vendredi 20 juin 2014

Edgar Mélik face à l’œuvre de Picasso par Olivier Arnaud

« Les jugements expéditifs de certains peintres sur leurs confrères ne doivent donc pas troubler le spectateur. Il ne faut pas en conclure que puisque de si grands artistes sont en désaccord total sur certains de leurs jugements esthétiques, nous-mêmes devrions à bien plus forte raison tenir toutes les opinions de ce genre pour vaines. L’antagonisme bien connu entre Ingres et Delacroix fait partie du même système de goût qui voulait qu’Ingres fût hostile à Rubens pendant que Delacroix tenais Rubens pour l’Homère de la peinture. », E. Gilson, Peinture et réalité (1955), Vrin, p. 305.
Tôt dans l’histoire de sa peinture, en 1937, Edgar Mélik a une idée précise de l’événement Picasso qu’il s’agit de replacer dans son contexte culturel. Les années héroïques du cubisme (1907-1914), selon le beau titre du livre de D.-H. Kahnweiler (marchand et défenseur de Picasso), prennent fin avec la Première Guerre mondiale, et Picasso apparaît à la génération des peintres nés autour de 1900 comme un classique qui force à inventer autre chose. Dès 1916, pour le mouvement dada né à Zurich autour de Tristan Tzara, de Jean Arp et leurs amis, c’est parce que le cubisme est ce qu’il y a de plus merveilleux et de plus extraordinaire qu’il doit être dépassé ; ils tiennent déjà Braque et Picasso pour des classiques (voir P. Assouline, L’homme de l’art. D.-.H. Kahnweiler 1884-1979, Gallimard-Folio, p. 250).
Né en 1904, Edgar Mélik a dû inventer peu à peu sa peinture, comme d’autres peintres de sa génération,  à l’ombre tutélaire de Picasso. Face à ce grand ancêtre, sa position a-t-elle été caricaturale, comme on pourrait le penser à  partir de quelques formules à l’emporte-pièce dont Mélik savait user ? Cette étude a pour but de prouver que le jugement de Mélik sur Picasso a été plus riche qu’on ne le croit.
C’est en 1937 à l’occasion d’un échange, dans son atelier parisien rue Daguerre, avec la critique d’art Claude Marine  sur un de ses tableaux qui pouvait  faire penser à Picasso - que Mélik livre son premier témoignage : « Picasso, me dit-il, aura été le grand mais le dernier peintre d’une époque. Laquelle époque est de toute importance. Une autre est en train de se former. Celle-là aussi, de toute  importance. Il se sera battu avec le réel comme nul ne l’avait fait. Il a trouvé un sens à suivre. Maintenant il s’agira d’entrer essentiellement au travers du réel dans une spiritualité », dans « Surréalisme nietzschéen » (Fonds J.M. Pontier).
Comment interpréter ces quelques lignes plutôt hermétiques ? Quel peintre était Mélik en 1937 ? Comment le replacer dans cet entre-deux-guerres, après les bouleversements artistiques du début du siècle ? Une chose est sûre, c’est que le jugement de Mélik fait d’hommage et de dépassement est en accord avec la sensibilité des peintres de sa génération marquée par les récentes ruptures post-cubistes (dada, surréalisme, Ecole de Paris, Abstraction). Le cubisme reste pour Mélik un moment décisif de l’invention d’une écriture plastique (1908, date symbolique quand Matisse fabrique le terme cubisme devant un paysage de Braque, voir « Qui est Mélik, pourMélik ?» sur ce blog).  Le deuxième moment de l’appréciation de Mélik en 1937 est plus mystérieux : « Il a trouvé un sens à suivre. Maintenant il s’agira d’entrer essentiellement au travers du réel dans une spiritualité ». Il est assez surprenant de trouver cette notion appliquée à la peinture. Surtout que Mélik restera fidèle à cette vision de son art puisqu’en 1958 il parle encore de sa quête d’une « spiritualité plastique » (voir, « Matisse et Edgar Mélik, Rencontre en profondeur », sur ce blog). Le Cubisme de Picasso est une lutte avec le réel pour sa recréation plastique (« le réalisme du durable », alors que l’impressionnisme  aura été un « réalisme du fugitif » selon  Kahnweiler), et Mélik veut ajouter un contenu de « spiritualité » à cette peinture insolite. Il est vrai que les Cubistes classiques (Picasso, Braque, Léger, Gris) entendaient  mettre en place un système de signes qui renvoient à la réalité des objets, en écartant le jeu des apparences et de la lumière. En outre, ils se méfiaient des sentiments et des idées qui n’ont plus à être la source de la peinture (rhétorique et allégorie transférées de la parole à la  peinture depuis la Renaissance). Avec le cubisme et le fauvisme  la peinture entend devenir un art autonome sans imitation de la Nature. La couleur et la ligne  servaient  de moyens plastiques pour créer une toile qui n’a plus à être une représentation subtile du réel, mais un ensemble de signes à déchiffrer qui renvoient au réel. A quoi pouvait bien tenir l’insatisfaction de Mélik face au cubisme, et en premier lieu à Picasso ? Mélik le dit lui-même. Il  cherchait une écriture picturale qui, traversant le réel des objets (réalisme cubiste),  permettrait d’entrer dans une  « spiritualité»  liée au réel. Mélik refusait-il la froideur du cubisme qui aboutit à des Formes encore trop centrées sur l’Homme ?

Qu’est-ce que Mélik pouvait bien entendre par une « spiritualité plastique » qui ne pouvait venir qu’après le cubisme?  On sait qu’il a réalisé une série extraordinaire d’effigies du Bouddha dans les années 30 (voir J. Arrouye ; « Spiritualité de la peinture d’Edgar Mélik », dans Edgar Mélik, la part méconnue, édition Musée Edgar Mélik, 2013). En outre un texte d’une grande sensibilité philosophique nous renseigne sur ses idées personnelles en 1932 (Texte « Tournant », publié par Hubert Juin dans Edgar Mélik, ou la peinture à la pointe du temps, Marseille, La Mandragore, 1953). Pour résumer les idées du jeune Mélik on peut dire que le phénomène qui l’intéresse est l’humain, expression singulière de la Vie dont l’amplitude va de l’animal au mystique. Chaque époque a pu réaliser l’humain, à travers toute forme de croyance comme de sensibilité artistique  ( classique, romantique ou moderne). Mais notre époque est particulièrement ennemie de l’humain, dans un monde déchiré par les forces économiques qui lui sont hostiles. Dans ce contexte peu favorable qu’elle pourrait  être la signification de l’art, et d’abord de la peinture actuelle ? Il semble que dans sa révolte pour assumer l’humain, l’art actuel ait atteint ses limites. « C’est que ce dont l’homme a le plus été privé depuis la fin du siècle dernier est lui-même. Et cela dans la vie comme dans l’art, qui a, jusque dans ses révoltes contre elle, rendu le meilleur de la vie récente et auquel on ne saurait peut-être demander davantage ».  Après les révoltes réussies du fauvisme et du cubisme (1900/1908) Mélik semble nous dire que ce renouvellement plastique de l’art en tant que tel doit se prolonger autrement. « Maintenant il s’agira d’entrer essentiellement au travers du réel dans une spiritualité » (1937). A quoi peut bien tenir cette limite de l’art moderne ? 
 Bouddha, c. 1930, 73x50 cm, mur du château ,  (photo 1970, Studio da Silva, Marseille)       
Bouddha, c. 1930, 100x80 cm, musée de Cabriès
« Car l’art peut tout inventer sauf l’humain. Les sources en existent bien dans l’art et se reproduisent d’œuvre en œuvre, mais il en est un nombre si minime et qui sert à une si grande multitude que leur valeur en tant qu’aliment est très vite réduit. » Mélik, comme tous les peintres qui ont pris du recul par rapport à la pratique moderne de l’art (Matisse, Kandinsky, Paul Klee, Juan Gris, etc. ), affirme que l’art est création incessante de Formes spécifiquement humaines à partir d’un petit nombre de moyens plastiques (par exemple la ligne, le clair-obscur, les couleurs, selon Paul Klee dans une conférence de 1924 ; voir aussi Juan Gris, « Des possibilités de la peintures », 1924, et Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, 1912). L’art serait-il condamné à se répéter ? Mélik ne le pense pas, lui qui en 1932 n’a sans doute pas encore trouver son propre langage artistique. En plus des sources qui lui sont propres (moyens plastiques), l’art peut prendre sa source dans le réel illimité, de la vie animale au mystique.  « Les sources qui sont dans les choses sont autrement plus abondantes quand leurs éléments concourent heureusement – autrement plus effectives, agissant sur tous les sens et les forçant à l’action, avant de se traduire en œuvre... Le mystique élargit le champ de l’humain, lui ôte toutes bornes – lui pour qui le luxe n’est plus, ni le plaisir. L’humain, s’il cumule en soi toutes les formes possibles de vitalité, peut n’être absolument pas voluptueux, et n’est pas le moins du monde hostile à la pureté de l’esprit – l’esprit pur n’étant que la quintessence de l’humain ».
A n’en pas douter, nous sommes en présence d’un texte clair mais hermétique qui traduit l’expérience fondatrice de sa quête de la peinture.  Il y reviendra en 1958 avec des mots aussi mystérieux : « Je continue moi, à œuvrer depuis trente ans dans la sensibilité tonique de 1925, avec une évolution lente bien sûr, de celle-là dans le temps, dans une puissance sensible mouvante ascendante, mais toujours rattachée à ce même cosmique initial. » (Texte pour une conférence, octobre 1958, Archives du Musé, Château de Cabriès).
A quoi sert l’art ? C’est cette question que se pose le jeune peintre Mélik en 1932, et il y répond en parlant de « spiritualité » en termes plutôt ésotériques. Il voit le peintre comme un médiateur qui se laisse traverser par les éléments - les Forces humainement vécues de ce réel cosmique  – pour les traduire en images. Le réel contient des seuils qu’il s’agit de franchir en tout sens, du biologique au mystique, de la spontanéité de la vie à la pureté de l’esprit. Il semble bien que Mélik place la barre très haut avec cet « ésotérisme » associant Nietzsche et le surréalisme. Ses témoignages successifs restent parfaitement concordants (1925, 1932, 1937, 1958). La peinture doit devenir une expérience totale du réel humain. Au fond, pour Mélik, l’invention cubiste de Picasso est admirable mais surtout formelle. Peut-être n’échappe-t-elle pas à une certaine froideur dans son rendu de l’expérience humaine du réel. D’où le risque de virtuosité. En ce sens, le jugement de Mélik est moins original qu’il n’y paraît. Il recoupe celui d’autres peintres,  amis de Picasso (Braque, Miro, Masson).
 « Quant à Picasso, il créerait un nouveau genre dit genre Ingres. Vous me demandez ce que je pense de son évolution. Chez lui, je la trouve tout à fait naturelle. Ce qui est vraiment constant chez l’artiste c’est son tempérament. Hors cela, Picasso reste ce qu’il a toujours été : un virtuose plein de talent. La France, heureusement, n’a jamais été un pays de virtuoses… », Georges Braque, correspondance 1919 avec D.-H. Kahnweiler (P. Assouline, op. cit., p. 275).
Picasso, Les Baigneuses, 1918, 27 x 22 cm               
Grande Baigneuse, 1921, 180 x 98 cm


Vingt ans plus tard, Joan Miro est beaucoup plus sévère avec l’écriture cubiste  de Picasso. Son appréciation rejoint Mélik en 1937. En dépit de son admiration pour Picasso, Miro a  émis des réserves sérieuses en se dressant (avec l’appui du surréalisme et d’André Masson) contre l’esthétique du cubisme, une pratique qui n’offrait pour horizon à la peinture que la peinture , dans sa capacité à décomposer à l’infini les règles de la perception et à en dévoiler méthodiquement la structure. « Miro cherchait à bâtir ses images sur le plan d’une intuition première extra-picturale, et donc dans une aire d’enchantement intérieur étrangère aux investigations formelles du cubisme. Il cherchait du côté de ce qu’il appellera un « réalisme magique ». Le désaccord avec le cubisme de Picasso porte sur la « virtuosité » gratuite, séductrice, qui, pour le plaisir du maniement de l’instrument, pour la joie de l’effet, aurait délaissé de gaieté de cœur un lien intime et exigeant avec la vie de la matière –don sérieux, à l’opposé de toute virtuosité – au point que le triomphe de ce « côté théâtral » ( à propose de Guernica par exemple), certes efficace dans l’instant, laissait finalement l’œuvre, à ses yeux, « comme une chose morte, et pour l’instant, sans une forte raison d’exister». » Notes de travail 1940-41 (voir Rémi Labrusse, Miro, Un feu dans les ruines, Hazan, 2004, p. 25-27).
Miro, Main à la poursuite d’un oiseau, 1926                                     

Métamorphose, 1936

Le premier témoignage de Mélik sur Picasso, en 1937, est donc complexe. Il est à la fois fait d’admiration pour cette peinture qui s’invente pour elle-même sans chercher à imiter la Nature (plasticité formelle), mais en même temps réticence car elle manque d’un contenu de « spiritualité » qui risque de la faire évoluer vers une virtuosité un peu vide (voir Picasso, Philippe Dagen, Hazan, 2008, chapitre « Tenir tous les styles dans sa mains »).

 Mélik va-t-il ensuite se désintéresser de Picasso ? Vingt ans plus tard, on le surprend toujours admiratif de l’inventivité cubiste de Picasso. La preuve, c’est l’été 1947 ! En revenant de Paris, Mélik s’arrête à Avignon pour l’exposition de peintures et sculptures contemporaines au Palais des Papes (27 juin au 30 septembre). Grâce à  la correspondance de Mélik,  J.-M. Pontier nous apprend (Biographie de l’œuvre, à paraître, p. 48) que, dans cette exposition qui a fait date, Mélik a retenu les tableaux de Paul Klee et de Picasso. Lesquels ? Il est facile d’identifier les 12 toiles de Picasso que Mélik a vues. La revue Cahiers d’art de 1947 a publié articles et photos noir et blanc sur l’exposition, et le Catalogue de l’exposition donne la liste des œuvres, des peintres et sculpteurs exposés (Henri Adam, Hans Arp, Balthus, Braque, Brauner, Calder, Chagall, Dufy, Max Ernst, Giacometti, Julio Gonzalez, Juan Gris, Valentine Hugo, Kandinsky, Paul Klee, Wilfredo Lam, Henri Laurens, Léger, Lipchitz, André Marquet, André Masson, Matisse, Miro, Mondrian, Ozenfant, Picasso, Tanguy). 
 Dans cet ensemble extraordinaire Mélik est accroché par deux peintres seulement, pour nous surprendre, Picasso et Klee !
Mur des Picasso, en 1947, Palais des Papes                 


Bouteille, verre, fourchette, 1912, 73 x 54 cm

Homme assis au verre, 1914, 238 x 167 cm
Le peintre et son modèle, 1927, 214 x 200                           

Catalogue exposition, Avignon Eté 1947

Pêche de nuit à Antibes, 1939, 213 x 345 cm (grand mur au centre)


                  La diversité des tableaux de Picasso prouve son renouvellement depuis le cubisme analytique (Bouteille, verre, fourchette, 1912) jusqu’au réalisme du tableau-objet. « Il s’est battu avec le réel comme nul autre ne l’avait fait ». Le cubisme a donné son autonomie au tableau en refusant l’art-imitation. C’est une libération que Mélik n’a pas oubliée et qui le captive toujours. Au moindre objet, Picasso accorde une dimension hermétique. Le visible le plus quotidien est devenu pour l’homme un espace de perplexité et d’hallucination. « L’œuvre de Picasso nous montre que la réalité est toujours inventée par l’homme, et qu’à chaque instant il doit à nouveau la découvrir, parce qu’elle meurt continuellement et que sans cesse il la désavoue par ses souffrances, son écœurement, ses rêves ou sa poésie », Carl Einstein, revue Documents, 1930, n° 3.

Photo du catalogue de l’exposition Palais des Papes, Avignon, Eté 1947

Bien qu’une génération sépare Picasso (1881-1973) de Mélik (1904-1976), ils furent des contemporains en raison de la longue vie de l’inventeur du cubisme. On retrouve donc au fil du temps des réactions de Mélik à cette peinture qui s’est incroyablement renouvelée au cours du siècle.
A l’occasion d’une exposition à la Librairie-Galerie Source (octobre 1959) Mélik confie au journaliste E.F. Xau : « Friesz, Léopold-Lévy, André Lhote et La Patelière ont été mes premiers maîtres… Picasso m’a longtemps donné une vive exaltation et m’a incité au travail : mais c’est là de l’histoire ancienne. Je me suis détaché d’eux tous. J’ai mon univers à moi, bien à moi, et je m’y tiens farouchement, contre vents et marées.»  A Maurice Sardou, en 1967 : « Au commencement j’étais une sorte de révolté contre certains peintres, en particulier Picasso. Après je suis revenu sur certaines positions et j’ai lutté contre l’influence de Picasso ».
Nous retrouvons dans ces souvenirs confiés à la presse l’ambivalence du Mélik de 1937 face à Picasso. Mais pourquoi, en son commencement une révolte spéciale contre Picasso ? Nous avons compris qu’en 1937 Mélik cherche une peinture qui permettrait de  « franchir une frontière du réel » (Paul Klee), d’ «élargir le champ de l’humain »(1932). Il y a indéniablement une forme d’ésotérisme dans les réflexions du jeune Mélik. Il  affirme que sa peintre naît vraiment en 1925, avec cette « sensibilité tonique » qui prendra le nom d’Ecole de Paris (voir catalogue d’exposition L’Ecole de Paris, 1904-1929, la part de l’Autre, Musée d’art moderne de la ville de Paris, 2001).  Dans la mémoire profonde de Mélik  c’est le moment où Paris était le « cerveau du monde », selon sa propre expression. Dans cette exaltation culturelle il invente sa propre référence, « un surréalisme nietzschéen », signifiant par là une quête de fusion entre l’Art et la Vie, vers un invisible du réel qui peut prendre le nom d’inconscient, de fantastique ou de merveilleux (voir Le Manifeste du surréalisme, André Breton, 1924). Quand Mélik se révolte quelques années après la Première Guerre mondiale contre Picasso, ce n’est donc pas un refus en bloc de celui qu’il considère comme un grand classique. Mélik réfléchit au sens qu’il veut donner à sa future peinture à un moment très particulier qui se désignait comme « retour à l’ordre », juste après la barbarie de la Grande Guerre. Le hasard a donc voulu qu’Edgar Mélik se tourne vers l’art (peinture, poésie, littérature, musique) dans cette période où la  peinture française parlait à nouveau de «classicisme »,  -  enjeu plutôt idéologique après les ruptures du fauvisme et du cubisme.  Le poète et critique d’art Yves Bonnefoy s’est expliqué sur l’impact de cet effet dépressif et conformiste, même sur les plus grands, comme  Picasso et Matisse, dont la peinture perd alors en liberté. Leur hardiesse commune à cette génération exceptionnelle de 1880 (Picasso, Matisse, Léger, Chirico, Derain) s’affaisse dans le climat d’un classicisme figé.  « Ne peut-on penser que Picasso, depuis Les Demoiselles d’Avignon (1907) l’indubitable meneur de la révolution du moderne, en a tout de même trahi la cause quand il peint en 1921 les Trois Musiciens ? On se donne souvent beaucoup de mal pour justifier ce tableau ; mais, pensant pour ma part à l’Arlequin de 1915, expérimentation encore tout à fait libre du rapport entre signe et être, je ne puis voir les Trois Musiciens que comme un placage d’éléments métonymiquement associés à la recherche moderne – la partition, la guitare –sur une structure figurative de nature agressivement conventionnelle… Lui qui a été marqué dès l’enfance par l’enseignement des musées, par le prestige des maîtres d’autrefois, et a aimé la mimésis chez ceux-ci comme une forme d’autorité dont il ne se libérera jamais que par des pulsions agressives, il peut bien laisser cette mauvaise conscience le ressaisir, il n’ignore pas pour autant que ce qui chez d’autres que lui serait perçu comme régression apparaît sur l’arrière-fond de son œuvre déjà immense – en fait, elle a déjà franchi ses plus hauts sommets –comme simplement  un indice de plus de la complexité d’un artiste d’exception… mais entre-temps Picasso n’aura tout de même pas aidé la recherche libre à passer le cap de ce moment tourmenté, lequel prit fin avec de nombreux ressaisissements en 1928 ou 1929 », Yves Bonnefoy, « L’art d’entre les deux guerres et le problème du classicisme », Exposition Bâle1996 (repris dans Remarques sur le regard. Picasso, Giacometti, Morandi, Calmann-Lévy, 2002).

Picasso, Arlequin, 1915                                              

Trois Musiciens, 1921
Si la fine analyse d’Yves Bonnefoy est exacte, on comprend la révolte d’un être exalté comme Mélik, insatisfait d’un « retour à l’ordre » (construction plus conventionnelle, même dans le cubisme)  compréhensible après les violences de la guerre, mais qui pouvait agacer les jeunes peintres impatients de ne plus marcher sur les traces de leurs aînés (Matisse et Picasso). La nouvelle révolte contre l’absurdité de l’Histoire et de la Société s’incarnait alors dans le surréalisme, dans une aventure littéraire qui semble avoir beaucoup plus marqué Mélik que ses expérimentations picturales (curieusement Mélik parle jamais des peintres regroupés autour d’ André Breton; par contre on sait par Hubert Juin et Jean-Marc Pontier qu’il a été un lecteur passionné des Champs magnétiques (1919), et des auteurs annexés par le surréalisme  comme Rimbaud, Lautréamont et Kafka).

La contestation de Picasso (qui est une forme d’admiration) ne disparaîtra pas chez Mélik.  En février 1967, au journaliste  Bernard Baissat (revue d’art franco-italienne, La Sonda, février 1967) : « C’est en effet un véritable univers que s’est créé Mélik derrière ces murs de trois mètres d’épaisseur. « J’ai créé un océan dans lequel je nage. Alors que Chagall et Picasso ont créé des mares à canards », nous dit-il de façon péremptoire mais avec ce goût de l’humour que l’on retrouvera dans son œuvre. »

Femme assise, fresque aujourd’hui disparue (photo 1970, Studio da Silva, Marseille). 
Picasso, La Paix, 1952, chapelle de Vallauris
Il est indéniable que les grandes fresques de Picasso (par exemple La Guerre et la Paix, chapelle de Vallauris, 1952) sont des allégories fortement visuelles avec construction et symbolique savantes  qui imposent l’extériorité au spectateur. A l’opposé Mélik a cherché une tout autre sensation dans ses fresques : de la fluidité et du mystère où il faut entrer. « Ma peinture est un océan dans lequel je nage. Et tous ceux qui aiment ma peinture nagent aussi. C’est un océan chaud, dans lequel il y a des remous, des courants, des lits de pierres… Il y des douceurs, il y a aussi de la dureté, de la brutalité, comme cela arrive dans toute œuvre classique, opposition de toutes sortes de sentiments humains… »  (voir Mélik, château de Cabriès en Provence, Ed. G. Benucci, 1982).

Années 70 : « Je dis à tous ceux et à toutes celles qui prétendraient que j’ai subi l’influence de Picasso : Picasso s’est moqué du monde. Pablo Picasso s’est moqué du monde pour sembler être une forte personnalité. Je n’ai pas besoin, moi, Mélik, de me moquer du monde pour être une forte personnalité » (voir Jean-Marc Pontier, p. 55). En 1973, à la mort de Picasso, Mélik ne décolère pas en lisant les journaux : « Mort du plus grand peintre du siècle ». Il réagit : « C’est absurde ! Le plus grand peintre du siècle, c’est moi » (idem, p. 65).

Mélik avec ses invités, A. Bevilacqua (directeur de la revue italienne d’art, LA SONDA), et B.   Baissat, en 1966 devant le paravent, Danse des bacchantes (photo B. Baissat)
Les réactions de Mélik à la mort de Picasso sont révélatrices. Il est curieux qu’il conteste si violemment Picasso en tant que personnalité au lieu de relativiser les qualités de sa peinture. Ce glissement de la valorisation de l’œuvre à celle de l’individualité obéit à un schéma qui s’est construit autour de la figure exemplaire de Van Gogh rapidement après sa mort en 1890, et qui servira de modèle culturel pour les avant-gardes du XX° siècle. «Cette idée – devenue si populaire qu’on n’en voit plus l’incongruité pour la tradition ancienne – que l’on puisse et, surtout que l’on doive être « artiste » avant d’être peintre, sculpteur, plus généralement, créateur d’œuvres d’art », N. Heinich, La gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, Minuit, 1991, p. 115. La notion d’artiste désigne dorénavant une forte personnalité sans laquelle une œuvre serait impossible, quand la psychologie et la biographie fusionnent avec l’art qui n’en est plus que l’expression.

Mélik n’oublie pas pour autant l’œuvre cubiste.  En raison de l’ambiguïté de la position de  Mélik face à Picasso depuis 1937, l’idée d’une influence de ce dernier sur sa peinture devait particulièrement l’irriter. Car, s’il y a un peintre dont Mélik revendique l’héritage, c’est Matisse. Là encore, Mélik est dans une position parfaitement cohérente. L’alter ego de Picasso aura été Matisse, tous deux créateurs -  à l’admiration réciproque - de la peinture moderne puisqu’ils inventèrent une écriture plastique en rupture avec une représentation figurative à bout de souffle. Mais leurs univers sont exclusifs. Il faut choisir l’un contre l’autre, quand on est peindre. Or, la peinture de Mélik est très éloignée du classicisme logique et inventif de Picasso. Par contre, elle invente un espace libre et fantaisiste par la ligne et la couleur dans le sillage de Matisse. Selon le témoignage du docteur Paul Lamy, « Mélik faisait souvent référence à Picasso et Matisse : il n’aimait pas l’un et estimait beaucoup l’autre dont il vantait la même démarche coloriste » (Texte manuscrit, 14 pages, 2013, Musée Mélik, Château de Cabriès). 

Matisse, Le Bonheur de vivre, 1905-106, 174x238, Fondation Barnes 
D’où vient cette idée peu évidente d’une influence de Picasso sur le mode d’expression  de Mélik ? La plus ancienne référence écrite  est celle d’André Miguel, dans le journal Sud-Est, en juin 1951, à l’occasion d’une exposition de Mélik à la Colombe d’Or, à Saint-Paul de Vence. « Il n’est pas aisé de citer des noms à propos de cette peinture. C’est un fait, elle est originale. Il n’est peut-être que certaines toiles de Picasso et de Permeke qui suggèrent quelques ressemblances d’accent. Il partage avec le grand Flamand cette pesanteur terrienne roulée dans les cycles de la nature ».  La peinture de Mélik a été une lente suite de métamorphoses, même s’il est possible d’identifier des étapes.  Il est donc difficile de cerner exactement ce que pouvait être la peinture de Mélik en 51. S’il y a une constante dans la quête de Mélik, c’est bien la métamorphose  énigmatique du visage humain. Ce processus dont le sens nous échappe encore peut faire penser aux Acrobates de Picasso de 1930, reproduits par les soins de Georges Bataille dans la revue Documents (1930, n°2). Michel Leiris en parlait comme autant de « défroques humaines ».

Picasso, L’acrobate, 1930, 161 x 130 cm             

L’acrobate, 1930, 60 x 47 cm
Le rapprochement entre Picasso et Mélik sera approfondi deux ans plus tard par Hubert Juin, dans son livre de 1953 (Edgar Mélik ou la peinture à la pointe du temps). Juin reprend ces deux références, pour les relativiser fortement. « A contempler actuellement l’œuvre de Mélik, on est frappé de voir à quel point son moyen d’expression se passe ou de commentaires ou de filiation. Le moyen d’expression utilisé est strictement personnel et cadre parfaitement avec les visées poétiques du créateur. Si l’on a parlé, au sujet de Mélik, de Picasso et de Permeke, c’est que, radicalement différent de l’un comme de l’autre, une certaine similitude d’intentions pourrait, à la rigueur, ici ou là, le rapprocher de l’un ou de l’autre » (pour ce rapprochement avec Permeke, voir sur ce blog, Commentaire sur le livre de H. Juin, 1°partie).
Juin poursuit : « De Picasso, il a cet esprit d’aventure et de recherche qui suscitèrent, des Arlequins (1915) à Guernica (1937), les magnifiques incendies que l’on sait. A part ce fait que l’un et l’autre, à coups d’audace, ont su se créer leur propre langage, rien n’allie ces deux peintres. A l’un, toute une contrée de mythes et d’inventions occultes. A l’autre, les combats extérieurs entre poignard et sang » (p. 15). 
Hubert Juin confirme l’idée largement répandue d’un Picasso en révolte contre la peinture-mimésis pour créer une écriture conjurant les forces archaïques en l’homme (Eros et Thanatos). La peinture devient exorcisme (voir J. Clair, Le nu et la norme. Klimt et Picasso en 1907, Gallimard, 1988). En 1937, Mélik anticipait sur cette interprétation de Picasso : « Il se sera battu avec le réel comme nul ne l’avait fait. Il a trouvé un sens à suivre ». La peinture de Mélik est, selon Hubert Juin qui venait de passer plusieurs semaines  avec lui à Cabriès, une expression ésotérique de « mythes et d’inventions occultes ». Conformément à ce que Mélik écrivait en 1932 (« Tournant »), sa peinture est bien devenue en 1953 sa propre  expérience totale de l’humain à travers le réel.  Jeune écrivain belge né en 1926, féru du surréalisme littéraire et pictural, Hubert Juin a immédiatement compris que pour Mélik la peinture est cette exploration du  rapport mystérieux de l’homme au réel  et à soi (« le mystique élargit le champ de l’humain »). En 1953, il est un témoin capital puisqu’il a sous les yeux la trajectoire des toiles de Mélik depuis 1934 (date de son installation précaire dans ce château de Cabriès). Il distingue deux phases dans son « mythe solaire de la puissance » (allusion à Nietzsche). Jusqu’en 1940 environ, la peinture de Mélik traduit « une querelle avec le monde extérieur » qui pour le regard profane donnait l’impression de laideur (« ne disait-on pas qu’il était systématiquement peintre de la laideur ? » p. 16). Dans une deuxième phase, le peintre ayant éprouvé ses forces dans ce conflit peut dorénavant « instaurer un ordre de la Haute Sagesse » (deuxième allusion à Nietzsche). Un ordre au sens d’une chevalerie qui renouvellerait notre perception de la réalité et de l’homme (« surréalisme nietzschéen »). Quoiqu’il en soit, la sensibilité de Mélik est encore en résonance avec cette époque des années 30 : il s’agit d’expérimenter tous les moyens pour « franchir une frontière du réel » selon la belle expression de Paul Klee  (voir « Les avant-gardes et les dispositifs de l’ésotérisme », Christoph Wagner », dans L’Europe des esprits ou la fascination de l’occulte, 1750-1950, Ed. des musées de Strasbourg, 2011). Le surréalisme notamment aura incité Mélik à tenter avec la peinture le passage des différentes frontières intérieures à la vie dans une sorte d’alchimie de l’esprit (du biologique au mystique),  le peintre devenant un artiste voyant (voir, Annie Le Brun, « Cette échelle qui s’appuie au mur de l’inconnu », idem).

Mélik, Voyants étranges, collection particulière        

Victor Brauner, Chimère, 1939
La querelle de Mélik avec Picasso n’est donc pas seulement l’expression d’une jalousie devant un peintre dont le succès risquait d’éliminer toutes les autres voies esthétiques. C’est une querelle sur l’enjeu de la peinture. Est-elle une invention de Formes qui sont autant de projections psychiques sur les objets (Carl Einstein parlait des «psychogrammes» de Picasso) ? Ou s’agit-il d’une « écriture automatique » (Inconscience) qui permet d’explorer les zones cachées du réel et de l’esprit ? En tout cas,  il n’est pas le seul à faire de la production d’images autant de coups de sonde  dans cette part invisible de l’esprit (« pureté » de l’esprit devant être pris au sens de la chimie, sans mélange).  La peinture comme exploration de l’esprit par lui-même  est un courant souterrain de la peinture moderne qui concerne Kandinsky, Klee, Masson, Miro, Brauner et Masson. Nous sommes très loin du cubisme de Picasso, et après la Deuxième Guerre mondiale c’est Victor Brauner par exemple qui apparaît comme l’avenir de ce langage magique. « Naturellement, en 1947, nous reconnaissions l’importance des autres grands génies de la peinture moderne. Nous aimions Picasso… s’il inventait des formes éblouissantes, il n’inventait pas ses sujets de tableaux. Il peignait de cinquante façons différentes la même femme assise…Victor Brauner incarnait indiscutablement l’avenir du surréalisme », Sarane Alexandrian, Victor Brauner, OXUS, 2004 (voir sur ce blog, « Mélik et Brauner, la fascination de l’œil énucléé »).  En 1953 Hubert Juin est donc en phase avec son temps quand il oppose l’univers de Picasso et celui de Mélik, et qu’il renvoie à l’œuvre de Chirico (Les Intérieurs), de Victor Brauner et surtout d’André Masson (1896-1987). Ce peintre est sûrement l’Autre absolu de Picasso, parce que ses métamorphoses sont des créations  du fantasme. Le poète et traducteur Armel Guerne (1911-1980) l’a bien compris et, toute proportion gardée, ce qu’il écrit sur Masson face à Picasso vaut aussi pour l’œuvre de Mélik  : « Si vous me dites Picasso, je vous réponds André masson. Picasso ne serait que la géographie et Masson reste le géographe, le voyageur. Génie énorme de récapitulation d’un côté, génie de pénétration de l’autre. Produit supérieur de consommation artistique, d’une part ; œuvre d’errance et de conquête, donc de risque, d’échec ou de réussite, de l’autre. L’un qui étale l’aujourd’hui ; l’autre qui ouvre demain, s’étant battu dans l’aujourd’hui sous ses deux verticales : l’abyssale d’en bas et l’abyssale d’en haut… Car Picasso a surtout peint pour être vu, et Masson peint pour regarder, pour essayer de voir. L’un accumule, et l’autre avance. Tous deux indiscutablement dans la même authenticité inentamenble ; mais l’une assise, et relative à la seule personne ; l’autre debout, et relative à ce que peut une œuvre : l’exploration de l’univers et la recherche du passage entre ce monde et tous les autres, l’exploitation de l’absolu du temps. » (Jean Moncelon, « Armel Guerne et André Masson » in revue en ligne Les Amis d’Armel Guerne, 2007).

Masson, Métamorphose des amants,  1926, 101 x 89 cm.                                                             

Mélik, grand paravent, Danse des Bacchantes



Au commencement, Mélik a trouvé une vive excitation dans l’œuvre de Picasso, et en même temps il s’est révolté en particulier contre lui ! Cette traversée des textes de Mélik nous a révélé un certain « ésotérisme » de sa pensée qui est sans doute la clef profonde de son amour-haine pour Picasso. A suivre…

5 commentaires:

  1. Je pense que l'"ésotérisme" en question n'est autre que la traduction du malaise qu'éprouve Mélik lui-même face à l'artiste Picasso (et quel peintre n'a pas été touché à un moment ou à un autre par son influence?). Mais je crois que ce qui agaçait Mélik, plus que sa peinture même, c'était la notoriété de Picasso et le rôle des médias que le peintre espagnol savait brosser dans le sens du poil. C'est plutôt sur ce terrain-là, celui de l'image, que les deux artistes étaient radicalement opposés il me semble...

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  2. ... et bravo pour les recherches sur l'expo d'Avignon!

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    1. Je pense, moi aussi, que la notoriété de Picasso a dû agacer Mélik plus que sa peinture elle même. L'excellente analyse ci dessus (et leur oeuvre) nous montre que Picasso et Mélik évoluaient dans des mondes entre réel et imaginaire différents. Mélik est effectivement plus proche de Chirico, Masson , Brauner. Quand au recherches sur les expositions au Palais des Papes, à Avignon, elles prouvent que, de longue date, ce lieu est propice aux meilleurs regroupements artistiques de qualité. Pour mémoire, les Papesse, en 2013

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  3. Bonsoir, mon nom est Farolfi, sont un musicologue italien. Je fais une recherche sur le compositeur français Pierre Boulez. J'ai vu que vous avez une copie du catalogue des "Exposition de peintures et sculptures contemporains au Palais des Papes à Avignon du 27 juin au 30 septembre 1947".
    Je suis très intéressé par ce catalogue, qui est introuvable en Italie. Au cours de cette exposition Pierre Boulez a vu pour la première fois les œuvres de Paul Klee. Je cherche des informations dans le catalogue.
    Pouvez-vous m'aider?
    Ceci est mon adresse e-mail: manuel.farolfi@yahoo.com - si vous me laissez une adresse e-mail je vous contacterai. Merci.

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    1. Je tiens à remercier M. Olivier Arnaud pour les photos et les informations qu'ils m'ont envoyé. Merci beaucoup.

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