lundi 19 novembre 2012

Hubert Juin, 3° partie (suite)


 

Méditant sur l’œuvre d’André Masson, Hubert Juin parlera encore de cet enjeu cosmique d’un Art qui interroge la place de l’homme dans l’univers. « Saisie aux racines d’un monde qu’elle ne peut joindre, prisonnière d’une volonté dont elle ne peut venir à bout, il reste à la peinture au moins de pouvoir témoigner pour une grandeur sans but et un héroïsme sans juges. Et prolongeant cette pensée vers laquelle incline la Providence, ne faudrait-il pas ajouter que la peinture va plus loin que l’homme ? Il est vrai qu’il n’existe jamais « de grand peintre qui ne se trouva amoureux, non seulement de la peinture, mais à plus forte raison de l’humain et de l’universel. » », Critique , 1954.    Providence, solitude de l’homme grand et héroïque, « métaphysique charnelle », « rapports mystérieux », « rapports miraculeux », « corps éternels », « corps sans naissance ». L’œuvre de Mélik participerait-elle à l’analogie primordiale entre la grâce et l’art. Tout art est-il religieux ? Pour Nietzsche l’art est au service de l’illusion puisqu’il est un « beau mensonge » qui cache par son esthétique le désordre du monde. Contre Nietzsche et tout le XIX° siècle, l’art moderne a renoncé à juste titre  à l’idée platonicienne du Beau. La peinture du XX° siècle, comme la poésie,  se vit comme une « métaphysique expérimentale ».  Et quand Hubert Juin parle de la peinture de Mélik, il comprend qu’elle  se veut révélation et accomplissement de ce que contient le monde. Au même moment le philosophe Maurice Pradines explique bien ce nouveau rôle  de l’art : « La musique rend au monde sa cohérence avec sa grâce en lui restituant ce qui pourrait être sa respiration naturelle… Il n’en va pas autrement des couleurs, dont nous restituons la beauté aux choses… « la vraie vie est absente ». Absente,  et cependant réelle, et simplement cachée – comme l’entendait Rimbaud lui-même -, c’est-à-dire victime d’une espèce d’occultation dont nos sens naturels sont les instruments aussi inconscients que têtus et obstinés. Car l’art n’est point une mystique, et ce qu’il nous invite à regarder, c’est moins le ciel que la terre – une terre inconnue - . », « Du rôle informateur de l’art en matière psychologique », Journal de psychologie normal et pathologique, 1952.
Edgar Mélik, sans titre, collection particulière
 
La peinture de Mélik, comme toute celle qui est à la pointe surréaliste du temps, est un miroir dans lequel nous ne revoyons pas ce qui est déjà visible, mais ce que le réel contient de caché  au regard extérieur. Max Ernst peint des scènes saisies, selon le titre qu’il donne à ses représentations, « à l’intérieur de la vue » (cf. article, Serge Gaubert, « Eluard entre Breton et Picasso »). C’est en 1947 que ce titre fantastique est donné à un recueil de poèmes de Paul Eluard et de 39 collages de Max Ernst (A l’intérieur de la vue. Poèmes visibles, Paris, Seghers)

Peinture, langage et science : Comment la peinture peut-elle signifier quelque chose en elle-même, c’est-à-dire en dehors de tout ce qu’elle contient de représentation (sujet) et de construction (forme)? Hubert Juin a déjà noté cette illusion commune qui identifie langage et image : « Comparez un tableau et la littérature qui l’accompagne (dans laquelle il est question de plans, de lignes, de masses, de perspective, voire de nombre d’or) et vous éprouverez la curieuse sensation que du tableau n’a été recueilli que l’élément infiniment périssable » (p. 15).  Le problème philosophique n’est pas nouveau, et Voltaire déjà confondait beauté poétique et sens intelligible de la phrase. Un vers est réussi quand la pensée juste et noble qu’il exprime serait aussi belle en prose (voir G. Métayer, Nietzsche et Voltaire, Flammarion, 2011, p.79). Tant que l’art a été victime de la notion de « beau naturel », le sens de l’œuvre se trouvait dans ce que le langage aurait pu aussi bien dire (‘la peinture est poésie’  au sens de langage).  Ce qu’on a pris pour le goût de l’irrationnel ou du laid dans le surréalisme est en réalité un effort pour donner  son autonomie à la peinture par rapport au langage et au visible. Elle fait de l’espace, de  la lumière, du temps, de la ligne, du volume, du mouvement  des valeurs picturales aussi importantes que le dessin et la couleur. Cette possibilité a été ouverte par la conscience des grands artistes du XIX° siècle. Pour Baudelaire : « Une toile de Delacroix vue à une distance trop grande pour analyser et même comprendre le sujet, a déjà produit sur l’âme une impression réelle ».  Pour Flaubert : « Un beau vers qui ne signifie rien est supérieur à un vers moins beau qui signifie quelque chose ». Bien sûr ce n’est qu’un paradoxe. Le tableau garde le « motif », le poème n’exclut pas le sens verbal. Mais c’est par la poétisation des idées, des images et des sentiments que le poème est inventif. Ce processus  se réalise dans la matière sensible des mots par leur sonorité et leur rythme (pour les citations cf. H. Bremond, La poésie pure, Grasset, 1926).Par analogie, Hubert Juin utilise/invente un néologisme. Il parle d’ «intense picturalisation » (Edgar Mélik ou la peinture à la pointe du temps, p. 63, sur André Masson,  Critique, 1954,  et Aix-en-Provence, 1960),  toujours comme ouverture radicale liée à Cézanne.  Même la peinture abstraite peut exercer ce processus de picturalisation. Hubert Juin était très sensible à la signification de la peinture de Soulages, car le peintre, qu’il soit figuratif ou abstrait, crée des signes plastiques qui sont autant de formes signifiantes à partir des données matérielles du tableau (espace, lumière, mouvement).
         Ainsi de l’espace, réalité vécue par l’homme à l’intérieur du monde. Par son art de peintre Soulages invente un  « espace dramatique » : « Dans nos bourgs, l’espace qui sépare le Café du Commerce des Galeries de la Paix est parcouru chaque jour par d’innombrables personnes. Le peintre ne figurera pas le café ou les galeries, il fera (ainsi procède Soulages) une peinture où l’espace se révélera dans sa dramatique propre… avec sa sombre énergie », Critique, « Mésaventures de l’art abstrait »1957.
 
Pierre Soulages, sans titre
 

L’expérience de l’espace inventée par Cézanne est tout aussi significative : « Cézanne, dans ses tableaux, rassemble les éléments qu’il voit « devant lui », leur assigne un rôle d’objets, mais va, bien qu’il travaille, comme il disait « sur le  motif », jusqu’à supprimer l’espace qui les aère. Raccourcissement  du trompe-l’œil. Ainsi il colle littéralement le viaduc du chemin-de-fer sur la montagne, supprimant volontairement les deux heures de marches qui les séparent dans la réalité », Critique, 1957. Mais pourquoi cette transformation, par simple jeu ou pour faire du beau ? « Par l’entremise de ses valeurs picturales, Cézanne pensait un monde intelligible et groupé autour de l’homme comme autour de la seule chose qui puisse, précisément en le pensant de cette façon, le rendre intelligible ».
Paul Cézanne, Sainte Victoire avec viaduc de la vallée de l'Arc (1882-1885)
 
La peinture se place, pour la première fois de son histoire,  au-dessus du langage. « L’aventure poétique, telle qu’il lui est donné de s’exprimer à travers l’expérience picturale, se concentre sur elle, perd pour les mirages de la forme les tentations du langage. Mais aussi, une certaine supériorité du monde muet ne peut, à la longue, que dominer les essais du monde parlant» (p. 39). Autant le surréalisme a mis la poésie et ses images verbales au-dessus de la peinture et ses images visuelles, autant Hubert Juin, lui-même poète et romancier, place la peinture plus haut dans l’accès à l’indicible humain et cosmique. Il est bizarre  qu’il ne mentionne pas Mélik pianiste (c’est un univers qui lui était peut-être  étranger). Est-ce que Mélik a écrit sur sa manière de comprendre la musique de Bach ou de Beethoven qu’il jouait ? Car la même question se pose.  La musique est-elle seulement un jeu formel, ou les formes musicales ont-elles une signification humaine, un sens extra-musical ? « La musique de Bach était une parole à part entière qui dévoilait des vérités jusqu’alors inaperçues. Elle prenait le relais du langage verbal à l’orée de certaines régions qui lui sont inaccessibles. Bach, qui savait faire dire cela à sa musique, n’était donc certes un simple arrangeur de notes, mais un penseur », Philippe Nemo, Le chemin de la musique, PUF, 2010, p. 175.
Au sujet de la science et de l’art, Hubert Juin ne partage pas le syncrétisme du surréalisme d’André Breton. Toutes les époques créatrices, depuis la Grèce, ont recherché un équilibre harmonieux entre les arts et les sciences (la  Renaissance, le romantisme allemand). L’échec assez confus du surréalisme avec la psychanalyse (Freud) et l’anthropologie (Mauss) est soldé (voir, Jean Clair, Du surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes, Mille et une nuits, 2003).  Hubert Juin ne dévalue rien, science et art sont deux formes de recherche de la Connaissance, mais leur Vérité et leurs procédés sont parfaitement distincts. L’Art est « élaboration de structures de sensations qualitatives » et signifiantes pour l’homme. La Science est « codification des quantités pour les relations » entre des faits.  Il est sceptique face à toute tentative qui voudrait formaliser les relations qualitatives dans les arts plastiques. Ce débat est vif à l’époque autour de l’abstraction géométrique. Kandinsky a voulu élaboré un langage universel des couleurs-émotions, mais devant les obstacles s’oriente vers une certaine mystique (Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, 1910). Mondrian a tenté d’instaurer un code universel des lignes et des angles (Manifeste de la revue De Stijl, 1918).  Le formalisme abstrait atteint son apogée avec Augustin Herbin qui inventera un code plastique (voir Céline Berchiche, « Augustin Herbin et l’alphabet plastique », Thes-arts, 2009). Ce que Hubert Juin stigmatise comme un « académisme sans rigueur » a ses partisans chez les critiques d’art qu’il cite et récuse (Léon Degand, Michel Tapié). « Certains ont essayé de déterminer les rapports qui pourraient jouer entre l’art et la science. Je crois, pour ma part, que si certaines interactions demeurent possibles, aucun rapport strict ne pourrait être établi entre les deux » (p. 39).  Il préfère la « rigueur sans académisme » de Soulages, Atlan, Hartung, Fautrier, Vieira da Silva, Poliakoff, Manessier, Pignon, Bissière où le dynamisme des signes et des couleurs est celui de la vie (cf. L’Envolée lyrique, Paris1945-1956, Skira, 2006). Il ya de rares moments dans l’histoire de la peinture où on reconnaît qu’elle contient autant d’intelligibilité que la science. Alors, la valeur de la connaissance sensible égale la valeur de la connaissance abstraite. Ce fut le cas dans la Grèce classique, pour la Renaissance. On oublie, que sous l’apparence irrationnelle du surréalisme, il y a eu un grand moment d’intelligence de la peinture moderne. Hubert Juin l’a revendiqué en opposant la peinture qui se veut une métamorphose instable du réel (André Masson) ou un refus mystique de la négation de l’homme (abstraction formelle de Kandinsky), une peinture qui dans sa magie propre oppose au désordre du monde un ordre intelligible (Cézanne, Paul Klee, Soulages, l’abstraction lyrique). Ce qu’Hubert Juin a compris un philosophe ouvert à l’aventure de la peinture moderne en faisait la matière de sa réflexion en 1955. « Le trait le plus remarquable de cet univers des artistes créateurs est la relation particulièrement étroite qu’il révèle entre l’être et l’intelligibilité… C’est un univers qui essaie toujours de dire plus qu’il n’a encore été dit, ou, du moins, de le dire autrement, mais qui ne connaît pas encore clairement le sens de ce qu’il va dire. Le sens deviendra tout à fait clair quand ce qu’il essaie de dire sera dit. Toutes les vraies œuvres d’art, si surprenantes qu’elles soient d’abord pour l’œil, l’oreille ou l’esprit, réussissent finalement à révéler une intelligibilité sans la quelle elles ne sauraient être », Etienne Gilson, Peinture et réalité, Vrin (1955), 1972, p. 350.
Jean Fautrier, Têtes de partisan, 1957
 
Le temps comme valeur picturale : Le problème de l’espace est résolu de multiples façons quand les peintres arrivent à lui donner une « réalité tactile » (épaisseur de l’espace, transparence de l’espace, composition formelle). Hubert Juin connaît les études scientifiques les plus récentes (Bernard Berenson, Esthétique et histoire des arts visuels (1948), trad.fr. 1953 ; Pierre Francastel, Peinture et société : naissance et destruction d’un espace plastique de la Renaissance au cubisme, 1951). Mais le défi que le temps, dimension non-visuelle du monde, représente pour la peinture est encore plus grand. Comment en faire une « valeur picturale » dans le tableau ? C’est par le dynamisme et l’énergie de la peinture que les peintres arrivent à « piéger le temps » (Critique, 1957).  De la même façon que certains peintres figuratifs ou abstraits arrivent à dépasser le caractère limitatif de la surface de la toile, ils arrivent à dépasser « l’image statique » qui ignore le  mouvement et l’énergie, traduction visuelle du temps comme force.  « Et précisément, pour quitter l’espace statique au profit de l’espace dynamique, le peintre a dû avoir recours à des éléments non-figuratifs et à des perspectives brusques qui lui permettent d’animer le volume et de le transformer de masse en élan » (p. 42). Comment Hubert Juin va-t-il intégrer la peinture de Mélik à cette modernité ? Il n’y a eu qu’un court moment de peinture abstraire chez Mélik. Sa peinture prend la voie d’un figuratif inobjectif. Le titre de l’essai d’Hubert Juin livre enfin une clef. « à la pointe du temps » suggère que Mélik est sur le front  de la peinture moderne, mais aussi qu’il piège le temps comme limite ou bord du monde. Le temps se remonte par l’imaginaire. Il a substitué le mythique à l’historique en représentant un « avant-monde » avec ses « corps sans naissance, des corps éternels » (p. 39), et des formes fantastiques.  Il n’est pas isolé, même si les peintres de l’Ecole de Paris (Manessier, Bissière, Vera Pagava), le creuset de Montparnasse, sont tous sortis de la représentation d’êtres irréels   de l’avant-guerre pour aller vers l’abstraction lyrique. Par contre il rejoint Paul Klee  et Victor Brauner dont il sera question plus loin.
Comme pour l’espace il y a plusieurs expériences possibles du temps en peinture. Le paysage chinois et la calligraphie sont des voies à méditer pour André Masson et Pierre Soulages  parce que la peinture a été alors une « peinture de l’instant et du dynamisme ». « La paysage chinois, c’est l’éternité de l’éphémère. La brise qui tremble à la pointe d’une feuille, c’est notre vie… c’est aussi vrai pour l’arbre qui jaillit du sol que pour le roc portant témoignage dans son apparente inertie de l’explosion originelle (il porte les violents stigmates du feu et de la rupture) », Critique, (citation d’André Masson), 1954. Mais à ce mouvement expressionniste qui donne une « réalité tactile » à « l’instant éclat; à l’instant éternel ;  à l’instant centripète », Hubert Juin oppose « les peintres de l’attention » pour lesquels l’énergie intense ramène les personnages vers eux-mêmes (Piero della Francesca, Cézanne).  « On a dit du peintre d’Arezzo qu’il était impassible et figé ! Quelle erreur ! Les personnages de Piero delle Francesca sont attentifs  à leur passion et l’univers autour d’eux est tendu vers ce point même, cette cime, ce gouffre qui draine à soi tout ce qui palpite et respire. Les visages de La Mort d’Adam virent lentement sous les éperviers de la douleur. Il n’y a rien de frénétique tant l’événement survenu est le comble de la frénésie », Critique, 1954.
 
 
 
 
 

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