jeudi 2 janvier 2014

Métamorphose de l’Odalisque : Mélik, Latapie, Matisse, Cézanne et Manet, par Olivier Arnaud


« Donner à voir, c’est toujours inquiéter le voir, dans son acte, dans son sujet »,  G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Ed. Minuit, 1992.
                La peinture de Mélik n’en finit pas de produire des œuvres déroutantes. Ce nu allongé, la tête appuyée sur son bras replié, est d’une « inquiétante étrangeté ». Cette expression inventée par Freud en 1919 désigne une combinaison improbable d’objets pourtant ordinaires qui déstabilise le regard (« un objet esthétique d’angoisse »).

Mélik, Rêverie de l’Odalisque, circa 1960, 46 x 70 cm, Collection particulière

A première vue ce nu, très insolite dans l’œuvre de Mélik, s’inscrit dans une tradition bien identifiée, celle de l’Odalisque. Ce genre renvoie au mot turc « oda » la chambre, d’où le dérivé « odalik » qui désigne tout ce qui appartient à la chambre du maître, y compris la servante esclave. Expression de l’orientalisme dans la peinture française depuis Boucher (1745) et surtout Delacroix (Femmes d’Alger, 1834), il était tombé en désuétude jusqu’à ce que Matisse modernise ce poncif de la tradition durant sa période niçoise (1918-1930). Au-delà du nu, Matisse affronte avec l’Odalisque le problème plastique de la tension entre la figure (le corps féminin avec son modelé naturel), et le fond (arabesque produite par l’accumulation d’éléments décoratifs -   papier peint, tenture, tapis, coussins, fruits, céramique, etc.).
« Chaque Odalisque est une tentative pour incruster ce corps entier et même ressemblant dans l’arrangement tourbillonnaire de motifs décoratifs auxquels il demeure fondamentalement étranger… Les toiles les plus réussies sont d’ailleurs celles où la tension est la plus affirmée entre la figure et le fond » (« Le paradoxe de l’odalisque », d’Isabelle Monod-Fontaine, dans Le Maroc de Matisse, 1999).

Mélik devait connaître cette résurgence de l’Odalisque opérée exclusivement par Matisse (Exposition aux Galeries Georges-Petit en 1931, avec 90 œuvres de la période niçoise).
Qu’est-ce qui fait de ce nu de Mélik une métamorphose de l’Odalisque ?  Le fond est une arabesque déroutante de couleurs et de formes. Les valeurs du bleu sont déclinées sur des surfaces flottantes, sans souci de représentation. L’autre couleur dominante est le rouge (violet-roux) qui est d’un usage plus figuratif puisqu’il marque discrètement les formes du corps et la chevelure. Le blanc éclatant domine en ce corps allongé sur des étoffes superposées. Il n’y a pas de canapé reconnaissable, mais Mélik laisse subsister, pour nos yeux incertains, un tissu décoré de larges bandes bleues séparées par des traits rouges (la courbure suggère un coussin). Le nu réel est dans un espace saturé, mais irréel. Ce tableau insolite dans l’œuvre de Mélik serait-il un jeu subtil à partir de la leçon matissienne de l’Odalisque ? (« C’est le bariolage des couleurs qui tient l’ensemble et produit la lumière, la structure et le sens. Une lumière sans air, en raison de l’espace confiné de la chambre », article précédent).
Si notre regard dépasse l’apparence - déjà peu figurative en raison de la tension entre le corps et le fond inobjectif- l’image bascule dans une dimension irréelle.  Contre le dos de cette femme basculée vers l’avant du tableau, un corps masculin se détache, partiellement visible (un bras et sa main cernée de rouge le long d’une jambe).  Dans ce qu’on prenait pour une arabesque apparaît ensuite un deuxième corps, encore plus distinct, en haut à droite, celui d’une femme repliée sur son ventre, à l’épaule et au bras bien dessinés (traits jaunes-bruns). Sa jambe et sa cuisse sont bien visibles parce que cernées d’un trait continu rouge-violet. Sa tête, enfermée dans ses bras repliés, est couverte d’une superbe chevelure rousse.  Ces corps sont visibles, mais quelle relation ont-ils avec l’Odalisque ? Si le regard revient maintenant sur celle qui devait nous rassurer par sa présence figurative, son étrangeté devient manifeste. Son ventre bizarrement ovoïde est celui d’une femme enceinte. Ses seins, triangles cernés de larges bandes jaunes, sont curieusement petits et trop haut sur la poitrine. Son visage est expressif, alors que Mélik a simplifié ses traits, le même trait gris répété pour les yeux, le nez et la bouche. Le cou est un cylindre démesuré pour ce petit visage circulaire et sa chevelure abondante. Maladresse du peintre ? Celui qui a déjà regardé les nus dessinés par Mélik n’a pas de doute sur son aptitude à respecter les proportions naturelles du corps humain. Avec la technique de la peinture, Mélik hérite d’une esthétique moderne (Matisse, Braque, Modigliani) qui avait rompu avec l’esthétique charmeuse du corps féminin.
L’étrangeté est aussi à l’extérieure du tableau : nous ne sommes pas en face de l’Odalisque, mais notre regard plongeant vers elle pourrait croiser son regard rêveur tourné vers l’extérieur de l’image.
Le nu de Mélik, pour la morphologie,  assume délibérément le corps féminin revisité par Matisse et Braque, quand il s’agissait de subvertir radicalement ce poncif de la peinture occidentale au moyen de « déformations expressives ».  Ainsi, le Nu bleu (1907) de Matisse ouvrait pour les critiques les plus philistins « le pays inexploré de la laideur » (Gelett Burgess, en 1910).


Le grand nu, par Georges Braque             

           Nu bleu (souvenir de Biskra), 1907, 92 x 140 cm, Baltimore

 
Quant à Georges Braque, avec Le Grand nu  il inventait le regard plongeant sur le nu, comme Mélik le fera pour son Odalisque. La femme est couchée mais montrée à la verticale, comme si on avait pris le lit et le modèle pour les accrocher au mur comme un tableau.

Mais à quoi tient réellement la différence entre le nu et l’Odalisque ? C’est d’abord la création d’un fond, dépouillé ou factice. Si l’anatomie du corps chez Mélik s’inscrit dans la rupture de Matisse et de Braque, il hérite du tourbillon coloré de l’arabesque des Odalisque de Matisse. Mais la mutation est radicale : Mélik a fait du fond rouge et bleu un espace pour l’abstraction qui transgresse l’arabesque toujours soumise  à la loi décorative. Un espace pour l’inconscient ?

Matisse, Figure décorative sur fond ornemental (Odalisque au dos droit), 1925, 130 x 98 cm

Si l’image transgressée pourrait être l’Odalisque au dos droit (1925), avec laquelle elle partage les dominantes bleue et rouge, l’image de Mélik est surtout transgressive à cause de la présence de ces deux corps qui sont des projections psychiques de l’odalisques, fantasmes rendus visibles par le pouvoir de l’image. Le corps musclé d’un homme et le double prostré de l’odalisque appartiennent au côté non-visible de l’image. Sans avoir à interpréter, il est déjà clair qu’elle n’est plus ce pour quoi elle se donnait au départ. Comme toute image elle donne à voir ce qui n’est pas, mais cette image va plus loin dans le réel psychique puisqu’elle donne à voir la rêverie érotique et angoissée de  l’Odalisque enceinte. Image au second degré, elle célèbre la puissance imaginaire de la peinture qui rend visible le visuel psychique, les « images » ordinaires de nos fantasmes. Cette construction fine du réel et du symptôme par l’image, nous l’avons déjà rencontrée dans le tableau de la Jeune Fille à la robe jaune (1965, voir Peindre, quoi, comment ? sur ce blog). S’agit-il  d’une loi interne pour certains tableaux de Mélik ? Sa manière de faire vivre le « surréalisme nietzschéen » dont il se réclamait en 1937 ? (entretien non publié pour le journal artistique, Comoedia,  extraits dans la biographie de l’œuvre d’Edgar Mélik, Jean-Marc Pontier). Le surréalisme et Mélik ? Non seulement il le revendique en 1937 mais il le connaît par des contacts attestés, mais difficiles à documenter (André Breton, Giacometti, Victor Brauner, Picasso en sa période surréaliste). Ce lien entre la personnalité de Mélik et le surréalisme, le jeune Hubert Juin le ressentait en 1953 (Edgar Mélik, ou la peinture à la pointe du temps, Marseille, La Mandragore). Quelle mutation psychique porte la peinture de Mélik ? La « beauté convulsive » de ses Femmes et l’angoisse traumatique de ses portraits d’Homme sont des énigmes.  Doivent-elles quelque chose à la mutation surréaliste ? La peinture classique et moderne reste une « lutte avec des fantômes » selon la forte expression du fondateur de l’iconologie moderne, Aby Warburg. Mais il y a une discontinuité due au surréalisme. La peinture classique représentait les scènes érotiques et violentes, extériorisation  d’Eros et de Thanatos (voir Piero Camporisi, L’enfer et le fantasme de l’hostie. Une théologie baroque, 1989 et G. Didi-Huberman, Ouvrir Vénus. Nudité, rêve, cruauté, Gallimard, 1999), alors que le surréalisme a voulu rendre visible le Désir et ses fantasmes visuels, voir dans la Psyché.
« N’est-ce pas une telle prise au sérieux des monstra psychiques que Walter Benjamin trouvait à l’œuvre dans le travail des surréalistes qui auront voulu, à leur façon dresser l’improbable inventaire des mouvements de l’âme inscrits à même les mouvements du désir et du corps ? », G. Didi-Huberman, « Echantillonner le chaos. Aby Warburg et l’atlas photographique de la Grande Guerre », in Etudes  PHOTOgraphiques, mai 2011.
Chez Mélik, le grand paravent avec sa Danse des Bacchantes est visuellement un « objet esthétique d’angoisse ». Ce n’est pas la déformation univoque du corps féminin sous l’impact du Désir possessif (comme chez Picasso), mais la déformation symbolique du Désir sous l’impact traumatique de la Femme (voir Faire dialoguer Mélik et Picasso ! sur ce blog).
Après tout, le surréalisme a été dominant en peinture durant toute la période de formation de Mélik (1925-1935) et son œuvre a été marquée par cette mutation psychique de l’image. L’analyse de La danse des Bacchantes et de La Jeune Fille à la robe jaune en fournit des preuves. Avec La rêverie de l’Odalisque  nous sommes devant une autre variation sur « l’inquiétante étrangeté », selon un procédé de réplique que la modernité du XX° siècle n’a cessé d’amplifier. Dans quelle trajectoire d’écarts inscrire La rêverie de l’Odalisque pour en comprendre l’originalité et la tradition ? Il faut commencer avec l’Olympia de Manet, ce tableau qui rompt avec  le discours de l’éloquence. Jusqu’à cette œuvre,  la convention de la peinture exigeait de créer une fiction qui parlait aux yeux comme la littérature parle à l’imagination. Or, Manet voulait avec Olympia faire une œuvre naturelle pour rompre avec le discours académique qu’était devenue la peinture (l’homme d’affaire posait en patricien romain, et sa maîtresse, en Vénus à l’impérissable beauté).  Edouard Manet était un peintre scandaleux parce qu’il avait ainsi fait passer les valeurs de la peinture avant les conventions esthétiques et sociales de la représentation (l’art de l’imagerie).
« Le Flutiste de Meissonier est une meilleure image que Le Fifre de Manet, mais Le Fifre est une meilleure peinture », Etienne Gilson, Peinture et réalité, Vrin, 1972 (cours de 1955).


Manet, Olympia, 1863, 130 x 190 cm, Musée Orsay.

De Manet à Matisse, l’autonomie de l’art de peindre une image n’obéissant plus qu’à la loi interne de la couleur et du dessin se renforce (le fauvisme). Olympia avait rompu avec le style de la peinture (Hubert Juin, « Un peintre scandaleux », dans Les incertitudes du réel, 1968). Jacques Rivière avait écrit que « La couleur de Matisse brille d’une splendeur intellectuelle ». Hubert Juin explique que cela n’a été possible que parce que  « Manet a choisi de détruire le sujet, mais uniquement pour le mieux retrouver dans un univers dont le silence est la loi : l’univers de la peinture est un univers muet… Le premier il développe un vocabulaire et une syntaxe strictement réduits à l’écriture picturale qui ne doivent rien à d’autres disciplines » (idem). A peine dix ans plus tard, Cézanne répliquera à Manet avec Une moderne Olympia, qui change une scène équivoque en image crue.  Les déformations expressives  et la danse tournoyante des touches exagèrent la tradition romantique de Delacroix pour mieux nier l’élégance, pourtant toute picturale, de Manet (voir, Philippe Dagen, Cézanne, Flammarion, 1995). Le chat ou le petit chien noir reste là comme symbole du désir charnel.



Cézanne, Une moderne Olympia, 1873-1875, 56 x 55 cm, Musée d’Orsay

Mélik n’est pas le seul peintre à jouer avec les genres grâce à la modernité. Une génération avant sa Rêverie de l’Odalisque (1960), Louis Latapie (1891-1972) a repris tous les éléments d’Olympia (1936) pour les transposer dans l’univers de la dérision cruelle dénonçant les stéréotypes du racisme colonial. On retrouve le bouquet, mais la servante noire de Manet a une face aux dents et aux yeux exorbités. La disproportion entre la petite tête et les cuisses volumineuses  annonce un jeu que Mélik réinventera. Louis Latapie a été professeur à l’académie Ranson dès 1925, quand Mélik commence à fréquenter les ateliers libres de Montparnasse. En 1935, Latapie expose dans l’académie où il enseigne. Il décore la célèbre brasserie  La Coupole à Montparnasse (voir, Montparnasse, Eclosions à l’académie Ranson, Ed. snoeck, 2010). Au minimum Mélik a croisé Louis Latapie et son œuvre. N’a-t-il pas fréquenté l’académie Ranson autour de 1930, et rendu hommage à deux des professeurs de cet atelier, Bissière et de La Patelière?


Louis Latapie, Petite Olympia, 1936, collection particulière

Sous nos yeux, une trajectoire d’écarts a transfiguré l’étrange nu de Mélik. La rêverie de l’Odalisque radicalise l’héritage déformateur du nu (Matisse et Braque), la renaissance de l’orientalisme moderniste (Matisse, Biskra et Tanger) et l’ouverture du surréalisme sur le fantasme (le visuel psychique). Et si ce tableau insolite était une synthèse de ces trois univers formels ?

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