samedi 15 décembre 2018

Edgar Mélik : l'impression déterminée du trouble



"L'ingéniosité apparente et l'impression de spontanéité obtenue par la simplification des moyens picturaux et la liberté des formes, ne doivent pas nous faire oublier que l'expressionnisme historique reste pour l'essentiel un art savant nourri d'histoire de l'art", Waldemar-George, cité par Y. Chevrefils Desbiolles (Waldemar-George , critique d'art, P.U. de Rennes, 2016, p. 88).

               La peinture de Mélik semble souvent confuse et indéterminée, comme s'il avait pris plaisir à laisser un travail inachevé pour dérouter le public. Pourtant elle relève d'un courant moderne qui a renoncé, avec l'impressionnisme, puis le fauvisme, au beau naturel et au travail fini qui cachait si bien les traces et les gestes du peintre. On obtenait alors un tableau à la surface lisse où l'élaboration, avec ses strates successives, avait disparu. La peinture de Mélik est expérimentation, variation de moyens plastiques. Il appelait ses ateliers "Le laboratoire". Il y travaillait en parallèle sur plusieurs toiles, car il n'y avait aucun sens à atteindre d'un coup la limite de l'oeuvre. L'une après l'autre les toiles trouvaient leur sens et se détachaient du peintre. Ce qui devait surgir avait été atteint et compris. La recherche pouvait recommencer autrement.

E. Mélik, Groupe de nus, HSP, 45 x 65 cm, collection particulière

Cette œuvre est une des plus révélatrice de la quête picturale de Mélik. On est d'abord saisi par les rythmes complexes de ses corps et leur richesse colorée. Au premier plan, quatre femmes nues prennent des attitudes expressives. Au centre, Mélik a comme dupliqué une statue dont la pose (corps appuyé sur la jambe droite, mains posées sur la hanche gauche, etc.) est un canon de la statuaire grecque, expression du mouvement du corps. Ce "contrepoint" qui insuffle le dynamisme à la statue remonte au sculpteur Polyclète, à la fin du VI° siècle. Il a été pratiqué par Michel-Ange pour s'inscrire durablement dans la mémoire des formes classiques. Le contour de ces corps est un trait noir (le cerne des Fauves). Les surfaces sont parcourues de taches de couleur qui électrisent les masses charnelles.
A droite du nu en retrait se trouve le corps d'une femme vue de  profil. Elle est en mouvement, le bras relevé sur sa chevelure rouge. Son ventre et le sein sont accentués par une trace rapide de blanc. Une grande bande blanche serpente devant son corps pour reproduire ses courbes. L'aspect sculptural est ainsi absorbé par la vibration du fond, une sorte de halo de lumière.

A gauche du nu à la surface marbrée une femme est drôlement assise. On voit, sous la couleur, le trait noir du dessin. Les deux jambes sont relevées pour former un triangle. Elle s'appuie sur son bras qui n'est que le prolongement du geste du pinceau qui a déposé sa trace blanche sur le buste. Son visage n'est pas dessiné mais seulement suggéré par des traces rapides pour les yeux, le nez et la bouche. Le visage n'est pas net parce qu'il a été frotté de peinture pour effacer ce qui pourrait être distinct. Cet usage du flou se retrouve dans d'autres nus de Mélik et rappelle le procédé de Francis Bacon à la même époque.
Cette frise de nus au premier plan est redoublé par un fond où les silhouettes féminines se multiplient , toutes aussi indistinctes que différenciées.

                      
Mélik a peuplé ce fond de formes fugitives qui sont soit des traces rapides de couleurs, soit des dessins mobiles, soit des gestes expressifs qu'il faut prolonger selon sa rêverie. La peinture de Mélik n'est pas une fenêtre sur un monde parfait déjà là (classicisme), mais une porte ouverte sur un ailleurs purement pictural. Faut-il parler d'un expressionnisme ? Mais dans ce monde créé par Mélik il n'y a pas un contenu visuel qui aurait été exagéré par les couleurs décalées ou des déformations violentes. C'est un univers qui n'a pas été interprété. Il se suffit comme ensemble de signes, comme langage nouveau.
Nous sommes en présence d'un jeu où se propagent les couleurs et les formes selon un ordre savamment déconstruit. Ce n'est pas de l'informe ou de l'abstrait. Au contraire, le signe de ces femmes est clairement tracé mais de manière à décevoir notre attente de la copie d'un modèle classique qui n'a pourtant pas disparu. Si on accepte de traverser  l'impression de confusion et de trouble l'unité de ces formes et de ces traces colorées dégage incontestablement un sentiment de sérénité. C'est la voie ouverte par Matisse en 1906 avec La Joie de vivre.
Matisse, La Joie de vivre, 174 x 238, Fondation Barnes

Mais Mélik refusera toujours tout "classicisme non académique" ou "classicisme moderne" (réclamé par J. Cocteau dans son Rappel à l'ordre de 1926). Ne s'agit-il pas d'expressions confuses faites pour se rassurer ? Sa peinture ne se stabilise pas dans une nouvelle version du gracieux, dans un exercice de style qui menace dès lors que le peintre s'imite lui-même.  Elle recherche une autre valeur esthétique, un autre effet de peinture. Celle qui laisserait voir de quels gestes elle procède. Ce n'est pas un art de peintre qui vise un produit fini, mais qui laisse voir les traces d'un trajet. Le tableau est transitoire, entre un passé qu'il préserve et un avenir indéterminé. Nous croyons facilement qu'un peintre de la confusion des formes est confus par défaillance. On sent au contraire l'habileté de Mélik et sa jubilation à s'appuyer sur la forme classique (contrepoint sculptural) pour provoquer une impression déterminée du trouble.
"Quelle que soit la forme, il reste toujours qu'il y en a une... si c'est une tache confuse que je ne comprends pas, elle m'est donnée en tant que tache confuse que je ne comprends pas. Des formes comme celles qu'on peut exprimer par des mots brouillard, trouble, confusion, ne sont en elles-mêmes ni troubles, ni confuses : l'impression qu'elles nous donnent est très définie." (Etienne SOURIAU, Pensée vivante et Perfection formelle, 1925, p. 77). Or, l'artiste est sensible à cette virtualité de forme qui l'appelle et l'art peut instaurer l'impression déterminée du trouble : la forme du trouble. Lorsque Turner peint ses ciels fluidifiés et brouillés par la rencontre de la vapeur et de la lumière, il s'inspire de virtualités plastiques de la forme instaurée par d'autres ciels de peinture et du halo des formes fluides du smog londonien pour instaurer une forme nouvelle, la lueur mouvante et trouble dans l'accord instable des fluides.",  Michaël Hayat, Etienne Souriau, Nouvelle Revue d'esthétique, n° 19, 2017-1, p. 142.
E. Mélik, Groupe de nus, collection particulière.
Un second Groupe de nus semble poursuivre le même effet pictural, sans l'appui de la forme classique. Les corps nus sont moins indistincts (modelé rose chair), le contraste avec le fond bleu est plus net, mais la fluidité des corps a remplacé la rigidité de la statue. C'est aussi une danse de corps qui sont sur des plans successifs. Ce monde ne représente pas une scène logique que le peintre nous imposerait. C'est à chacun d'ouvrir la porte de ce visible purement créé par la peinture et de voir où le conduit sa propre rêverie.

E. Mélik a été toute sa vie intéressé par les avant-gardes récentes (fauvisme, cubisme, Ecole de Paris) et contemporaines (futurisme, surréalisme, abstraction, matiérisme). En 1965 il déclare : "J'ai pris pour éternelle devise une pensée de Guillaume Apollinaire à l'égard des peintres : "Renouvelle-toi sans cesse" (dans Echos Méditerranée, 1965). Mélik reste fidèle au poète de sa jeunesse parisienne qui découvrit tant de  nouveaux talents  avant de passer le flambeau à André Breton.

"...
Je sais d'ancien et de nouveau autant qu'un homme seul
pourrait des deux savoir
Et sans m'inquiéter aujourd'hui de cette guerre
Entre nous et pour nous mes amis
Je juge cette longue querelle de la tradition et de l'invention
De l'Ordre de l'Aventure
Vous dont la bouche est faite à l'image de celle de Dieu
Bouche qui est l'ordre même
Soyez indulgents quand vous nous comparez
A ceux qui furent la perfection de l'ordre
Nous qui quêtons partout l'aventure
Nous ne sommes pas vos ennemis
Nous voulons nous donner de vastes et d'étranges domaines
Où le mystère en fleurs s'offre à qui veut le cueillir
Il y a là des feux nouveaux des couleurs jamais vues
Mille phantasmes impondérables
Auxquels il faut donner de la réalité..
."  


Guillaume Apollinaire, La Jolie rousse, dans Calligrammes, 1918

Edgar Mélik, Fusain, c. 1930, 31 x 48 cm, collection particulière
Ce dessin unique nous montre l'exercice, sans doute  souvent répété,  pour saisir l'expression d'un corps en mouvement. L'effet stroboscopique est une invention des futuristes italiens qui sera adoptée par Marcel Duchamp. Il s'agit de décomposer le mouvement du corps comme un ralenti. Le corps devient multiple pour signifier éventuellement un événement caché.
Le procédé a été utilisé par Marcel Duchamp en 1911 dans un tableau exposé dans la salle des cubistes du Salon d'Automne. Le peintre y répète le profil d'une "femme qui semble serpenter vers le spectateur, en se débarrassant petit à petit de ses vêtements, jusqu'au premier plan où elle semble presque nue." (Marcel Duchamp, la peinture même, catalogue d'exposition centre Pompidou, 2014, p. 152).


Marcel Duchamp, Portrait (Dulcinée), 1911, HST, 146 x 114 cm, Philadelphia Museum of Art



Duchamp entendait se singulariser par sa maîtrise du langage cubiste partagé par les pionniers (Picasso et Braque) et les adeptes (J. Metzinger et A. Gleizes). La peinture de Mélik ne devient jamais un exercice savant, elle ne cherche pas à prouver une idée. D'où son caractère aventureux qu'il ne faudrait pas négliger en l'identifiant à un style fixé.



"Régénérateur de l'art pictural (expression de son ami Toursky), Mélik s'insurge à la seule pensée que la peinture puisse être monolithique, figée dans un immobilisme au bout duquel ce serait la mort. Il veut que la Beauté artistique soit renouvelable et vivante." E.F. Xau, Le Provençal, 23 octobre 1961.
Le petit tableau suivant est un autre cas unique (un hapax comme il y a en a beaucoup chez Mélik).
E.Mélik, Hommage de trois personnages à une femme, HSC, 26 x 41 cm, HSC, collection J. Serra




























La surface est surchargée de couleur pure, du jaune d'or et du vert, avec quelques traces bleues  ou rouges. La première impression est celle d'une peinture abstraite, avec des masses qui irradient de la lumière comme un vitrail. Mais des formes dessinées transparaissent et on distingue peu à peu des personnages. A droite, le profil net d'une femme avec un voile. Trois hommes se présentent à elle (Épiphanie ?). Ils ont chacun une coiffe différente. On devine des vêtements amples, une cape. Mélik n'en montre pas plus.  La matière-peinture est devenue un brouillard de couleur. On imagine les gestes du pinceau déposant, délicatement sur cette surface réduite,  des trainées colorées. Une harmonie de vibrations sortie du monde de Turner.
Mélik pratique toute l'amplitude du dessin et de la couleur. On passe ainsi de la matière la plus dense à la trace colorée la plus rare. Le dessin reprend parfois le dessus, au service de la même "impression déterminée du trouble". Les moyens d'expression ont beau changer, le non fini, le virtuel, la suggestion restent le but plastique plutôt que la forme stabilisée.
Edgar Mélik, Nus, 1955, Fusain et rehauts de couleur, 53 x 74 cm, collection particulière

D'un trait continu et souple Mélik pratique l'arabesque descriptive dont le meilleur exemple passé est Miro en 1925. Ici deux femmes décrivent des mouvements improbables de tout leur corps. Les formes se fluidifient sous l'effet des gestes grandiloquents. Mélik a-t-il assisté à un pièce de théâtre, à un opéra ? Au premier plan l'actrice porte une étrange coiffe aux rubans noirs qui traduisent le mouvement. Les Acrobates (1930) de Picasso ne sont pas loin. Mais ici tout est suggéré par la fantaisie précise du trait vivant. Remarquez au centre de la feuille les deux mains délicates qui se rejoignent. Les jambes prennent la pose pour le plaisir de déformer les formes naturelles. La même légèreté règle les taches de couleur selon une logique seulement suggérée (rien de savant, surtout, qui serait reproductible). Une jambe reçoit un badigeon de blanc jusqu'à la cuisse. Elle est mise en vibration grâce à un contour bleu. En miroir, l'autre jambe est cernée d'un halo rose tacheté de blanc. Le pinceau a virevolté pour laisser ses traces colorées, avec toutes les directions nécessaires pour animer tout l'espace. Même la signature (toujours un signe à part entière, par sa position et sa couleur) participe de la féérie du spectacle aboli.
"La couleur compte, certes, pour moi, mais la ligne ne compte guère. Ce qui compte, c’est le trait vivant. Ce que je nomme langage n’est pas une historiette d’anecdotes, mais un moyen plastique de se faire comprendre de tous avec, - il se peut – d’innombrables différenciations sur le plan logique. Donc, en ceci, il y a synthèse entre le figural et l’abstrait. L’abstraction, peut-être le voyez-vous, peut se faire langage universel mentalement, mais la structure figural humanise et doit rendre vivace, positif même ce langage. D’où cette obstination nécessaire, pensai-je, du caractère figural dans un esprit abstrait. En tout cas, ne pas prendre parti contre la figure, définitivement, car elle a encore quelque chose d’important à dire. », Mélik, Entretien avec Claude Marine, Comoedia, 1941 (archives JM Pontier).
            Ces cinq oeuvres inédites renouvellent notre regard. Mélik a multiplié les tentatives pour atteindre sa "spiritualité plastique" (1958). La décennie 1950 semble particulièrement innovante avec des résultats plein de fantaisie et de maîtrise non savante. Mais pas d'exercice de style qui ferait croire à l'artiste qu'il a trouvé sa perfection, ne lui laissant plus que le choix de se répéter. Période de la plus grande indétermination, des essais les plus libres pour dépasser le beau et le laid, pour explorer  "l'impression déterminée du trouble".
Georges Braque disait :"J'aime la règle qui corrige l'émotion. J'aime l'émotion qui corrige la règle." André Breton contesta violemment cette maxime dans Le surréalisme et la peinture (1928). Mélik aussi récuse la règle qui vise un "classicisme moderne". Il veut rester fidèle à l'imprévu des avant-gardes. A la question qu'un journaliste posait à Mélik : "Avez-vous des règles de travail?", on sent qu'il se cabre : "NON, une haute pensée rigoureuse vaut mieux que celles-là."

             Olivier ARNAUD



samedi 27 octobre 2018

Les moyens poétiques dans la peinture de Mélik.



 La peinture de Mélik n'est pas spécialement narrative, encore moins copie de la réalité. Elle est pure création à partir d'un jeu de couleurs et de formes organisées sur la surface. L'image évoque poétiquement une réalité en soi, Mélik parlant de chaque toile comme d'un "monolithe" indépendant de la perception extérieure, mais pas de l'émotion, qui est à ses yeux, le sens humain de la peinture.  Qu'en est-il pour ce tableau? Il est d'abord saisi comme une surface bleue où des formes colorées se mettent à flotter librement. Le regard isole des espaces.

Edgar Mélik, Scène de village, HSP, 65 x 50 cm (vente Maison Leclère, 27 octobre 2018)

Une forme blanche - libérée de toute contrainte (comme chez le meilleur Miro) -  se détache sur le ciel bleu, tel un nuage. A son bord supérieur virevoltent des signes graphiques.


En dessous un groupe se détache nettement sous ce voile poétique, la silhouette d'une femme en robe blanche, à la taille étroite. Son front paraît orné d'un petit chapeau. Elle est en mouvement; son bras droit, étendu contre son corps, tient un vêtement. Elle est en conversation avec un personnage dont les bras tiennent contre sa poitrine un objet (un livre ?). Enfin, un enfant se tient face à nous, avec ses petites jambes cernées de bleu.


Le dernier groupe de trois personnages, à droite du tableau, est beaucoup plus coloré. Ils sont vus de profil, deux sont en conversation. Leurs têtes sont des miniatures de signes colorés et concrets. Remarquez le jeu expressif et gratuit de leurs jambes. Chacun a son attitude corporelle. Le ruban vert d'une écharpe se déroule du cou au sol et se joue des jambes.Cette frise colorée a quelque chose de médiéval.

Le plus étrange est l'impression que ce groupe de femmes (grand manteau ou jupes courtes ) se détache d'un édifice où on peut identifier des éléments d'architecture. Un fronton triangulaire, le versant d'une toiture qui a capté le bleu du ciel, et une frise de génoises. Il s'agit d'une petite église.

Au premier plan de l'édifice, la frondaison d'un arbre. Les petites taches du pinceau sont toujours visibles, orientées dans cet espace imaginaire.

       Si on restitue son unité à l'image tous ces éléments font récit purement "pictural". Au premier plan une mariée accompagnée de son père (ou du prêtre venu à sa rencontre, souvenons-nous d'un livre -liturgique...). Il y a un enfant  - d'honneur - à ses côtés. L'édifice où tout ce joyeux monde va rentrer rappelle drôlement la petite église médiévale de Cabriès, avec son arbre sur le côté.
Le symbole le plus poétique est ce voile blanc qui flotte au-dessus de la mariées, avec ses petits esprits qui dansent sans être vus par personne. Un dais cotonneux qui rend solennel et bienheureux ce moment de vie. Qui était cette jeune femme que Mélik connaissait ?

Un autre tableau confirme le symbolisme poétique de Mélik quand il évoque ce village de Cabriès où il vécut de 1934 à sa mort en 1976.

Edgar Mélik, L'institutrice de Cabriès et ses élèves devant l'école, HST, 92 x 72 cm, collection particulière
Le volume de l'école avec son fronton triangulaire est traité comme une surface "tachiste" où dominent le blanc et le bleu. La procession des enfants, à la queue leu leu derrière leur maîtresse (sauf le onzième qui la précède et lui parle) est évoquée avec le même moyen pictural, des bandes où vibrent des traces de couleur, jusqu'à ces simples visages couronnés de taches rouges ou oranges pour autant de juvéniles chevelures. La vision onirique transforme le mur en flot d'enfants, autant que la frise des enfants est un pan de mur devenu vivant.


Enfin, la réalité poétique de cette scène nocturne est redoublée par un couple enlacé qui flotte dans le ciel à la lumière d'un croissant de lune (réminiscence de Chagall?).


L'invention de ses miniatures colorées et expressives est un invariant chez Mélik. Un des exemples les plus anciens (décennie 1940) est une scène de rue assez insolite. Sur une surface minuscule Mélik a multiplié les personnages et les couleurs vives.

Edgar Mélik, Scène de rue, HSB, 31 x 26 cm, collection particulière
Au centre de l'image, un homme avec une petite casquette jaune se tient au centre d'une fenêtre aux persiennes ouvertes sur la rue. On voit la profondeur de la pièce grâce à un bandeau bleu intense et un carré noir. Tout au fond, à droite, une petite silhouette.
Il regarde une femme dans la rue accompagnée de deux enfants. L'un est blotti contre elle jusqu'à se confondre avec son image. Une petite fille à la chevelure (au ruban?) rouge vif a deux points noirs pour ses yeux (allusion à Picasso?) . Une grande surface jaune coupe l'homme en deux (fenêtre ou porte donnant sur la rue ?). Ce pan de couleur jaune bouscule l'ordre des plans de l'image. S'agit-il d'un objet qui identifie le métier de cet homme (un artisan) ?
On pense à cette phrase d'André Breton qui est devenue le symbole de l'automatisme des images verbales et visuelles : "Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre." (Manifeste du surréalisme, 1924).
Breton précise l'état de conscience très particulier où cette phrase s'est formée seule dans son esprit : "Un soir donc, avant de m’endormir, je perçus, nettement articulée au point qu’il était impossible d’y changer un mot, mais distraite cependant du bruit de toute voix, une assez bizarre phrase qui me parvenait sans porter trace des événements auxquels, de l’aveu de ma conscience, je me trouvais mêlé à cet instant-là, phrase qui me parut insistante, phrase oserai-je dire qui cognait à la vitre. J’en pris rapidement notion et me disposais à passer outre quand son caractère organique me retint."

Ces images qui se forment librement dans ces moments de demi-conscience (états hypnagogiques) ne sont pas sans rapport avec l'invention des signes chez Mélik. La scène perd son caractère narratif car elle est absorbée dans les moyens plastiques où dominent les couleurs et les formes libres.


             Si on veut bien regarder la peinture de Mélik sans la référer à un modèle extérieur (récusé par André Breton) elle apparait comme un immense chiffrage poétique du réel - visée surréaliste s'il en est - puisqu'il a su inventer une scénographie et une sténographie au service de sa poésie visuelle.

                                                                                      Olivier ARNAUD

samedi 29 septembre 2018

"Mélik, un peintre surréaliste en Provence", Diaporama, Salle Armand Lunel, La Méjanes

Je remercie l'association des Amis de la Méjanes d'avoir accepté une conférence sur Edgar Mélik dans la grande salle Armand Lunel.


"La Provence et le surréalisme" est une page d'histoire de notre région dans la mesure où André Breton, Victor Brauner, Marcel Duchamp, Max Ernst, Consuelo de Saint Exupéry, etc. ont vécu ou fréquenté  plusieurs mois la villa Air Bel à Marseille (octobre 1940 à mars 1941), avant de gagner les Etats-Unis.
Une grande exposition a commémoré cette présence des surréalistes en Provence en 1986,  
La planète affolée. Surréalisme, dispersion et influences, 1938-1947


En 1985, l'éditeur André Dimanche, avait publié un magnifique album dû à Bernard Noël, "Une liaison surréaliste MARSEILLE-NEW-YORk"


Dans le cas de Mélik (1904-1976), la rencontre avec le surréalisme a d'abord été littéraire. A Paris, Mélik étudie l'anglais et allemand à la Sorbonne. Il fréquente la librairie d'Adrienne Monnier, rue de l'Odéon, où se retrouvaient les jeunes pré-surréalistes André Breton et Louis Aragon. Mélik lit les Champs magnétiques publiés en 1920, les Manifestes du surréalisme (1924 et 1930). Il se plonge dans la lecture des Chants de Maldoror,  de Lautréamont (pseudonyme), et les Poésies I et II d'Isidore Ducasse (publiées pour la première fois par André Breton, dans sa revue Littérature, 1920).
Il ne quitte Paris qu'en 1932, et revient tous les ans passer plusieurs mois dans son atelier rue Daguerre (les pièces qu'il louera dans le vieux château de Cabriès sont glaciales en hiver).
Après la guerre et la dispersion des surréalistes certains imaginent que le surréalisme est passé de mode. Ce n'est pas le sentiment de Mélik qui reste marqué par sa jeunesse. Après sa démobilisation en juin 1940, il est à Paris. Il reçoit Claude Marine,  journaliste de la revue Comoedia. Il déclare, "je côtoie le surréalisme mais je reste nietzschéen."
Tout de suite après la guerre, il brûle une partie de ses livres, mais sauve le recueil de poèmes Feu de joie, de Louis Aragon, parce qu'il en retient un seul vers : "Le monde à bas, Je le bâtis plus beau" (Secousse, poème où Aragon évoque l'expérience des tranchées et le déluge des bombes et de terre sur lui, le laissant pour mort).

 En 1950 a lieu une grande exposition Mélik à Marseille, galerie Da Silva, 67 rue Saint-Ferréol. Il l'intitule "Ponts coupés" et écrit un texte surréaliste qui célèbre sa peinture, son opposition au système marchand de l'art qu'incarne à Paris la rue La Boétie, et qui se termine par la prière au Bouddha (la sérénité malgré tout).
Mais c'est surtout sur le plan spirituel et plastique que Mélik accepte la rupture surréaliste, mettant fin au modèle extérieur (la peinture comme paraphrase esthétique du monde) pour inventer une fusion entre la réalité et le rêve, entre la perception et la représentation.  Mélik pratiquera une sorte d'automatisme qui laisse la surface de la toile suggérer peu à peu une image où les masses de couleurs et le trait vivant laissent émerger un nouveau monde. Il sera passé du "combat pour l'interprétation" au "combat pour la création" (1969). On peut rapprocher sa démarche du "mur de Léonard", d'après le conseil du peintre de la Renaissance qui suggéra à ses élèves de regarder un vieux mur sali pour que chacun, selon sa propre vision, voit émerger des formes, des paysages, des batailles, que son talent n'aura plus qu'à achever. André Breton commente ce texte en 1933 ("le message automatique") et en 1937 (dans l'Amour fou) pour en faire une résolution du passage de l'objectivité à la subjectivité.

Mélik est sans doute le seul peintre formé à Paris, d'inspiration surréaliste, qui a déployé toute son oeuvre en Provence, dans le vieux château de Cabriès, qui est aujourd'hui le musée Edgar Mélik, avec ses fresques et la chapelle ornée de ses visions (le déluge, l'enfer et le paradis du peintre).

                                                                               O. ARNAUD

mardi 25 septembre 2018

"Vous avez dit Impressionnisme ? Romantisme ! ", François de Asis et la peinture.


Table-ronde avec François de Asis, Musée  Edgar Mélik              Cabriès, Samedi 22 septembre, 18h.

 "Mais ici une immense interrogation se pose au philosophe; et c'est notre problème majeur : quand je regarde ce paysage, de moi et du paysage, lequel est question, lequel est réponse ? J'ai cru d'abord que je questionnais le paysage et qu'il me répondait. Mais quel droit ai-je de dire : j'interroge le paysage et il me répond ? N'est-il pas aussi légitime de dire : le paysage m'interroge et je lui   réponds ?", Etienne Souriau, L'avenir de la philosophie, Gallimard, 1982, p. 206.


     La peinture de paysage de François de Asis a été présentée au public pendant les trois mois de l'été. L'exposition prend fin le dimanche 30 septembre (ouverture jeudi 27 au dimanche inclus, de 10 à 12h, et de 14 à 18h).
La table-ronde a été animée par Guy VINCENT, interprète profond de l'oeuvre de son ami (voir son livre, François de Asis, Dessiner au musée, Peindre sur le motif, Editions ORIZONS, 2018) et Olivier ARNAUD , secrétaire de l'association des Amis du musée Edgar Mélik.
Nous nous sommes retrouvés quelques jours avant la table-ronde, chez François de Asis pour réfléchir aux thèmes à aborder.
Cinq enjeux ont été abordés. La synthèse que vous allez lire a été réalisée à partir des réponses écrites par François de Asis, et le questionnement tel qu'il s'est déroulé concrètement (avec les questions de la salle). Les réponses du peintre sont toujours en italique et en gras.

G. Vincent (à droite), O. Arnaud (à gauche) et François de Asis devant la grande fresque d'Edgar Mélik (photo R. Mackie)
François de Asis note qu'il s'agit de la 3° exposition organisée par Vincent Bercker, après Enchevêtrement (Châteauneuf-Le-Rouge) et Métamorphose du lieu (Aix-en-Provence), toutes consacrées à la peinture de paysage. "Il y a Aix depuis 50 ans une école de peinture qui morte le nom d'Ecole Marchutz, intégrée à l'enseignement donné par l'Institute for American Universities (IAU). Depuis ses origines, cette école a toujours été dirigée et l'enseignement donné par des peintres qui ont été, pour la plupart, des élèves de l'Ecole Marchutz. La pratique de la peinture, en particulier la peinture de paysage, se poursuit à l'extérieur, devant le motif, sans interruption depuis plus de 50 ans."
Leo Marchutz devant ses oeuvres (source : site officiel de l'Ecole)
Alan Roberts, William Weyman, John Gasparach et Francois de Asis (source : site officiel de l'Ecole)

1) Situation actuelle de la peinture. Elle s'éclaire en partie par le débat entre André Malraux, qui proposait une synthèse photographique des oeuvres de toutes les cultures, et Georges Duthuit, défenseur du fauvisme et de la présence vivante des oeuvres autour de l'homme et de la société (l'art décoratif ou expressif au sens de Matisse). Depuis la Renaissance, il y a une comparaison implicite entre la création divine et la création artistique qui a impliqué un perfectionnement inégalable de la ressemblance et une apparence sublime de l'image à partir de l'idée de beauté (l'idéalisme esthétique). Cette tendance qui absolutise l'oeuvre d'art et la coupe de la vie quotidienne et sociale ne pouvait que consacrer l'invention du musée, temple moderne du chef-d'oeuvre dans la société moderne.
Le rapport de François de Asis au musée est très personnel. "Le musée est un passage que l'on doit emprunter, il me semble nécessaire et obligatoire, car il y a beaucoup à apprendre dans un musée, pas seulement comme élève peintre, mais aussi, plus tard comme peintre. Je ne me vois pas  construire une oeuvre en ignorant ce que les autres ont fait avant moi. Le différend entre Malraux et Duthuit ne détruit pas le musée ni les oeuvres des musées.
Les oeuvres dans les musées donnent une idée de notre culture et notre culture aspire à une continuité. La continuité en art est la chose qui m'intéresse le plus."
Prendre l'impressionnisme au pied de la lettre. "Le peintre d'aujourd'hui doit sortir de son atelier et regarder autour de lui le monde dans lequel il vit. Il doit aussi regarder les autres. En ce qui me concerne et dans le domaine de la "réinvention" de notre rapport à la peinture, je considère que l'impressionnisme n'a pas dit tout ce qu'il avait à dire, il a ouvert une voie pour la peinture de paysage que je souhaite poursuivre."

 F. de Asis, Venise

2) Votre intérêt pour la série est-il si différent de celui de Monet avec la cathédrale de Rouen ?
Il faut préciser que François de Asis travaille face au motif, environ 3 heures. L'oeuvre crée son propre espace de "l'intérieur vers l'extérieur", en donnant une sensation d'expansion, de renflement de l'espace peint.
 "Oui, j'essaie de valoriser l'instant et le discontinu. Chaque matin, je me sens libre devant la toile blanche face à un nouveau commencement. Je ne souhaite pas perdre les aboutissements de la veille sous une nouvelle couche de peinture qui les anéantirait.
Ce que je privilégie dans la peinture c'est le surgissement : instant fragile à ne pas détruire - l'annonce de ce surgissement sur la toile me conduit à arrêter le tableau dès son apparition (un trouble me traverse).  Ma peinture est faite de commencement de commencements."
"Ce que je cherche avant tout chose, que je préserve, c'est le surgissement : sensation, spontanéité et vitesse sont une partie des moyens mis à ma disposition par la peinture. oui, je cherche à multiplier les sensations."
Je fais remarquer à François de Asis que Monet a peint sur le motif mais que chaque toile était ensuite longuement retravaillée. Il a su créé un "code de référence", un "langage abréviateur" par des touches différentes selon le référent (pour l'eau, pour le ciel, pour l'arbre, etc.). Comme l'a montré l'historien d'art Robert Herbert "la touche rapide, qui fonctionnait chez Monet comme le signe de la spontanéité, relevait en fait d'une élaboration des plus calculée : pas de signe plus falsifié que cette spontanéité-là. . Labourant les multiple sous-couches grâce auxquelles il constitue les plissements épais  de ses "touches texturelles", Monet forme patiemment un réseau d'incrustations brutes et de traînées orientées censées signifier la rapidité d'exécution et par la même la singularité du moment perçu et l'unicité du déploiement empirique. Peintes en dernier, par-dessus cet "instant" fabriqué, des taches minces et précises de pigment établissent les rapports de couleur. Inutile de dire que ces opérations, compte tenu du temps de séchage, prenaient chaque fois plusieurs jours. Le résultat est là : illusion de spontanéité, sentiment de voir advenir un acte spontané et originaire... La production de spontanéité à travers les constantes retouches faites à ses toiles (Monet reprit à son marchand la série des Cathédrale de Rouen pour y retravailler pendant trois ans) relève de cette économie esthétique qui repose sur l'appariement de la singularité et de la multiplicité, de l'unicité et de la reproduction." in Rosalind KRAUSS, L'Originalité de l'avant-garde et autres mythes modernistes, 1993, p. 147.
Monet,  Cathédrale de Rouen (1892-1893)

L'approche de François de Asis radicalise l'effet naturel que Monet voulait rendre sur ses toiles. Mais les moyens coïncident avec  le surgissement. Non seulement il peint sur le motif, mais l'esquisse-tableau n'a plus besoin de la fiction d'une technique qui restitue l'événement fugitif grâce au détour d'un langage abstrait de signes. Bien sûr, il y a toujours passage de la forme empirique à la forme artistique (rien de la peinture photographique), mais le code de référence (les touches colorées, le fond blanc et l'espacement, l'orientation, l'équilibre entre les zones  d'exfoliations, etc.) participe aussi d'une sorte de "notation sténographique" qui ne triche pas avec le temps du surgissement.
Yves Bonnefoy a écrit que votre peinture cherche à "fixer ce qui passe dans ce qui passe". A la lumière de ce que j'appellerai votre "sur-impressionnisme" on pourrait dire que votre pratique de la série  est un défie à la fixité, à l'instant éternisé (l'instantanéité de Monet). Votre série ne triche pas en nous donnant un surgissement reconstitué et figé, elle est une ouverture sur l'infini ou l'illimité de la nature.

François de Asis précise qu'il a voulu que les tableaux-esquisses de Venise soient espacés par des toiles blanches de même format, comme une phrase avec ses silences. La toile de chaque jour est en continuité avec celles des jours suivants ("une expérience anaphorique" selon l'expression d'Etienne Souriau).


3) Que signifie au fond votre peinture, quelle est sa direction, sa visée ?
"Chaque nouvelle peinture (couleur, rapidité, éclat) confirme le caractère inachevable de l'acte de peindre. Chaque nouvelle peinture étant une sorte d'enjeu, un appel, un encouragement à la décision de peindre, j'attends fébrilement ce que m'apportera le nouveau tableau que je n'ai pas encore fait."  On sent bien que le peintre est engagé sur une trajectoire où il doit répondre de ses paysages. Il s'agit bien de peinture comme  une "oeuvre à faire", un inachèvement qui le requiert pour un sens qui le précède et l'appelle. Je cite Matisse : "Ce qui m'intéresse le plus, ce n'est ni la nature morte ni le paysage, c'est la figure. C'est elle qui me permet le mieux d'exprimer le sentiment pour ainsi dire religieux que je possède de la vie."
L'art entre religion et sacré ? "Celui qui est intégré à la vie c'est l'homme-artiste.  L'oeuvre d'art est une manifestation du sacré - c'est ce que je pense. Que le sacré soit intégré à la vie je le conçois et partage ce point de vue. "  L'artiste est un homme qui est appelé à faire oeuvre, à ajouter au réel un nouveau mode d'existence (celui du tableau) et dans ce processus mystérieux l'artiste se sent appelé à "aider une oeuvre qui se créée elle-même à achever son accomplissement" (voir le philosophe Etienne SOURIAU, Une ontologie de l'instauration, Vrin, 2015, p. 135).

4) Votre approche du paysage fait-elle une différence entre le paysage urbain (Palais des Doges à Venise, clocher de Saint-Sauver à Aix) et le paysage naturel ?
"Je ne fais pas de différence" . A votre dernière conférence, le philosophe François JULLIEN (auteur du livre, Vivre du paysage? L'impensé de la Raison, 2014) était présent. Votre peinture de paysage ne répond pas à la convention instaurée au XIX° siècle (horizon, ampleur de l'espace, mélange de l'architecture et de la nature, etc.).  Ne faut-il pas plutôt parler d'une peinture du lieu ? En 2015, la ville d'Aix a célébré votre oeuvre par une quadruple exposition, sous le titre Métamorphose du lieu !

F. de Asis, Clocher de la cathédrale Saint-Sauveur
François de Asis tient beaucoup à l'identité de la peinture de paysage. "Ce qui s'apparente à la notion de lieu, dans mon langage de peintre, c'est le motif."
A quoi tient la puissance du paysage ? François de Asis nous raconte que c'est au cours d'une promenade sur le sentier Lamartine à Milly qu'il a découvert les vers "Objets inanimés, avez-vous donc une âme/ Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?"). Le mot âme a beau être rare dans le monde moderne il reste présent chez quelques penseurs de l'art (voir René Huyghe, L'art et l'âme, 1960, et Etienne Souriau, Avoir une âme, essai sur les existences virtuelles, 1938). Je remarque que le deuxième vers, moins connu, suggère l'initiative de la nature pour un don mystérieux qui nous tourne vers elle (au lieu de l'indifférence).  "Avec Lamartine, les peintres de Barbizon et les Impressionnistes, la nature est passé du rôle de simple décor à celui d'un rôle plus essentiel dans la peinture de paysage; davantage de présence à la vie de la nature."
La nature ? celle du scientifique ? du romantique ? Gaston Bachelard a étudié la richesse des images qui expriment notre lien imaginaire avec les 4 éléments (Eau, Air, Feu, et Terre). Or votre série sur Venise porte bien sur le paysage urbain mais le Palais des Doges flotte sur le scintillement de l'eau et brille sous un ciel bleu et jaune.  Pour François de Asis les Eléments sont la vie de la nature qui se montre fluide et inventive, de manière permanente et surprenante. Il mentionne une description due au philosophe Maurice  Merleau-Ponty qui passa 3 mois chez son ami peintre Francis Tailleux, au Tholonet, en 1960, pour rédiger L'Oeil et l'Esprit (1964). Si on regarde le fond d'une piscine, on voit les bandes de carreaux bleu foncé au fond, mais à travers l'épaisseur de l'eau. Ces lignes vibrent, et l'eau à beau être transparente, c'est elle qu'on voit encore. L'eau, ce sont ses effets visuelles.
Comment replacer l'homme dans le monde ? "L'homme dans le monde, dans l'univers, de la peinture de paysage est celui qui dialogue avec la nature, qui l'écoute. Son rôle est essentiel, primordial."
Il s'ensuit un échange au sujet du "beau naturel". Est-ce que votre peinture du paysage n'est pas un dialogue avec certains lieux "élus" par le peintre (Venise, les petits villages des Cinque terre en Italie, votre jardin, le clocher de saint-Sauveur au-dessus des toits de la ville, etc.) ?
En parlant du surgissement et de la "soumission" du peintre au motif (disponibilité) François de Asis retrouve la tradition de l'invention du paysage au XIX° siècle (le pittoresque, ce n'est pas la nature en général, mais un moment singulier choisi par la subjectivité de l'artiste pour son "effet"). Il y a bien un langage de la peinture et les peintres du paysage vont instaurer un signe -celui de la "spontanéité" - organisé et codifié de façon plus ou moins complexe. "Ce signe, William Gilpin l'appela "rudesse", Constable "clair-obscur de la nature", et Monet le nomma "instantanéité", se référant au langage pictural tout aussi conventionnel de l'esquisse ou de la pochade." (voir R. Krauss, p. 144).
Le professeur Jean Arrouye fait remarquer qu'on ne saurait parler de la beauté de la nature en soi. Que les brouillards de Londres n'avaient jamais été un motif de la peinture de paysage avant que Turner n'instaure un langage pictural permettant la série ou répétition de scènes atmosphériques .

Turner, Tempête de neige en mer (bateau à vapeur), 1842

La beauté est moins dans la nature que dans ce langage de signes établi par le peintre. Pour Kant déjà : "L'oeuvre d'art n'est pas la représentation d'une belle chose mais la belle représentation d'une chose."
La peinture est "l'unique code de référence de notre jugement sur la nature". Oscar Wilde synthétise clairement ce processus ouvert du motif comme fait pictural : " Des brouillards ont pu exister pendant des siècles à Londres. J'ose même dire qu'il y en eut. Mais personne ne les a vus et, ainsi, nous ne savons rien d'eux. Ils n'existèrent qu'au jour où l'art les inventa. Maintenant, il faut l'avouer, nous en avons à l'excès. Ils sont devenus le pur maniérisme d'une clique, et le réalisme exagéré de leur méthode donne la bronchite aux gens stupides. Là où l'homme cultivé saisit un effet, l'homme d'esprit inculte attrape un rhume." (Le Déclin du mensonge, 1891).
Mais il y a un donné de la nature, et on peut encore penser à Platon. C'est moins la nature qui est belle que l'Idée de Beauté qui se manifeste de manière très variable dans les choses sensibles. Il vaudrait mieux parler de la "beauté du monde" (Simone Weil), avec ce que cette notion a de plus abstrait et moins référé à l'homme. Elle désigne l'ordre intelligible des choses, sans contenu esthétique précis.

François de Asis cite le poète Philippe Jaccottet : "Oui : la réalité, l'éclat du monde sont ici à couper le souffle, à vous mettre à genoux comme devant une iône où toute la majesté naturelle serait passée dans beaucoup d'or et un peu de vert, imprégnerait cela, brûlerait d'autant plus radieuse qu'elle n'aurait plus d'identité reconnaissable et nommable...", extrait du livre d'artiste, "Philippe Jaccottet et François de Asis : Collines à San Donnino", Fontfroide, aux éditions Fata Morgana, 2005.



La subjectivité culturelle explique les changements du style et du motif dans l'histoire de l'art. Mais la nature reste un horizon extérieur, et François de Asis avance l'idée d'absolu. Ce n'est pas que la beauté de la nature serait absolue mais ses surgissements incitent le peintre à reprendre son ouvrage. L'approche sémiologique de l'art comme langage de signes est ici débordée par la phénoménologie de la rencontre entre le sujet-artiste et la nature-sujet. L'artiste ne sait pas ce que serait la nature en l'absence de l'homme (à la différence du scientifique qui peut parler objectivement des atomes et des galaxies). Mais il ne sait pas non plus ce que pourrait bien être l'artiste en l'absence de la nature, de cet horizon irréductible des événements. "La rose est sans pourquoi;  elle fleurit parce qu'elle fleurit, N'a souci d'elle-même, ne cherche pas si on la voit." écrivait Angelus  Silesius.
François de Asis est éloigné de toute théorie qui fait de la nature le simple reflet des habiletés artistiques de l'homme. La Nature a besoin de l'artiste pour se manifester, comme l'artiste a besoin de la nature pour s'exprimer. Il n'y a pas de sens à séparer l'homme de la nature, et dans ce dialogue c'est l'artiste qui sollicite la nature et ses surgissements. On est assez proche de l'Esthétique de l'instauration d'Etienne SOURIAU (par exemple, Avoir une âme, essai sur les existences virtuelles, 1938). "Il n'est aucun être - le moindre nuage, la plus petite fleur, le plus petit oiseau, une roche, une montagne, une vague de la mer - qui ne dessine aussi bien que l'homme au-dessus de soi-même un possible état sublime, et qui ainsi  n'ait ici son mot à dire par les droits qu'il a sur l'homme en tant que celui-ci se fait responsable de l'accomplissement du monde." Du mode d'existence de l'oeuvre à faire, 1956.
Jean Arrouye fait remarquer que c'est moins la nature qui serait belle que le décor qu'elle représente pour l'action héroïque de Tancrède du Tasse dans la Jérusalem délivrée, avec le bleu symbole de la loyauté et le vert symbole de l'espérance. La nature devient emblème de l'action héroïque et des valeurs humaines qu'elle manifeste. 

5) Qu'entendez-vous par le "rêve de Delacroix" ?
"Le rêve de Delacroix fait intervenir la vitesse d'exécution et le tableau-esquisse comme une ouverture vers une nouvelle peinture."

Henri Fantin-Latour, Hommage à Delacroix, HST, 1864, Musée d'Orsay ( Baudelaire est assis en bas à droite)

En quoi l'esquisse est-elle un idéal pour vous ? "L'esquisse-tableau : pas de dessin préparatoire, la couleur posée directement sur la toile, utilisation des blancs de la toile dans la construction de l'image, tout cela répond à ce besoin qu'impose la vitesse d'exécution rêvée par Delacroix."
C'est au début du XIX° siècle que la valeur de l'esquisse est instaurée, car elle permet au public de se sentir au plus près du travail dans l'atelier. Diderot est précurseur de cette sensibilité : "Pourquoi une belle esquisse nous plaît-elle plus qu'un beau tableau ? C'est qu'il y a plus de vie, moins de forme."
Comment travaillez-vous sur le motif ? "Une préparation soignée de la palette est déjà un premier dialogue avec le motif. L'exécution aborde le dialogue entre la toile et le motif. La finition est un dialogue de l'artiste avec ce qui est sur la toile."
Ces précisions de François de Asis montrent  l' "oeuvre à faire" comme un processus vivant entre le motif, la toile et le peintre.  Il n'y a pas de dessin préalable qui fixerait dès le début la structure de l'image à venir. Il s'agit là-encore de saisir le commencement des commencements, les surgissements de la nature pour le regard de l'homme-artiste pour poursuivre la création continue de l'esquisse-tableau.
Etienne SOURIAU décrit cet appel de l'oeuvre en devenir qui magnétise l'artiste vers un futur inattendu : "Je vous propose un terme dont je sais bien qu'on peut en contester la convenance, et que d'ailleurs je soumets à votre critique : je parle de la "forme spirituelle" de l'oeuvre. Ailleurs, il m'est arriver d'employer cette expression : "L'ange de l'oeuvre", simplement pour répondre à l'idée de quelque chose qui paraît venir d'un autre monde et jouer un rôle annonciateur...Et sans doute pour ce rapprochement, de la forme spirituelle et de l'ange, je pourrais m'abriter derrière l'autorité de William Blake... Une forme accompagnée d'une sorte de halo d'espoir et d'émerveillement dont le reflet est pour nous comme un orient.", dans Du mode d'existence de l'oeuvre à faire.
Comment passez-vous de la forme empirique à la forme artistique ?  "La nature présente pendant l'exécution apporte la vie (la sienne) et son inventivité débordante et fulgurante au peintre.
Le peintre se souvient inconsciemment de ce qu'il a appris et oublié, il ne pense pas lorsqu'il peint, il est tout attentionné à la nature qui réalise des prouesses pour lui et qui l'invite à faire des prouesses (les siennes) pour elle."
Ces confidences du peintre rappellent l'expérience "romantique" de la nature (loin du classicisme qui entend surclasser le beau naturel). Mais il vaudrait mieux parler d'une phénoménologie de l'expérience de l'oeuvre et de la nature, avec  l'évidence d'un dialogue réelle entre la nature et l'artiste, une donation réciproque de la nature envers l'homme, mais aussi de l'homme envers la nature.
Comment nous expliquer que votre peinture cherche à "fixer ce qui passe dans ce qui passe" (Yves Bonnefoy) ? "Ni la nature, ni le peintre sont immobiles et sans vie pendant l'exécution du tableau. Le reste est poésie."

                                                                Compte-rendu, Olivier ARNAUD