Deuxième partie du livre d’Hubert Juin : "L’arsenal miraculeux" (par Olivier Arnaud)
Après avoir évoqué
l’architecture minérale du village perché de Cabriès, Hubert Juin entraîne le
lecteur dans le Château où vit Edgar Mélik depuis dix-huit ans. La symbiose des
murs anciens avec la peinture, tableaux et fresques, devait être saisissante.
« Le Château de Cabriès est désert,
c’est-à-dire que l’on y rencontre Mélik, les pinceaux à la main, et, trouant
les murs, émergés de quelque impensable déluge, les œuvres du peintre qui, dans
leur hiératique grandeur, contemplent le visiteur et lui font de terribles et
bouleversantes révélations. Voici dix-huit ans que, tous phares allumés, pareil
à quelque vaisseau fantôme, le Château de Cabriès tout entier fonce vers ce que
Baudelaire n’a jamais cessé de revendiquer : l’Inconnu. » (p. 23).
Château de Cabriès : chapelle, fresque de Mélik (partie centrale, Mélik est au centre)
Le lien entre littérature
et peinture reprend avec ce renvoi aux derniers vers du dernier poème des Fleurs du Mal (1861).
“Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !”
Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !”
Hubert Juin vient de nous
apprendre que Franz Kafka joue un rôle
aussi important que Nietzsche dans la « formation des structures mentales » (p. 17) de Mélik. La
diffusion de l’œuvre de Kafka (1883-1924) est récente, la traduction en
français du Château par exemple date
de 1936. Avec L’Amérique et le Procès, ce roman constitue ce que Franz
Kafka appelait une « trilogie magique ». Aux yeux d’Hubert Juin,
Mélik évoque tour à tour Joseph K. l’accusé du Procès ou le mystérieux et invérifiable Comte du Château. Cette littérature noire pouvait
être ressentie par Mélik comme l’expression littéraire de sa propre vision de
la condition humaine dans le non-sens. Mais l’Art doit réussir à exprimer le
désir d’être d’une façon supérieure, selon l’esprit, sans cacher la négativité
du réel.
« Lorsque Kafka écrira que grâce à sa
faiblesse, il a « puissamment assumé la négativité de son temps qui lui
est du reste très proche, qu’il n’a pas le droit de combattre mais que dans une
certaine mesure il a le droit de représenter » il aura le sentiment
d’avoir extérieurement donné un sens, une valeur positive, objective, à cette
incroyable incapacité dont la brusque révélation devait en effet surprendre le
monde entier. » R. Rochefort, Kafka
ou l’irréductible espoir, Ed. Julliard, 1947, p. 105.
L’existence de Mélik et
sa peinture sont opposées au divertissement de l’homme actuel : « Mais, compte tenu qu’il est assez facile de
constater que l’homme s’est réfugié dans le plus insolite et le moins
justifiable des détachements, il est singulièrement confortant de rencontrer un
esprit qui, tourné vers la santé poétique, se marque comme étant assez
exactement le contraire d’un dépréciatif ou d’un dépressif. » p. 24. De même il faut éviter le
contresens sur les romans de Kafka. Il faut comprendre sa « nature
guerrière » dont les héros sont sans doute malheureux et solitaires au
départ, mais qui se rendent volontairement plus malheureux et solitaires encore
parce qu’ils poursuivent une expérience, remplissent une mission (R. Rochefort
parle en ce sens de Job volontaires, op.cit.,
p. 216).
Quel est le sens
positif de la peinture de Mélik si on passe au-delà de son étrangeté et de son
refus de l’apparente harmonie ? « Alors que l’homme d’aujourd’hui donne la
décevante impression de flotter, Mélik repose solidement sur un terreau
millénaire. Pour lui – pour son œuvre – rien n’existe gratuitement, mais chaque
être, chaque objet, chaque événement prend sa place dans la gigantesque fresque
du langage universel, chaque phénomène est abondamment pourvu d’une
communication chiffrée qui s’exprime au travers de ce cristal élu que devient
l’œuvre d’art. » (p. 24).
Le sens de la peinture
est une justification poétique de l’être, dans la mesure où chaque objet reçoit
un prolongement concret de son existence par le tableau. Il s’agit de la magie
de l’art, comme l’entendait André Breton. Le tableau comme « image
dynamique » n’est pas la représentation habile du réel, il existe en tant
que tel comme un signe qui demeure un signe. Au contraire dans l’ « image
statique » c’est le sujet qui intéresse dans le tableau. Si on prend un
élément de la peinture comme la couleur, il est l’enjeu d’une lutte depuis
Gauguin, le fauvisme et les nabis. Peut-elle exister en elle-même pour le
peintre ? « La couleur ne joue pas le rôle qu’elle
devrait et qui est d’évoquer la lumière, elle est au contraire trop souvent
descriptive et par suite inutile. », Roger Bissière en 1945.
Quant au sujet du
tableau, les formes naturelles peuvent-elles exister pour leur qualité
plastique ? La question a été posée avant l’expressionnisme.
« Le Flûtiste de Meissonier est une meilleure
image que Le Fifre de Manet, mais Le Fifre est une meilleure peinture. », Et. Gilson,
op.cit., p. 296
Le Joueur de flûte, vers 1840 Le Fifre, 1866
« L’utilisation par Mélik du dynamisme
analogique rejoint l’utilisation qu’il fait de son sens particulièrement
médiumnique et les deux processus ainsi unis guident et dirigent l’image
obtenue vers l’action de celle-ci sur le monde extérieur par le rétablissement
du contact primordial. » (p. 25). Hubert Juin utilise les
notions du surréalisme qui ont servi à bouleverser le sens de l’image qui
devrait être le produit d’un dynamisme de l’esprit chez le peintre (sens médiumnique
et sens des analogies), et qui produira à son tour un dynamisme chez le
spectateur. De statique, en tant qu’illusion de la réalité, l’image
devient dynamique, dans son origine et
dans son effet. L’image dynamique n’a
plus à être ressemblante et belle mais à construire un rapport neuf au réel,
puisqu’elle n’explore pas le donné mais le possible. Le monde extérieur n’est
pas aboli mais l’image visuelle devrait rétablir un « contact primordial » entre l’homme et lui. L’illumination a la priorité sur l’élucidation selon l’opposition
construite par André Breton dans « Présent
des Gaules» (1955 ; repris dans Le
surréalisme et la peinture). Gaston Bachelard à la
même époque opposera « l’imagination formelle » et
« l’imagination matérielle » pour réhabiliter la deuxième contre une
esthétique trop centrée sur l’image formelle et statique. En effet, « une image stable et achevée coupe les ailes
à l’imagination», L’eau et les rêves, 1942. « Si une image présente ne fait pas penser à
une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité
d’images aberrantes, une explosion d’images, il n’y a pas d’imagination. »
G. Bachelard, L’Air et les songes,
1950 (cité par Maryvonne Perrot, « Bachelard et Dali. Métamorphose et
démiurgie de l’image », Hermeneia (revue
en ligne).
Hubert Juin, sous un
langage parfois ésotérique parfaitement admis à l’époque, invite à changer
notre regard pour voir la peinture de Mélik. Le sens de la peinture est
dorénavant de permettre de voir l’invisible sous le visible, ou plutôt voir des
formes visibles sous d’autres formes visibles (voir Myriam Watthee-Delmotte,
« Le surréalisme, point de basculement du rapport à l’image », IMAGE
& NARRATIVE, 15. L’expression « dynamisme analogique » renvoie à
tout un débat sur la poésie et la peinture comme langages fondés sur des
analogies, comme le précise par exemple Francis Ponge dans un entretien avec
André breton : « Concernant
l’analogie, je dirai que son rôle est important dans la mesure où une nouvelle
image annule l’imagerie ancienne, fait sortir du manège et prendra la tangente
[…] Les choses n’acceptent pas de rester sages comme des images. Quand j’aurai
dit qu’un rosier ressemble à un coq de combat, je n’aurai pourtant pas exprimé
ce qui est plus important que cette analogie, la qualité différentielle de l’un
et de l’autre. », « Entretien de Breton avec Reverdy et Ponge »,
revue Arts, 7 mars 1952.
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Hubert Juin associe au thème de l’ « image dynamique » pensée
par André Breton et l’aspiration de l’homme à « sa liberté
inconditionnelle » auquel contribue le
Poète en tant qu’ « horrible travailleur » (Rimbaud). La
peinture de Mélik coagule ces impulsions tellement évidentes dans l’après-guerre
pour les avant-gardes artistiques. “La première étude de l'homme qui veut être poète est sa propre
connaissance, entière ; il cherche son âme, il l'inspecte, Il la tente,
I'apprend. Dès qu'il la sait, il doit la cultiver ; cela semble simple : en
tout cerveau s'accomplit un développement naturel ; tant d'égoïstes se
proclament auteurs ; il en est bien d'autres qui s'attribuent leur progrès
intellectuel ! - Mais il s'agit de faire l'âme monstrueuse : à l'instar des
comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s'implantant et se cultivant des verrues
sur le visage.
“Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant.
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, - et le suprême Savant ! - Car il arrive à l'inconnu ! Puisqu'il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu'aucun ! Il arrive à l'inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront d'autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé ! » Rimbaud, Seconde lettre du Voyant à Paul Demeny, 15 mai 1871, Chant de guerre parisien. Le poète est horrible parce qu’il transgresse les normes esthétiques afin de créer un nouveau langage, il assume la souffrance et la solitude, et enfin il n’a qu’une obsession, travailler à son œuvre. Il « fait horreur ». Hubert Juin voit les tableaux de Mélik à partir de cette culture poétique. Mélik est à l’image de l’artiste : « Devant des toiles qui parlent il n’est que de se boucher les oreilles ou les laisser, par delà des nuits et des nuits clamer leur unique et définitif message. » (p. 27).
Edgar Mélik, collection particulière, vers 1965“Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant.
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, - et le suprême Savant ! - Car il arrive à l'inconnu ! Puisqu'il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu'aucun ! Il arrive à l'inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront d'autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé ! » Rimbaud, Seconde lettre du Voyant à Paul Demeny, 15 mai 1871, Chant de guerre parisien. Le poète est horrible parce qu’il transgresse les normes esthétiques afin de créer un nouveau langage, il assume la souffrance et la solitude, et enfin il n’a qu’une obsession, travailler à son œuvre. Il « fait horreur ». Hubert Juin voit les tableaux de Mélik à partir de cette culture poétique. Mélik est à l’image de l’artiste : « Devant des toiles qui parlent il n’est que de se boucher les oreilles ou les laisser, par delà des nuits et des nuits clamer leur unique et définitif message. » (p. 27).
Dans la première partie
Hubert Juin indiquait que la peinture de Mélik avait évolué de Dionysos à
Apollon, de la participation mystique à l’action magique. Il revient maintenant
à Nietzsche pour assimiler les toiles de Mélik aux oracles du dieu de Delphes,
qu’on interrogeait sur l’avenir, et dont les paroles énigmatiques devaient être
interprétées par les prêtres d’Apollon. « Et comment d’ailleurs pouvoir transmettre
les affolantes révélations de ces pythonisses peintes ? Ce qu’elles
énoncent, venues à ce rendez-vous de la clarté du fond des ténèbres les mieux
armées ce n’est rien d’autre que ce que Nietzsche nommait l’ENIGME DU GRAND
MIDI. » (p. 27).
Hubert
Juin s’explique enfin sur le titre métaphorique qu’il a donné à cette seconde
partie : Arsenal miraculeux. Les toiles de Mélik sont pour lui comme des
armes que « brandissent de nouvelles
divinités » qui sont issues du « domaine des Mères ». A ces figures archaïques de la religion
grecque, Hubert Juin associe les Lilith, nom biblique de la femme primordiale.
« Ce que Mélik vêt de couleurs sont
les Lilith de quelque prodigieux avant-monde ». Autant de masques pour
« les anciennes tentations, les
perpétuelles rêveries, les millénaires secrets. » (p.28).
Arsenal miraculeux.
L’expression est répétée car elle traduit l’étonnement devant l’évidence et
l’improbable de cette peinture qu’Hubert Juin découvre, lui qui a déjà vu et
aimé tant d’autres images parmi les plus étranges (Picasso, Permeke, Masson,
Chirico). Ce n’est pas l’onirisme de Dali ou Magritte dont l’étrangeté des
univers n’empêche pas qu’ils sont issus du réel représentatif (Dali fera
l’apologie de Meissonier, le qualifiant de « rossignol du pinceau »,
par opposition au « plus mauvais peintre de France », Paul Cézanne,
Interwiev Discorama en 1971). La toile de Mélik n’est pas lisse puisque la
matière est fortement maçonnée comme en une fresque rugueuse et les couleurs,
peu nombreuses, sont celles de l’imagination matérielle (rouge, bleu, jaune,
blanc). Ainsi les visages ont une chair, et ne sont pas des apparitions
visuelles. D’où l’évidence d’un monde
réel, un « avant-monde » au sens où il nous renvoie à un commencement
absolu et toujours possible des choses et des êtres. Le vocabulaire d’Hubert
Juin évite le fantastique, l’onirique, l’imaginaire, l’inconscient fréquents dans le surréalisme, pour parler du sacré
solaire et du mythe bienfaisant. En ce sens sa perception de la peinture de
Mélik est pertinente. Le mythe n’est pas le contraire du scientifique et du
vrai, mais l’évocation du sacré en l’homme. Cette réintégration du
mythique comme part de l’homme était assez improbable après le XVIII° et le
XIX° siècles, mais elle s’effectue
pourtant dans cette première moitié du XX° siècle avec Mircea Eliade (Le Mythe de l’éternel retour. Archétypes et
répétition, 1949), Roger Caillois (L’Homme
et le sacré, 1950) et Paul Ricoeur (Finitude et culpabilité. La symbolique du
mal, 1960). « Mais en perdant ses prétentions explicatives
le mythe révèle sa portée exploratoire et compréhensive, ce que nous
appellerons plus loin sa fonction symbolique, c’est-à-dire son pouvoir de
découvrir, de dévoiler le lien de l’homme à son sacré. » Paul Ricoeur,
op. cit., p.12.
Ensuite Hubert Juin
consacre plusieurs paragraphes au métier
de Mélik.
« Ce que je peux en dire, c’est que ce métier
est extraordinaire et qu’il m’a été rarement donné de contempler une telle
union entre un métier et une intention, une telle similitude entre le langage
et sa fondamentale signification. » (p. 29). Mais qu’est-ce que la
vérité quand il est question d’une œuvre artistique ? C’est le moment où
l’artiste atteint cette cohérence entre les moyens d’expression et la
signification de l’humain. Hubert Juin cite Isidore
Ducasse, non sans remarquer son « humour
hiératique » (« La poésie doit avoir pour but la vérité pratique.
Elle énonce les rapports qui existent entre les premiers principes et les
vérités secondaires »), puis l’éloge de l’auteur par Antonin Artaud
(« un poète enragé par la vérité. »).
Edgar Mélik, détail, collection du musée, don de Paulette Rollet
Pour la troisième fois
Hubert Juin reprend l’expression « Arsenal miraculeux » pour désigner
le mystère de la productivité poétique du peintre. Sa peinture traduit « un lyrisme objectif ». L’expression
se veut paradoxale, au même titre que le « hasard objectif » d’André
Breton. Il souligne ensuite la mesure de cette peinture où le message n’est
jamais outré. Par ces deux caractéristiques on peut penser qu’Hubert Juin a été
sensible aux couleurs peu nombreuses et chaudes et à la simplicité des formes,
en opposition aux toiles d’André Masson, de Dali ou de Max Ernst infiniment
sophistiquées.
(à suivre...)
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