mercredi 26 février 2014

Mélik et Victor Brauner : surréalisme et fascination de l’œil énucléé, par O. Arnaud

« Comment ce que nous voyons devant, nous regarde obsidionalement, mais aussi (du) dedans», G.Didi-Huberman, La ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon G. Bataille, 1995.

Dans le visage humain, l’œil est le point le plus spirituel parce qu’il lui donne accès au monde extérieur et qu’il est pour autrui le reflet visuel de la personne intérieure. La peinture et la littérature surréalistes vont s’insurger contre ce modèle idéaliste de la Figure humaine. L’œil devient un organe ambivalent de contemplation et de phobie. Le tableau, ou tout autre objet visuel (masque, photo, ready-made, sculpture, collage) continue d’être regardé selon le schéma classique de l’œuvre d’art depuis la Renaissance, mais maintenant il provoque celui qui le regarde. Il exerce sa force dérangeante ou malsaine sur le regardeur. Mais qu’en est-il quand l’image met en scène l’œil lui-même ? L’organe qui, en nous, était fasciné par l’image, devient le motif cruel de l’image.

Dans cette logique transgressive, le montage le plus célèbre se trouve dans le film Un chien andalou,  de Luis Buñel,  en 1929.


           Sur un balcon, un homme aiguise un rasoir, regarde le ciel au moment où un léger nuage avance vers la pleine lune. Une tête de jeune fille, les yeux grands ouverts. Le nuage passe sur la lune, la lame du rasoir traverse l'œil de la jeune fille...
Au même moment, et sur un mode en apparence moins cruel, la photographie surréaliste (Man ray, Brassaï, Boiffard) joue avec  l’échelle et le cadrage des images, pour perturber les valeurs du corps (organes nobles/organes bas). La bouche, d’instrument noble de la parole, devient ignoble dans un gros plan (idem pour l’orteil dont la laideur saute aux yeux). La revue Documents, dirigée par G. Bataille de 1929 à 1931 (15 numéros),  multiplie les photos transgressives à l’étrange beauté (l’œil, « friandise cannibale » selon l’expression de Stevenson).

Man Ray, L’œil, 1933

Le film de Buñuel aura été un coup d’envoi immédiatement célèbre dans les cercles surréalistes et il va provoquer des ondes.  Georges Bataille (1897-1962), écrivain, dissident de la Révolution surréaliste, va amplifier la cruauté de l’œil aux dépens de la beauté du regard. Lors d’un stage comme bibliothécaire à la Casa Velasquez de Madrid en 1924, il assiste à des corridas, et sera marqué à jamais par la mort du torero Manuel Granero, d’abord énucléé par les cornes du taureau, avant d’avoir son crâne fracassé. Il développera plus tard les rapports entre le culte de Mithra, l’animalité en l’homme, le sacrifice et la sexualité. En partie sous son influence, la figure solaire du taureau dans l’arène et le mythe du Minotaure seront multipliés à l’infini par Picasso dès les années 30. Picasso fera la première couverture de la revue d’art animée par André Breton et Georges Bataille, Minotaure (1933-1939), Homme à tête de bête.  La revue Acéphale (1936-1939), d’inspiration nietzschéenne, sera créée par Georges Bataille en 1936, avec en couverture,  un dessin d’André Masson, un Homme dressé, les bras tendus, et sans tête.
Le jeu de cruauté avec l’œil (Luis Buñuel en 1929, Victor Brauner en 1931)  est ce qu’il y a de plus sensible pour l’homme, ce qui provoque le plus la répulsion et la phobie.  Mais l’œil est aussi ce qui peut être fasciné par l’horreur, attrait du regard pour les scènes de cruauté. Cette force archaïque, Georges Bataille la désigne comme « basse séduction», intolérable curiosité pour le sacrifice et l’horreur (voir G. Didi-Huberman, La ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon G. Bataille, 1995). L’idéalisme et la peinture académique ne voulaient révéler en l’homme que la séduction de l’idéal, mais G. Bataille assume la force dirigée vers le bas, le mal et l’ignoble.  C’est la logique du renversement des valeurs voulue par Nietzsche.  L’œil est simultanément miroir du beau et curiosité pour l’ignoble.  G. Bataille va projeter  cette ambivalence humaine dans l’objet « Soleil ». Il remarque que dans le mythe d’Icare le soleil était le point d’élévation pour l’homme, puis la cause déterminant « la chute criarde, d’une violence inouïe, la défection » de l’homme qui s’en approche de trop près. « Le mythe d’Icare partage  clairement le soleil en deux » (G. Bataille, revue Documents, 1930, n°3, « Soleil pourri »). La peinture pourrait-elle cesser d’être notre représentation du beau ? A la fin de cet article G. Bataille célèbre avec Picasso le premier peintre qui brise un académisme de la Figure humaine à bout de souffle.
« Toutefois, il est possible de dire que la peinture académique correspondait à peu près à une élévation d’esprit sans excès. Dans la peinture actuelle au contraire la recherche d’une rupture de l’élévation portée à son comble, et d’un éclat à prétention aveuglante a une part dans l’élaboration, ou la décomposition des formes, mais cela n’est surtout sensible, à la rigueur, que dans la peinture de Picasso » (article cité, p. 174).
Avec Buñuel, l’autre cas de fascination cruelle pour l’œil concerne le peintre surréaliste, Victor Brauner (1903-1966). En 1931, il peint un Autoportrait où il se représente avec l’œil droit énucléé.


V. Brauner, Autoportrait, 1931, 22x16 cm, Centre Pompidou

Ce qui rend l’image répulsive, c’est horreur de la mutilation, le sacrifice de l’oeil. Mais elle devient encore plus troublante quand on sait que sept ans plus tard, à Paris, au cours d’un bagarre entre deux peintres, Victor Brauner perdit l’autre œil - le gauche - en voulant s’interposer (voir J.M. Pontier, Biographie de l’œuvre d’Edgar Mélik, p. 32).
L’œil perdu ne disparaît pas forcément. En 1937, dans un étrange tableau, les yeux sont remplacés par des cornes, et ils deviennent des organismes détachés du corps. La Figure humaine est défigurée, mais l’œil reste vivant et voyeur.

V. Brauner, Légèrement chaude ou Adrianopole, 1937, Musée d’art moderne, Saint-Etienne

« Un autre tableau, se trouvant actuellement dans la collection d'André Breton et exposé à l'époque dans la galerie surréaliste "Gradiva" où l'on voit, au milieu, une curieuse femme se transformant par les roues qui lui sortent des genoux et des coudes en une table roulante, portant à l'endroit des yeux d'énormes cornes. Toute l'action se passant dans une chambre à laquelle manque un mur, où un paysage est visible : dans ce paysage simple, quelques yeux à terre serrés ça et là. Sur la fenêtre du fond est posé un oeil ». Texte de Victor Brauner (cité par Didier Semin, Victor Brauner, Paris, Réunion des musées nationaux, Filipacchi, 1990, p. 307).
Après cette mutilation de l’œil, qui réalisait la prémonition inversée de l’Autoportrait de 1931, Victor Brauner fera de cette réalité une expression symbolique du double monde que l’artiste explore, l’extériorité des choses, l’intériorité des images mentales.
 « Victor Brauner s'identifie à toute femme, tout animal qui pourrait être son double ; face à son reflet, il parvient à résoudre la grande énigme du Sphinx, un oeil ouvert sur le monde, la vie, l'autre clos sur la pensée, l'âme, l'au-delà ».
Signe, 1942-1945 Qui suis-je?  

            Qu’en est-il du motif surréaliste de l’œil, à la fois cruel et superbe, dans la peinture -de Mélik ? En 1934, il s’installe progressivement dans certaines parties, tout juste habitables, du château de Cabriès. Mais il passe une grande partie des années suivantes à Paris où il conserve un atelier, quartier Daguerre. C’est là qu’a lieu l’entretien « Surréalisme nietzschéen », avec Claude Marine, en 1937, à paraître dans la revue d’art Comoedia. Après un rude hiver 38 à Cabriès, il repart à Paris pour travailler dans son atelier. La nuit du 27 au 28 août 1938 a-t-il assisté à la bagarre au cours de laquelle Victor Brauner perdit son œil gauche ? Ce n’est pas certain, mais l’événement a été suffisamment atroce pour qu’Edgar Mélik soit mis au courant : Victor Brauner était un peintre important du surréalisme et Mélik se sentait proche de cette révolte de l’imaginaire hallucinatoire. L’année suivante, le médecin Pierre Mabille, compagnon de route du surréalisme, publia dans la célèbre revue d’art Minotaure, « L’œil du peintre», en juin 1939. L’Autoportrait de Victor Brauner de 1931 y est reproduit, comme preuve du « hasard objectif » cher à André Breton! Mélik n’a pas pu ignorer l’accident et les débats qu’il suscita. Quoi qu’il en soit, deux tableaux de Mélik sont réellement des variations sur l’œil, en liaison avec le jeu trouble de l’œil inventé par le surréalisme (Luis Buñuel, 1929, Victor Brauner, 1931, Georges Bataille et « la basse séduction » de l’horreur). Victor Brauner en aura été un acteur crucial (symptôme dans l’image). 
L’œil blessé, 75 x 52 cm, vers 1955, collection particulière  La Magicienne, vers 1958, collection part.

Le premier tableau représente la tête d’un homme vue de trois quarts, l’orbite gauche vide (ou œil cyclopéen ?), alors que l’autre œil est mi-clos. L’image est donc conforme au visage de Victor Brauner depuis août 1938, et non à l’Autoportrait de 1931. Ce qui trouble est moins ce globe troué  par un iris en demi-lune que cette peau d’écorché. Portrait imaginaire ou mémoire du visage mutilé de Victor Brauner ?  L’autre tableau est celui d’une Femme imaginaire. Sa petite main gauche guide légèrement une main étrangère (plus grande, et surtout dissociée du buste) en train de poser ou d’enlever délicatement un œil sur son orbite droite. Comme dans le tableau de V. Brauner de 1937, Légèrement chaude ou Adrianopole, l’œil détaché est vivant. L’autre œil de la « Magicienne », avec sa grande arcade, regarde un peu inquiet cette extraordinaire opération magique  (greffe ou ablation). Ces deux tableaux presque contemporains ne sont-ils pas symétriques : la violence d’un visage écorché et mutilé contre la douceur inquiète d’une vision magique ? Ils vérifient ensemble ce que Georges Bataille nommait « les deux ordres de séduction ». Edgar Mélik joue, sur la Figure humaine, avec les limites assignables au «noble » et à l’ «ignoble», à la séduction et à l’horreur.
La peinture de Mélik entre en résonance avec la théorie de Georges Bataille : « Le symptôme éprouvant – la mise en crise – de ce à quoi l’homme s’imagine ressembler » (G. Didi-Huberman, La ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, p. 339). 

V.Brauner dans son atelier parisien, 1938

            Au-delà de ces deux tableaux, on peut s’interroger sur une amitié surréaliste entre Edgar Mélik et Victor Brauner. Se sont-ils croisés à Paris, en 1938 ? En juin 1940, Victor Brauner se réfugie dans le Sud, et passe l’hiver 1941-1942 à Marseille, villa Air-Bel. Il voit partir ses amis surréalistes pour les Etats-Unis (Marcel Duchamp, André Breton, André Masson). Sans visa, il doit vivre discrètement dans un village des Hautes-Alpes, près de Gap, jusqu’à la Libération. Si la réalité nous échappe, c’est Hubert Juin (1926-1987) qui va les réunir autour de la peinture comme Magie. Jeune surréaliste d’origine belge il connaît tout du surréalisme. Il connaît Victor Brauner (trois lettres de 1947/1948 de Juin à Brauner publiées dans Victor Brauner, Ecrits et correspondance, Centre Pompidou, 2005 ; en 1955, Juin publie un article important dans Cahiers d’art sur l’exposition de Brauner à Paris). Ecrivain et critique d’art, il vient passer plusieurs semaines à Cabriès en 1954 pour écrire le livre, Edgar Mélik ou la peinture à la pointe du temps (Marseille, La Mandragore). Instinctivement il célèbre la Magie de la peinture de Mélik qu’il rapproche de celle de Victor Brauner. Il évoque l’étrange pouvoir magique d’une des toiles récentes de Victor Brauner, qu’il a vue à Paris dans son atelier, rue Perrel : « La fleur née des noces de l’eau et du feu faisait rayonner un incommensurable ESPOIR » (Edgar Mélik ou la peinture à la pointe du temps, p. 32).  A ses yeux, ce peintre invente, comme Mélik,  des images qui interrogent l’homme sur ce qu’il contient de Liberté, de Vie  et d’Espoir  refoulés.  « L’art demeurera fidèle à sa seule mission : précéder son éternel contempteur, l’homme, et lui ouvrir des contrées où demain, ébloui, il vivra », (p.32).  On parlait de « réalisme magique » à propos de la peinture de Victor Brauner, et grâce à Margaret Montagne (spécialiste des  « Hiéroglyphes surréalistes » de Brauner), nous pouvons maintenant voir le tableau évoqué par Hubert Juin. « Le poète et le Surréaliste » célèbre l’alliance des contraires (feu et eau) qui donne naissance à la fleur et à beaucoup d’espoir, la Poésie.

Le poète ou le Surréaliste, 1947

Après cette enquête, nous comprenons un peu mieux les liens qui rattachent Mélik au surréalisme. « Je côtoie le surréalisme tout en demeurant nietzschéen » (Edgar Mélik à Claude Marine, « Surréalisme nietzschéen », Paris, 1937). La trame surréaliste est réelle autour de Mélik (Paris, 1937/38, énucléation, Brauner, Magie), mais avec, en outre, la figure de Nietzsche qui change tout (G. Bataille).

Olivier Arnaud


2 commentaires:

  1. Bel article, il faudra aussi se pencher sur le thème récurrent de la main chez Mélik et les surréalistes!

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  2. Oui très bel article sur ces liens qui ont sans doute existé entre Mélik et Brauner même si rien ne l'atteste vraiment au delà des formes de leur peinture respective.La main , oui! un organe qui prolonge l’œil lui aussi!

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