samedi 10 novembre 2012

l'Arsenal miraculeux : suite et fin


                  Autres contraires qu’Hubert Juin utilise : le non-figuratif et le réalisme outrancier. Là encore la peinture de Mélik se situe ailleurs, puisqu’elle se tient à égale distance des deux. « Jouant avec brio de tout l’arsenal que des siècles et des siècles de peinture ont pu mettre à sa disposition, Mélik s’est forgé un moyen personnel d’expression » (p.30).
Edgar Mélik, Maternité, collection particulière
 
La peinture de Mélik est la synthèse entre « la souplesse technique de son métier » et des intentions picturales dont la force procède des « ressources de l’analogie » et de son « sens particulièrement médiumnique » (p. 25, p.30). Cette notion énigmatique pour nous n’est pas une mention arbitraire d’Hubert Juin. Elle renvoie à l’influence des Champs magnétiques (livre lut avec passion par Mélik, voir J.-M. Pontier, op. cit. p. 15) et à la disponibilité de l’esprit requise par l’écriture automatique. Oeuvre d’André Breton et de Philippe Soupault, publiée en 1920, le titre renvoie à un phénomène physique d’énergie et non de matière.  Il s’agissait d’une manière expérimentale de capter la spontanéité foncière de l’esprit humain et d’apporter la preuve de sa productivité non-consciente.  Les auteurs ne sont pas dupes : l’écriture poétique se veut spontanée mais n’est pas celle d’un esprit vide de culture (les réminiscences de Lautréamont, de Rimbaud, et d’Apollinaire  sont nombreuses :  « lorsque les grands oiseaux prennent leur vol, ils partent sans un cri et le ciel strié ne résonne plus de leur appel. Ils passent au-dessus des lacs, des marais futiles : leurs ailes écartent les images trop langoureuses”).
Par sa lecture passionnée Mélik héritait du « primitivisme moderne » qui dans le surréalisme désigne une rupture avec la « culture de guerre » de l’Occident, son rationalisme utilitariste, et les normes esthétiques de l’art-imitation issues de la Renaissance. Mais il ne s’agit pas d’imiter des arts premiers. Ils attestent d’une spontanéité poétique antérieure à la civilisation du progrès. Il importe donc pour l’artiste de retrouver cette source originaire en l’homme (cf. Jean Laude, La Peinture française (1905-1914) et l’Art  nègre. Contribution à l’étude des sources du fauvisme et du cubisme, Paris, Klincksieck, 1968 ; Philippe Sabot, « Primitivisme et surréalisme : une synthèse impossible ? », Methodos, en ligne, 2003).
La convergence entre la pratique de l’artiste surréaliste et le primitif en l’homme a pris deux formes chez André Breton, l’écriture automatique dans Les Champs magnétiques (1920) et le langage « fou » dans L’Immaculée Conception (1930). Dans les deux cas il s’agit d’expérimenter la transformation du poète en primitif (cf. Philippe Sabot, art. cit.). La peinture de Mélik est aux yeux de Hubert Juin une expérience analogue lié à une remontée du temps plutôt qu’au subconscient : permettre au peintre de visualiser un avant-monde originaire.
Evidemment, la recherche de Mélik crée sa propre voie, indifférent au rêve et à l’inconscient, très loin des images complexes et oniriques d’un Dali, Ernst ou Masson. Hubert Juin parle d’un univers poétique étranger au mythologique et au narratif. Le sens médiumnique de Mélik découvre un avant-monde, habité par des êtres mi-humains mi-animaux, lumineux et mythiques. On peut parler d’un primitivisme mythique, pour les êtres et les couleurs qui iront vers la simplification.
Edgar Mélik, fusain, collection particulière, vers 1935


Hubert Juin a été particulièrement attentif à la pratique du peintre qui atteste de cette « activité médiumnique ». « L’élaboration de la toile est extrêmement lente (certaines ont mis des années à devenir ce qu’elles sont) et il en va comme si une sorte de mûrissement – tant intérieur qu’extérieur – leur était nécessaire. Les tableaux rangés au long des murs, Mélik passe de l’un à l’autre et procède par courte modifications successives jusqu’au jour où l’un d’eux se détache de lui-même, et, lui-même, se juge terminé. Je n’ai jamais mis en doute qu’il en allait chez Mélik d’une dictée venue d’un cosmos antérieur au cosmos visible » (p. 31). Hubert Juin tient à marquer que ce sens médiumnique est loin de toute irrationalité, contresens également facile au sujet du surréalisme. Pour André Breton, comme pour Gaston Bachelard à la même époque.  « C’est de rationalisme, de rationalisme fermé qu’est en train de mourir le monde » (André Breton).  Et tous les deux lui opposent un « rationalisme ouvert ». « Bref, il faut rendre à la raison humaine sa fonction de turbulence et d’agressivité. On contribuera ainsi à fonder un surrationalisme qui multipliera les occasions de penser » ; « Libérer l’imaginaire, c’est ouvrir toutes les prisons de l’être, pour que l’humain ait tous les devenirs » ; « Les rêves et les rêveries ne se modernisent pas aussi vite que nos actions. La vie active ne les dérange guère » (Gaston Bachelard, citations dans l’article de Marie-Noëlle Ryan, « Bachelard et le surréalisme », Nuit blanche, n°13, 1984).
Il n’y a pas d’ « automatisme torrentiel », ni de « transes et de délire » dans la pratique de Mélik, « mais plutôt d’une lente montée de forces et d’intentions occultes… Il s’agit d’un engouement mystérieux qui entr’ouvrent  les portes du plus ancien langage chiffré : celui de la Sagesse immémoriale de ce qui est » (p.31). Ce primitivisme mythique de l’originaire, avant la scission entre l’homme et le vivant, est parallèle au surréalisme. La peinture atteste d’un monde réel, dont le nôtre procéderait tout en le déformant. Si la peinture surréaliste s’est voulue pleine d’étrangetés (une retranscription onirique du réel), elle emprunte ses éléments au visible. Ce n’est plus le cas avec Mélik. Il est bien question d’un « avant-monde », d’un « cosmos antérieur ».
L’image de Mélik n’est pas construite comme un tableau de Dali ou de Masson. Elle n’a rien de narratif, mais c’est une présence d’êtres jamais vus qui parlent, comme le dit si bien Hubert Mélik, mais ils ne racontent rien, il n’exprime aucune mythologie, ni celle de la culture antique (Œdipe, Narcisse), ni celle de la psychanalyse (Eros et Thanatos, paranoïa). Ni  surrationalisme, ni surréalisme, mais selon un mot ancien, Surnaturalisme.  Le vocabulaire employé par Hubert Juin (harmonie providentielle, liberté métaphysique, miracle, cosmos, cycle de la Création à l’Apocalypse) traduit un surnaturel religieux de nature flottante, mythique plutôt qu’ésotérique.
La peinture de Mélik est éloignée de l’intellectualisme des surréalistes, et elle se rapproche de l’imaginaire lyrique de l’Ecole de Paris des années 30, Roger Bissière, Jean Bertholle, Alfred Manessier (avant le basculement dans l’abstraction lyrique après guerre). « L’imagination dont je fais une vertu me semblait arbitraire chez les surréalistes. Au mot surréalisme, je préfère le mot surnaturalisme, employé par Baudelaire », Jean Bertholle, cité dans  Montparnasse Années 30, Eclosions à l’Académie Ranson, Ed. Snoeck, 2010, p. 48.
Après avoir identifié les sources psychiques (sens médiumnique et ressources de l’analogie) de la peinture de Mélik, Hubert Juin revient au rapprochement avec la peinture métaphysique de Chirico, les Intérieurs « habités » par des objets quotidiens (1915-191) en peinture et l’Hebdoméros en littérature (automythologie de Chirico, publiée en 1929). « Là également se fait jour un langage énigmatique et riverain des anciens songes. Comme si, soudainement, un univers tellurique, d’avant les origines, affleurait miraculeusement pour enseigner à l’homme les pôles magnétiques essentiels et les frémissantes Parques cosmiques de la Création unie à l’Apocalypse. Ce monde du pouvoir, Mélik le possède à un degré étonnant et, loin d’une balistique à court terme, convoque le futur en l’assignant au plus lointain passé » (p. 31).
 Hubert Juin finit ce deuxième chapitre en célébrant le pouvoir magique des peintres aux beautés inattendues. Après la peinture métaphysique de Chirico, il nomme Jérôme Bosch et le pouvoir de ses tableaux de nous transformer (dévorer, disparaître, renaître selon des exigences supérieures). L’autre peintre magicien  est Victor Brauner (1903-1966). Hubert Juin a ressenti  cet étrange pouvoir magique devant une de ses toiles, tout juste terminée, « la fleur née des noces de l’eau et du feu faisait rayonner un incommensurable ESPOIR » (p. 32).  Ce peintre, ami de Mélik (voir J.-M. Pontier, op.cit. p. 32), invente des images qui interrogent l’homme sur ce qu’il contient de Liberté, de Vie  et d’Espoir  refoulés.  « l’art demeurera fidèle à sa seule mission : précéder son éternel contempteur, l’homme, et lui ouvrir des contrées où demain, ébloui, il vivra », (p.32).
 
Victor Brauner, autoportrait                           Edgar Mélik, La Magicienne, collection particulière.
 
Olivier Arnaud

2 commentaires:

  1. Contrairement au tableau de Brauner, "autoportrait", qui est assez effrayant, la peinture de Mélik montrerait, par le biais d'un tableau tel que "la magicienne", un peintre-poète "voyant" bien moins "abîmé", une manière plus solaire et plus tranquille (sereine) d'assumer ce qui passe à travers lui. Une empreinte plus "renaissante" (ou Renaissance) de l'individu... Ce qui n'est franchement pas désagréable.

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    1. Très belle remarque, qui insiste bien sur l'Art magique du tableau de Mélik. Les mains de la magicienne font un geste doux pour recueillir l'oeil du médium.
      En tout cas la peinture de Mélik "pense", et elle n'est pas instinctive.
      olivier arnaud

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