mercredi 10 février 2021

Mélik et l'art du dessin unique

Edgar Mélik a utilisé une grande variété de supports, de formats mais aussi de techniques. Il a exploré des univers différents, parfois chargés de matière, parfois de couleurs, en juxtaposant les lignes et les taches... Chaque mois de nouveaux exemplaires de cette démarche multiforme nous révèlent un artiste curieux et traçant de multiples voies, sans jamais s'enfermer dans un exercice de style. Le dessin au fusain sombre est un défi affronté par Mélik : sur une bande étroite de 9 cm sur 31 cm il a transposé une scène complexe de "7 personnages en bord de rivière" (collection particulière).
Le dessin porte au dos une indication qui nous renseigne sur le lieu d'exposition.
Or, nous savons par deux articles de presse conservés dans les archives du musée de Cabriès que cette galerie d'art de Bordeaux a exposé deux fois Mélik. En octobre 1974, une exposition de peinture dont nous disposons de l'affiche (PREROGATIVEMENT les constructions sensibles ou le grand jeu de Mélik) et du tableau (Portrait de femme, collection particulière).
C'est surtout la deuxième exposition qui nous intéresse pour saisir l'origine du dessin au fusain. En effet, en janvier 1975 la même galerie expose "L'oeuvre graphique de Mélik." Un long article parait dans le journal Sud-Ouest le 15 janvier, dans la rubrique Beaux-arts, sous la plume du critique Pierre PARET. Il s'agit d'une bonne analyse de la perception de l'oeuvre graphique de Mélik, de sa signification profondément poétique et dramatique. Par chance l'article reproduit un dessin au fusain de deux silhouhettes de vieilles femmes, une scène qui nous rappelle certains dessins de la collection du musée de Cabriès. Témoignagne sans fioriture d'une humanité croisée et observée dans les rues et sur le port de Marseille (1932-1934).
L'article mérite d'être lu intégralement tant il est un écho sensible de l'univers grahique de Mélik, qui par sa puissance et sa maîtrise du médium, n'est surement pas une sous-rubrique de sa création. Ce qui impressionne, c'est la force de cette vision de l'humanité, sombre et authentique qui n'a pas la flamboyance de ses portraits peints. Si on peut inscrire ces derniers dans la veine surréaliste, l'oeuvre graphique de Mélik s'inscrit dans un tout autre registre, celui du denuement et de la violence de la condition humaine. Il est proche des visions graphiques d'Antonin Artaud. Ce rapport entre le dessin et la cruauté n'est pas une lubie de Mélik mais une potentialité que de nombreux artistes ont explorée. Ainsi pour le grand cinéaste russe Sergueï Eisenstein (1882-1948) qui pratiquait assidûment le dessin : "Je suis enivré par l'ascétisme aride de l'art graphique, par la netteté du dessin qui dénudent les lignes impitoyables arrachées violemment au corps haut en couleurde la nature. Il me semble que le dessin relève des cordes qui garrottent les martyrs, des traces que laissele fouet sur l'épiderme blanc, de la lame vibrante du glaive qui va trancher le col du condamné." (cité par G. Didi-Huberman, La ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, 1995, p. 326). Chez Artaud comme chez Mélik la violence est subie par les êtres, elle n'est jamais sadique. Elle s'accompagne aussi d'une affirmation de soi que n'entame pas la brutalité des choses, et qu'aucune complaisance aux autres ou à soi-même ne vient trahir. Toutefois, Mélik a su changer de registre après la guerre. Le réalisme sombre a été abandonné pour un dessin où dominnera une extraordinaire fantaisie colorée et insolite proche de Miro (voir "Edgar Mélik : l'impression déterminée du trouble", 15 décembre 2018; "Edgar Mélik, insolite arabesque", 16 novembre 2019; "Mélik, 1946, Dessins de nus", 4 avril 2020; "1948, jeu avec le hasard et taches, Mélik et Miro", 1 juillet 2020). Ainsi on peut être sûr que le dessin "Sept personnages en bord de rivière" est de la période d'avant-guerre. "En octobre dernier les Bordelais découvraient un artiste d’une exceptionnelle qualité. Edgar Mélik, représenté par des œuvres appartenant à des collections particulières. Le succès de cette exposition a incité l’Atelier d’art Huguerie a présenté le second visage de cet ermite arménien réfugié en Provence, dans la solitude d’un château médiéval, battu par le mistral. Après le peintre voici donc le dessinateur. Qu’ils soient exécutés seulement au crayon gras ou rehaussés, ces dessins confirment les impressions laissées par les peintures. Mélik est d’abord l’homme du refus. Refus de contourner la réalité ou de se laisser aller, de temps à autre, à quelques-unes de ces mini-concessions qui donnent à une œuvre ce sourire « suivez-moi jeune homme » auquel tant de faux amateurs se laissent prendre. Cette inaptitude au mensonge est l’orgueil de Mélik, c’est aussi sa noblesse. Les hommes et les femmes dont il raconte la vie sont dessinés à grands traits gras, à grandes balafres de crayon. Les gestes, souvent à peine indiqués, forcent pourtant le regard et imposent la présence de ces êtres marqués chacun par leurs stigmates propres, par leurs boursouflures physiques ou morales, en un mot, par leur humanité. Une humanité d’ailleurs banale et quotidienne, mais dont il saisit, d’instinct, les lueurs de vie, aussi bien que les éclats, la passion des chairs, ou leur fatigue, leur lassitude, leur affaissement. Sous son crayon, une indication devient une affirmation – d’un geste ou d’un sentiment. On y lit la peine des hommes, mais aussi leur caractère secret, leur passion de vivre, leur fatalisme. Derrière la joie, les nuages sont proches. Ces êtres qui passent ou qui sont assis, qui méditent ou qui dorment éveillés, cette faune souvent mal dégrossie, inquiète ici, abrutie là, béate ailleurs, toujours malmenée par la vie, n’est-ce pas celle que nous côtoyons chaque jour ? Ce misérabilisme n’est cependant pas délétère. Il se transmute en une force active. Au lieu de prendre des airs vaincus, ces personnages affirment leur présence et assument la réalité de leur condition. Une réalité, qui selon le cas, s’impose avec une brutalité massive ou trahit une tension intérieure qu’on ne soupçonnait pas. » Nous disposons donc de deux oeuvres graphiques très différentes par leur technique qui furent montrées à Bordeaux en janvier 1975. "Les sept personnages en bord de rivière" représente une scène très animée qui se déploie sur une bande étroite. On peut lire cette frise de droite à gauche où chaque personnage exprime une attitude qui lui est propre. Mélik a-t-il surpis - pour en être immédiatement surpris - une scène matinale, sur une grève de rivière, encore enveloppée de brume humide ?
Le premier personnage est au premier plan, et il est le seul à nous regarder, à nous prendre à témoin. A-t-il surpris l'artiste en train de faire son croquis ? Il est le seul également à être colorée, une silhouette noircie avec quelques zones d'ocres rouge ou jaune.
A sa gauche, un personnage est penché vers le "cours d'eau" sur ce qui ressemble bien à une rambarde avec son pieu noir planté dans la vase. Il regarde sur sa gauche les deux seuls hommes qui travaillent à l'autre bout - à tirer un filet ?
De cette rivière on devine nettement l'écoulement de l'eau qui traverse horizontalement toute la feuille mais aussi quelques structures construites (escaliers, ponton, barques ?) juste en face de notre personnage accoudé.
Au centre de l'image un groupe de trois personnages coiffés d'un béret (?) marchent sur un talus sombre de la grève et s'éloignent de nous en direction du cours d'eau.
Mélik s'est concentré sur le mouvement visible de leurs jambes qui traduisent des trajets différents dans l'espace. A droite, celui qui semble immobile et de dos.
Au centre, le personnage s'éloigne rapidement de nous tout en parlant à celui qui est à sa droite.
Mélik a noirci la semelle de son soulier et laissé quelques traces et fines coulures d'ocre (brou de noix ?) pour suggérer le mouvement.
Enfin, le troisième personnage du groupe central marche de profil et parle à son voisin.
Sur la gauche, un dernier groupe de deux personnages qui sont les seuls à fournir un effort difficile à interpréter. Le premier tire avec force, les pieds solidement plantés sur le sol et fortement penché en arrière. Leurs amples vêtements font penser à une cotte de travail et une vareuse de marin. S'il sagit bien d'une grève de rivière, il tire un filet hors de l'eau ? Le second, qui porte les mêmes vêtements de travail, le regarde et semble participer au même effort.
Mélik a complexifié le fond de la scène avec des ombres noires en cercle (halos de lumière ?) et une colonne sombre qui évoque une fumée ou une construction éloignée.
Si le réalisme sombre de ce dessin au fusain le rattache à la production graphique de l'avant-guerre (les scènes de travail des rues de Marseille en 1932-34) le format paysage comme ses dimensions très réduites (9 x 31 cm) en font un cas unique à ce jour (un hapax). Le sujet également qu'on ne pourra probablement jamais localisé avec certitude (Florence, les rives de l'Arno, hiver 1935 ?). La complexité des détails - une miniature très intense - et l'atmosphère irréelle font penser à la production des dessins de Georges Seurat (1859-1891), de petits formats au crayon Conté. Ce maître du pointillisme qui glorifia la couleur et la lumière est aussi l'auteur d'études éblouissantes de scènes réalistes où les figures humaines deviennent des ombres noires plongées dans un halo de lumière. Les trois dessins suivant de Seurat ne représentent qu'un échantillon de sa production. On observe immédiatement que Mélik a inversé la technique (les figures de Seurat sont noires, celles de Mélik sont nerveusement tracées et restent blanches pour la plupart). Dans l'ordre : Courbevoie : usines sous la lune ; La lune à Courbevoie, 1882-1883, crayon Conté sur papier, 23 x 31 cm. New-York, The Metropolitan Museum of Art; Promeneuse, c. 1882, Crayon Conté sur papier, 31 x 24 cm; Le bateau à vapeur, effet de nuit, 1882-1883, crayon Conté sur papier, Galerie d'art Albright-Knox, Buffalo (NY).
Mélik lisait les revues d'avant-garde (Cahiers d'art de Christian Zervos, Documents de Georges Bataille et Carl Einstein, mais aussi Minotaure d'Albert Skira et Tériade). Quelques "Dessins inédits de Seurat" seront publiés dans le N° 11 de la revue Minotaure (mai 1938) avec un texte de l'écrivain et médecin des surréaliste, Pierre Mabille (1904-1952)dont un extrait pourrait s'appliquer à cette mystérieuse technique qui fascina tant de maitres de la couleur : "La nuit ardente n'a inscrit sur ce grand front pudique aucune trace directe de cauchemars fantastiques. Les dessins de Seurat évoquent davantage les mystères de l'aube et du crépuscule. A l'heure de l'éveil, comment savoir ce que l'oeil contient encore de la rosée du rêve et de ce qu'il perçoit déjà de la ville ? Dans l'étrange cité des gris, la lumière insinue son progressif triomphe. Des morceaux d'espaces rebelles à la traversée des rayons se font objets... Etres et choses, oublieux de leur laborieuse fabrication, surgissent sans passé de la communion nocturne. Les fantômes cristallisent leur fluidité. Vont-ils dissiper aussi vite leurs corps tissés dans la lumière ? Débarrassé des accidents singuliers, des éclats, des ombres trop précises, l'univers est rendu à son unité. Intervalles ou "valeurs", contrastes voisins chantent la symphonie cosmique des ondes sensibles. L'identité de la lumière et de la conscience supprime les frontières entre l'homme et les choses. Du blanc au noir, par le jeu du papier et de la "mine", un seul frémissement, un seul témoignage..." Mélik aussi nous attire pour la première fois dans le monde du noir et de la lumière naissante, nous rendant infiniment sensible à ce monde humain du labeur et de l'anonymat. On ne peut que souhaiter que les amateurs de ce peintre nous apporteront d'autres nouveautés, d'autres voies pratiquées par le maître de Cabriès.
Olivier ARNAUD, secrétaire des Amis du musée Edgar Mélik