène, d'une langue qui aurait été tout simplement, tout brutalement, posée "sur la joue"...", G. Didi-Huberman, idem., p. 298.
Dans le bas-relief de Mélik on retrouve l'association du visible, du tactile et du lisible. Si la légende du dos du tableau pouvait être réellement lue, l'objet garderait son ambiguïté d'hommage ou de dérision dadaïste pour le métier de l'artiste figuratif infiniment méticuleux.
                        La peinture-matière appliquée pour l'empreinte du support, la matière épaissie par les impuretés physiques, enfin la matière triturée à la surface pour troubler la ressemblance optique (la belle imitation), tous ces processus relèvent d'un rapport organique à la matière, sans la médiation du pinceau, par la main. Une photo nous montre justement Mélik devant une toile quand le pouce modèle encore la couche de matière pigmentée.
E. Mélik travaillant une oeuvre (Trois visages,  non localisée), Photo Fred Barh (Abbé J. Rey, Archives Marie-Claire Rey)

Mélik était-il conscient d'être sorti de l'histoire de l'art tout en étant dans la modernité d'un Miro par exemple qui affirmait que "La peinture est en décadence depuis l'âge des cavernes" (voir Préhistoire/Modernité, Les Cahiers du musée national d'art moderne, hiver 2013/2014)? A un questionnaire envoyé par un certain Alain Benoit Mélik répond à la question : "Quel est le peintre des siècles derniers que vous admirez le plus?" : "Moi, grâce surtout à mes racines millénaires". Réponse doublement décalée à une question qui se voulait de bon sens. La matière, la trace et l'empreinte, la source de la peinture de Mélik n'a plus rien de commun avec la peinture comme représentation. Son analogie avec la  pré-histoire ne renvoie pas bêtement à une imitation de "l'aube des images" (Leroi-Gourhan) mais à un rapport anachronique à la matière (ressemblance par contact) et au corps (le toucher plus que le regard, la pression de la matière plus que la copie de la mature ). Le toucher n'est-il pas un sens moins noble, et donc plus "primitif",  que le regard? G. Didi-Huberman sait bien que la préhistoire n'est pas l'origine de "notre" art, mais une autre temporalité pour l'art, et surtout un ordre différent de processus (la ressemblance par contact a précédé la ressemblance optique). Il est certains que ce n'est pas le contenu de la peinture (visages/corps) de Mélik qui la projette hors de l'histoire de l'art  mais plutôt un autre rapport à la matière et aux processus de ressemblance.Que pouvait-on dire couramment de la préhistoire dans les milieux artistiques de la jeunesse parisienne de Mélik ? Est-il indifférent que Picasso ait possédé  deux copies de la Vénus de Lespugue, que les formes aient circulé dans sa peinture comme dans sa sculpture (voir, "C.F.B. Miller, "Archéologie de Picasso", et R. Labrusse, "Préhistoire, une poétique de l'indistinction", dans Préhistoire/Modernité, CMNAM, hiver 2013/2014; et "Femme et colossos chez Mélik", sur ce blog)?  Sur la constitution de la préhistoire comme objet archéologique et esthétique les débat ont été complexes depuis le début du XX° siècle. Un auteur proposera une approche physique des gestes à l'origine de la représentation, G.H. Luquet (1930). Sa thèse sur la genèse de l'art figuré imagine une chaîne opératoire où le contact engendre la trace et la trace le tracé. "Leur unique raison, d'ailleurs très obscure à la conscience, est de marquer de son sceau le mur sur lequel le sujet les faits" (cité par G. Didi-Huberman, idem., p. 42, une archéologie de la ressemblance). Dans notre série d'objets visuels produits par Mélik il y a bien ce passage par le contact, soit de la matière avec le support qui permet un transfert de l' empreinte (pression), soit de la main et du pouce qui triturent ou lissent la matière (modelage).
                  Une dernière pratique de Mélik l'inscrit dans la longue durée des gestes anachroniques producteurs de formes. Le temps long de la sculpture s'ouvre sans doute avec le moulage des visages pris sur le vif dans la Rome ancienne. Les empreintes ainsi obtenues en série étaient disposées dans des niches pour donner à voir la généalogie où la mort se prolonge dans la vie. Ce masque était justement l'imago (voir G. Didi-Huberman, Formes généalogiques : l'empreinte comme matrice). Le moulage est un processus technique qui n'a jamais quitté définitivement la sculpture, même quand la culture eut remplacée le culte. Or, la forme moulée de la main de Mélik existe. Un ami dentiste a réalisé un moulage et plusieurs exemplaires furent tirés en résine et fondus en bronze. Mélik se plaçait dans une longue tradition anthropologique des parties moulées du corps humain, avec des pratiques généalogiques, funéraires, anatomiques et magiques. Chez les artistes le moulage de la main est une pratique ancienne qui s'exclut de la notion de style mais qui incarne et conserve l'empreinte de la main créatrice.
P. Picasso, Moulage de son poing, 1937
                 


Moulage de la main de Rodin tenant un buste féminin, 1917
Main droite de Mélik, bronze, vers 1960

Les significations d'une même pratique matérielle changent selon les milieux culturels. La main de Mélik n'appartient pas à la tradition mémorielle (la forme mortifiée : l'empreinte comme deuil) mais à un autre univers, celui du dadaïsme et du surréalisme. La main moulée se métamorphose en un objet vivant qui s'intègre à l'image en mouvement du film, à l'objet surréaliste ou à la mise en scène théâtrale.
La main spectrale
        
La chaîne des mains : main de la jeune femme, main en résine, main de Mélik (film noir et blanc, Fred Barh, 1964)
                                         



















Une image plus complexe permet de comprendre un peu mieux le fonctionnement de l'esprit de Mélik. On la trouve dans un reportage publié dans Provence Magazine (20 janvier/2 février 1969).



Sur une table ovale, des pièces d'un jeu d'échec sont disposées sur un échiquier en voie de disparition sous une couche de poussière savamment disposée puisqu'elle laisse voir une seule ligne de carrés pour séparer les adversaires. La main fantomatique de Mélik surgit avec le dessin de ses veines et les plis de chaque articulation. Elle n'est pas posée à plat comme un objet inerte mais se soulève en se dirigeant vers l'échiquier. Mélik s'inscrit dans la production duchampienne, et propose dans le dénuement de son château de Cabriès un readymade au carré qui fusionne l'image célèbre Elevage de poussière et le moulage complexe réalisé sur le vif de Duchamp en joueur d'échec. Il n'y a certes pas d'influence entre ces oeuvres, entre Mélik et Duchamp, mais fait plus intéressant, on observe qu'une même constellation d'idées-objets (jeu d'échecs, poussière, readymade, esprit) peut engendre des œuvres parallèles. Cette photo parue dans Provence Magazine en 1969  est un montage réalisé par Mélik, comme les scènes du film de 1964 . Mélik se révèle producteur d'images photographiques et cinématographiqes dans la tradition surréaliste. N'a-t-il pas écrit un poème surréaliste pour l'affiche de son exposition de 1950, Ponts coupés, à Marseille, galerie Da Silva? (voir "Traces du surréalisme chez Mélik", Editions Musée de Cabriès 2014).

Man Ray/Marcel Duchamp,  Elevage de poussière, 1920
 
Bronze du bras et visage devant morceau d'échiquier, 1967

 



               










                















Marcel Duchamp, Echiquier de poche au gant de caoutchouc, 1944/1966


Salvador Dali, ami de Marcel Duchamp, a réalisé à sa demande un jeu d'échecs anthropomorphe puisque les pièces (sauf les Tours) sont moulées sur les doigts de sa propre main (et couronnées pour le Roi et la Reine d'un moulage de dent!).


 Salvador Dali, Jeu d'échecs, 1964/1971 (Musée de Cadaquès, Eté 2016) 






 S. Dali s'est exprimé sur le sens de cette oeuvre où l'art renvoie au jeu cérébral : "Je concevais, dans une forme à la fois précise et symbolique, ce jeu d'échecs créé spécialement pour Marcel Duchamp. Aux échecs, comme dans toutes les autres formes d'expression de l'alchimie humaine, il y a toujours un Créateur. A cette occasion, j'ai désiré être représenté par la main de l'artiste, l'éternel Créateur. Et quel meilleur moyen de refléter cette vision que la sculpture de ma main, de mes doigts. Et avec cela c'est là que le château familiale doit être regroupé. Et donc, à l'intérieur de ces quatre murs, à l'intérieur du château, c'est là que l'homme peut montrer, pleinement et véritablement, sa main créatrice.", Catalogue de l'exposition, Dali, Duchamp, Man Ray, Una partita d'escacs, Musée de Cadaquès, Eté 2016.

Mélik aussi a joué de sa main comme d'une main créatrice, jusqu'à la mettre en scène dans ce vieux château de Cabriès (film noir et blanc, 1964), jusqu'à la mettre en scène sur un damier disparaissant sous la poussière (voir, Traces du surréalisme chez Edgar Mélik, Edition château-musée de Cabriès 2014).


                          Du support à la main, cette traversée dans le "rebut" de la production de Mélik nous permet de découvrir la modernité de ses gestes (collage, usage des matériaux les plus divers, valeur de la matière comme telle, readymade) et en même temps l'anachronisme de son œuvre (empreinte, trace, refus de l'histoire de l'art, archaïsme). Loin d'une canonique division en périodes, la peinture de Mélik révèle encore la curiosité de son esprit, ses opérations concrètes sur les matériaux et cette synthèse entre l'Autrefois et le Maintenant que Walter Benjamin appela "l'image dialectique".

 O.Arnaud

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