dimanche 16 février 2020

Etudes de nus : tension entre dessin et peinture


 "L'art de Delacroix est un raccourci de l'art européen, ...mais sa dette contractée vis-à-vis de l'Orient parce que baroque, disciple de Michel-Ange. Son coloris procède des mosaïques, des émaux, des vitraux, des faïences musulmanes, des miniatures et des tapis de Perse bien avant qu'il eût effectué son voyage au Maroc, exalter sa palette et monter ses tons... Débiteur de l'Orient, Delacroix est pourtant un des astres de l'art européen... Les témoignages des échanges réciproques entre l'art oriental et l'art occidental sont bien trop éloquents pour que le mythe d'un art privé de tout alliage trouve encore quelque crédit auprès des historiens.",  Waldemar George, Réfutation de Bernard Berenson, 1955, p. 69.


             La rivalité entre peinture et dessin est un thème bien documenté de l'histoire de l'art depuis la Renaissance. Le dessin qui crée la ressemblance avec la nature devait être le guide de l'artiste. Plus l'art de dessiner sera parfait plus l'oeuvre sera belle. Mais que vaut cette subordination de la couleur au dessin ?

L'oeuvre d'Edgar Mélik s'inscrit dans une crise de cette polarité hiérarchique qui va engendrer la modernité picturale de l'Ecole de Paris avant la Première Guerre mondiale. Avec Matisse et Bonnard la couleur devient la source du contour et de la forme. Ils retrouvent l'inspiration de Van Gogh, et plus haut dans le temps de Gréco. Quatre peintres que Mélik admire !
Georges Duthuit, historien de l'art et gendre de Matisse, a beaucoup écrit sur le faux dilemme créé entre couleur et dessin qui a miné l'art de peindre pendant des siècles : "La couleur est présentée comme une espèce d'ajout, propre tout au plus à aguicher aux côtés du secret principe des actions du dessinateur, le principe premier qui le rend capable de s'unir à Dieu ou à la République. Pour mieux asservir cet élément douteux , les Italiens fomentent la discorde entre la forme et les couleurs (Florence ou Venise), lesquelles, chez eux, se sapent, se minent mutuellement; la toile se démolit dans un fracas gesticulatoire. Tout essai d'embrasser et de lier les deux termes, comme chez certains Vénitiens, et mieux encore chez Rubens, passe pour fortuit, est mis, non sans condescendance, au compte de l'aveuglement de la main. Va se poursuivre dès lors la lutte intermittente, lutte inconcevable avant qu'on n'eût trié les moyens, séparé les pouvoirs, entre dessinateurs et coloristes, poussinistes et rubinistes, David et Fragonard, Ingres et Delacroix. On en arrive à opposer dessin et couleurs, comme si l'un pouvait se manifester distinctement de l'autre. Chaque élément sombre tour à tour dans l'insignifiance, dans une dispersion d'échafaudages ou dans un scintillement des secondes."
La polémique fait rage en France, dès le fauvisme vers 1905, quand la pensée dominante  identifia  le dessin et son classicisme forcé à l'art national pour mieux rejeter la couleur et ses déformations supposées.
"... les meneurs de la campagne nationale contre tout art vivant en France, et qui, jusqu'à la dernière guerre inclusivement, traiteront les peintres fauves et leurs successeurs de tous passeports et de toutes confessions, de campeurs, de vandales, de sangsues sémites, de démolisseurs à gages de notre bastille auvergnate et de notre Parthénon." Georges Duthuit, Les Fauves, 1949 (édition Michalon, 2006, p. 243).
Comme exemple de cette "finesse" on peut citer Robert Rey (conservateur et inspecteur général des Beaux-Arts  et des Musées) qui trouva insupportable  que ce soient les "lévitations" de Chagall qui illustrent les cartésiennes Fables de La Fontaine (voir, La Peinture moderne ou l'Art sans métier, 1941).
Les esprits les plus ouverts à l'art moderne s'interrogent aussi, tel Bernard Dorival (au Musée National d'Art Moderne depuis 1942, après la révocation de Jean Cassou par Vichy) qui se demande, en 1944,  comment l'art français va pouvoir assimiler les influences orientales de la nouvelle peinture ? (voir Catalogue L’École de Paris, 1904-1929, la part de l'Autre, 2000).

Cette forteresse fantasmée de l'art français va jouer contre la peinture de Mélik jusque dans les années 1950. Ainsi le critique d'art Louis Giniès écrit à l'occasion d'une exposition de Mélik aux Amis des Arts, à Aix-en-Provence : "Pour comprendre Mélik, il faut songer à tout cet alluvion de Slaves et de Sémites que les bouleversements des deux guerres ont envoyés chez nous cogner de la tête contre la pyramide de Descartes... Ainsi, l'art moderne est-il envahi de noms qui ne sonnent pas Français ni latin." (Le Méridional, 8 mars 1954).

En effet Mélik a toujours célébré le creuset de l'art moderne de 1925 quand Paris fut le refuge des artistes des "quatre coins du monde", comme il l'écrit en 1958.  Il assume cet héritage d'autant plus qu'il n'a pas été un peintre spontané. Il se tourne vers cet art en 1928, il a vingt-quatre ans.Il ne peindra jamais pour exprimer un talent inné mais pour s'interroger sur la condition de l'homme (son texte Tournant, écrit en 1932, est un manifeste de la peinture qu'il conçoit comme un exercice de penser). Sa peinture n'est pas l'équivalent d'une philosophie, comme le voulait Léonard de Vinci ("La peinture est une philosophie avec des lignes et des couleurs."). C'est tout le contraire. Elle ne vise pas la perfection d'une image, reflet d'une solution intellectuelle par la beauté idéale. Edgar Mélik s'est exprimé sur Léonard de Vinci. Il jugeait que ce dessinateur hors pair avait eu le tort de soumettre la peinture à la science. Mélik est d'un tout autre temps, et pour lui la peinture permet de se poser des questions inaccessibles à la philosophie, avec des moyens qu'on ne peut traduire en mots. Mélik est un peintre de l'incertitude et de l'essai. Si on suit sa production en ce qu'elle a d'imprévisible et de non fini on peut lui appliquer ce que Georges Duthuit écrivait à propose du combat douloureux de Matisse et de quelques fauves : "De cet effort insoutenable, comment ne pourrait-il rester que ce qu'on aperçoit chez tant d'autres qui peignent avec l'aisance des robinets?" (idem, p. 154).

Il me semble que certaines productions de Mélik nous montrent comment il a pratiqué cet art de"penser en peinture", pour reprendre l'expression de Cézanne. Comment il choisit une position inconfortable en s'installant dans la tension entre dessin et peinture, cette crise réactivée dans sa jeunesse parisienne (Rouault, Soutine, Chagall). Les fameuses déformations qu'on a tant reprochées à Matisse - comme à Mélik - sont-elles l'indice d'un manque de maîtrise technique ou d'une rupture psychologique, comme il est si facile de le penser ? Et si ces oeuvres étaient une forme de langue étrangère et non le symptôme d'un échec (technique ou psychique)? On peut tenter une approche critique plutôt que clinique de la peinture de Mélik (voir Critique et clinique de Gilles Deleuze, Editions de Minuit, 1993).

Edgar Mélik, Etude de nus, 64 x 49 cm, HSC, c. 1950, collection particulière




Cette oeuvre inédite de Mélik est un mixte entre dessin et peinture qui interroge. Est-ce que l'état où elle nous est parvenu était un point final pour Mélik ? S'agit-il d'un travail inachevé qui était à reprendre ? Ou alors c'est justement ce non finito, érigé en forme d'art par Michel-Ange et Rodin, qui est l'acte même qui intéressait Mélik ? N'est-ce pas toute la production de Mélik qui doit être étudiée sous cet angle inhabituel comme les meilleurs observateurs l'ont pressenti ?

Ainsi Pierre Mary, critique d'art à Marseille des plus lucides, écrivait en 1934 : "Sujet est un mot peut-être trop fort, car il recherche davantage l'harmonie des couleurs et le jeu des masses, que la composition représentée. Sa joie à lui s'exerce pendant la naissance de l'oeuvre : nous ne sommes, nous, que les "admis" à voir le résultat, à considérer sa beauté ou à rejeter sa laideur. Qu'on ne se laisse pas arrêter par l'aspect désordonné de ses peintures. Le dessin y est conforme aux canons de l'école, mais pour des raisons qui lui sont toutes personnelles le peintre assujettit la ligne à la forme qui lui plaît." (article de presse, exposition Galerie Da Silva, novembre 1934).

Quant au poète Jean Tortel (1904-1993), il écrira en 1958, dans les Cahiers du Sud : "La pensée de Mélik est une peinture et sa peinture est une pensée. Dire qu'il ne dessine pas mais qu'il peint, c'est prendre garde qu'il n'est à aucun moment tenté par le schéma, mais ce n'est pas nier ses qualités d'organisateur de formes colorées. Et de fait, il n'y a jamais d'espace vide dans aucune de ses toiles, composées dirait-on, d'une manière analogue  à celle des séquences de Chaplin - c'est surtout vouloir souligner que la peinture de Mélik est une vision intérieure qui tend vers la concrétisation dans l'espace réel, ou mieux : qui désire aboutir à l'union de l'espace de l'esprit avec celui du réel. De plus en plus, cette peinture in progress, car elle permet de s'exprimer en termes joyciens, s'avance vers le réel à condition qu'on appelle réel ce qui reste à découvrir." (Cahiers du Sud, n° 348, exposition galerie Da Silva, novembre 1958).

La référence à l'oeuvre de James Joyce, Work in Progress (Travail en cours, 1923-1938), qui ne trouvera son titre définitif qu'en 1939 (Finnegan's Wake), indique bien que l'oeuvre de Mélik doit être perçue comme un processus ininterrompu d'accès à un réel toujours inconnu. Chaque tableau est un acte fragmenté et partiel de dévoilement du réel par la peinture, seule pratique humaine à tendre à "l'union de l'espace de l'esprit avec celui du réel". Cette valorisation exceptionnelle de la peinture contre le langage refuse l'assimilation traditionnelle de la poésie, art du langage, à la peinture (Ut pictura poesis). Ou de la peinture à une forme de philosophie (Léonard de Vinci).

Mélik ne manquait pas d'idées profondes qu'il exprimait dans des aphorismes qu'il faudra bien un jour prendre au sérieux. En ce sens il est assez proche de Marcel Duchamp qui se moquera de l'expression héritée du XIX° siècle, "Bête comme un peintre". Edgar Mélik a été un grand lecteur de Nietzsche. Il a dû être impressionné par la critique du langage dont la culture intellectuelle a fait un accès (illusoire) à la connaissance du monde, cette "monstrueuse erreur" (Humain, trop humain, I, 11). En 1942, dans son atelier parisien, au cours d'un entretien avec la critique d'art Claude Marine, Edgar Mélik affirme deux transgressions.
"Je suis né parisien et d'atavisme asiatique" (le contexte racial de l’État de Vichy assimile tous les Français d'origine arménienne à des étrangers potentiels).
Et, "Je côtoie le surréalisme tout en demeurant nietzschéen" (seul Georges Bataille, surréaliste en rupture, défend Nietzsche de toute récupération fasciste dans sa revue Acéphale, 1936-1939). L'Orient et Nietzsche, les deux ruptures pour comprendre la peinture de Mélik.

Dans cette perspective savante qui nous est fournie par les meilleurs observateurs de Mélik qui le côtoyèrent dès son arrivée à Marseille en 1932, on peut dire que l'Etude de nus est un entre-deux ambivalent achevé dans sa forme en devenir. Ni pur dessin, ni pure peinture. Il répond à une organisation spontanée dans l'espace qui n'a pas besoin d'être poussée plus loin. Mélik crée dans la polarité du dessin et de la peinture en refusant toute synthèse qui subordonne la matière peinture au dessin. Au lieu de remplir un dessin parfait Mélik utilise la peinture pour déstabiliser l'image. "Cette étrangeté en soi n'a rien de métaphysique : elle n'est que la puissance, le symptôme même de la peinture - la matière peinture, c'est-à-dire la couleur - , la couleur qui ne "colorie"plus les objets, mais fait irruption et ravage la bienséance des aspects." (G. Didi-Huberman, Fra Angelico, Dissemblance et figuration, 1995, p. 23).
Si le dessin renvoie à l'ordre mimétique Mélik use (ou mésuse si on parle de la part revendiquée de laideur dans l'image) de la matière peinture pour  déstabiliser le regard et empêcher toute synthèse. Explorer les limites du dessin face à la peinture, et les limites de la peinture face au dessin, c'est juxtaposer deux ordres de réalité figurative. A plus d'un titre, nous verrons que la matière peinture est "la part indicielle, non descriptive" de l'image. La "part maudite" des traces, des empreintes, des taches interprétées comme des salissures. Qu'on songe à Georges Bataille et Michel Leiris commentant les oeuvres de Joan Miro qui voulait détruire la peinture, en 1925.Ce visuel coloré qui est un excès sur le visible dessiné.

Au centre on observe deux nus masculins en contraste par leur posture corporelle (debout/assis),  leur regard (vers la gauche/vers la droite) et la différence des plans (proche/lointain). Il n'est pas certain qu'ils appartiennent au même espace réel (une scène ou un souvenir) car ils s'agit d'une pure création graphique où l'espace mental  invente sa "pensée figurative" (Louis Marin).

Le dessin anatomique, tracé avec beaucoup de sûreté, est animé grâce à des traits d'épaisseur variable. Les surfaces sont hachurées par zones pour suggérer l'ombre et la lumière. On peut remarquer un léger contrapposto, c'est-à-dire un décalage dans la position des jambes, une torsion des hanches et des épaules qui insufflent un dynamisme vital. Le dessin est perçu comme un arrêt sur un mouvement et non une pose recherchée.

Le torse est structuré par les bras positionnés dans le dos à des hauteurs différentes, dans une attitude nonchalante.

La tête est particulièrement expressive si on tient compte des multiples détails graphiques de cette surface restreinte. Le contrapposto, invention de la sculpture grecque que Michel-Age reprendra, notamment dans son David que Mélik a vu en 1934 à Florence, est répercuté en haut du corps par le décalage des épaules et l'inclinaison de la tête. Chaque détail du visage est présent avec une grande variation des techniques du trait.
L'ensemble du tableau se divise en deux groupes masculin/féminin. On peut regrouper les deux nus masculins qui forment alors le centre du dessin ou choisir de grouper chaque nu masculin avec son "double" féminin. Dans ce cas le tableau n'a pas de centre mais un pli vertical avec deux volets, deux scènes. A l'extrême droite, la figure la plus grande est celle d'une femme nue dont le dessin sous-jacent a été saturé de taches colorées. Elle est en mouvement brusque et  ses jambes sont fléchies. On voit le cercle de son ventre face à nous, quand son torse se tourne vers l'homme nu à la tête inclinée.

Le bras relevé est, comme dans la peinture de Francis Bacon (1909-1992) à la même époque, une coulée de peinture, une sensation cinétique (voir Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, 1981). Il est difficile de dire si ces deux êtres sont en contact réel car ils appartiennent graphiquement à deux mondes distincts. La peinture de Mélik n'est pas une représentation plus ou moins stylisée d'une réalité préexistante (comme chez Picasso avec sa virtuosité cubiste). C'est la polarité du dessin et de la matière peinture qui explore un réel encore inconnu. Selon ce principe formulé par le poète Jean Tortel ( "une vision intérieure qui tend vers la concrétisation dans l'espace réel, ou mieux : qui désire aboutir à l'union de l'espace de l'esprit avec celui du réel.") ces deux figures sont dans deux espaces différents parce qu'elles sont créées par le conflit du dessin et de la matière colorée. Est-ce ce genre de phénomène que Mélik avait en tête quand il parlait d'une "spiritualité plastique" (1958) ? 


On discerne la ligne noire du dos et de l'épaule; quant au bras il consiste en traces orientées laissées par le pinceau de Mélik.  Un muscle devenu visible, comme chez Francis Bacon. Le visage se réduit à un ovale vide au trait noir.  Par contre une immense chevelure blonde tournoie sur cette tête en mouvement.
Cette figure féminine, avec son fond constitué de taches bleues et marrons aux reflets verts,  rappelle une frise assez éblouissante où Mélik a saturé ses femmes de matières colorées. Il joue avec des poses au contrapposto savant et des postures corporelles (profil, assis, de face). Comme autant de séquences produites par une pure exploration picturale, et non linéaire (hors dessin, mais cernes noires).  Jean Tortel parlait d'une analogie entre la série des tableaux de Mélik dans l'exposition de 1958 et les plans cinématographiques d'un film muet de Chaplin. Ici, c'est un seul tableau qui devient la "boite magique"  où Mélik exerce ce principe de variations avec des corps distincts pour un récit purement jouissif. L'espace du tableau est devenu un espace mental grâce à "l'union de l'espace de l'esprit avec celui du réel."  Mélik se place dans cette tradition moderne de Marcel Duchamp   élaborant sa peinture à partir des chronophotographies d'Etienne-Jules Marey (voir Jean Clair, Sur Marcel Duchamp et la fin de l'art, "La boite magique", Gallimard, 2000)

E. Mélik, Groupe de nus, HSP, 45 x 65 cm, collection particulière


Si on bascule de l'autre côté du tableau on trouve le second nu masculin, cette fois assis sur une structure  incomplète qui lui sert de siège.  Il regarde au loin, les bras appuyés sur ses jambes. Il n'est pas ce modèle athlétique auquel il tourne le dos  mais un homme ordinaire perdu dans ses pensées.






Il est difficile de situer cette scène, même si la nudité et le bleu peuvent évoquer un bord de mer. Une dernière figure creuse la profondeur de l'espace, plutôt une silhouette perdue au loin, vers le rivage. 
Une figurine tracée rapidement, un gribouillis d'enfant avec ses cheveux au vent. Est-ce qu'elle a été  aperçue par l'homme pensif ?


Maintenant tout est plongé dans un immense silence énigmatique après que les derniers coups de pinceau de Mélik eurent créé un fond coloré plutôt indistinct (un sol,  une zone de nuage, un rivage bleu). C'est le point final pour une oeuvre finie et il faut en sortir rapidement. Quand Mélik se concentre sur ses êtres, le paysage ne compte pas vraiment. Il est réduit à des signes colorés qui orientent le regard de celui qui viendra regarder, un jour, peut-être... Comme l'écrivait très justement Pierre Mary : "Sa joie à lui s'exerce pendant la naissance de l'oeuvre : nous ne sommes, nous, que les "admis" à voir le résultat, à considérer sa beauté ou à rejeter sa laideur." Nous ne sommes plus face à la réalité ordinaire mais dans un espace nouveau où la peinture déstabilise le dessin.



Finalement, cet exercice de Mélik combine dessin et part indicielle de la peinture dans un inachèvement parfaitement voulu. On ne peut guère le prendre en défaut de structure puisqu'on peut multiplier les principes qui ont ordonné cette composition. Comme l'écrivait Jean Tortel,  "Dire qu'il ne dessine pas mais qu'il peint, c'est prendre garde qu'il n'est à aucun moment tenté par le schéma, mais ce n'est pas nier ses qualités d'organisateur de formes colorées."
 Mélik a consciemment creusé l'écart entre la matière colorée et le dessin (le pictural opposé au linéaire, selon les catégories de l'historien de l'art Heinrich Wölfflin), pour faire ressortir la "part maudite" de la matière colorée qui n'a pas à remplir un dessin préalable.
Quand on médite sur une oeuvre on se demande constamment si le geste créatif qu'on interprète a bien le sens qu'on lui trouve. Bien sûr, le peintre n'a pas fait ce geste pour traduite une idée mais il a su parler de cette idée parce qu'elle correspondait à son geste. Mélik s'est installé dans la tension entre dessin et peinture ET il était conscient de cette polarité.
 Dans son hommage à Edith Piaf Mélik écrit simplement sur la page IV :"Lorsqu'un sculpteur dessine, ses dessins ne sont pas ceux d'un dessinateur. Il en va de même lorsqu'il s'agit d'un peintre."
Le dessin n'a pas d'autonomie, il est une projection dont le sens varie avec l'art (peinture, sculpture, dessin). 
Sur le portrait d'une amie qu'il venait de dessiner Mélik écrira : "Je peins mieux que Picasso mais je dessine presque aussi bien que lui.
C'est la seule occurrence écrite de Picasso dans son oeuvre (mais il existe semble-t-il un tableau où Mélik se serait représenté en compagnie de Dali et Picasso, tableau qu'on m'a décrit mais qui est aujourd'hui non localisé). La phrase complexe de Mélik (une antilogie) marque à la fois un écart face au dessin qu'il vient d'achever (Picasso est un excellent dessinateur) et une prise de distance envers Picasso le peintre (il est moins peintre dans sa peinture). Mélik est parfaitement au clair sur la grandeur de Picasso. Né en 1881, il  appartient à la génération précédente des aînés qui ont ouvert les brèches. En 1942, à la critique d'art Claude Marine : "Picasso aura été le grand mais le dernier peintre d'une époque, laquelle époque est de toute importance. Une autre est en train de se former. Celle-là aussi, de toute importance. Il se sera battu avec le réel comme nul ne l'avait fait. Il a trouvé un sens à suivre. Maintenant il s'agira d'entrer essentiellement au travers du réel dans une spiritualité.
On peut penser à partir de ces trois phrases de Mélik qu'il juge que Picasso a soumis la peinture au dessin, à un schéma qui brise les apparences, mais qu'il faut maintenant dessiner comme un peintre pour manifester l'autonomie négative de la matière colorée. Il est assez fascinant de voir que Mélik interprète et célèbre l'oeuvre de Picasso comme le firent les revues de l'avant-garde parisienne, Documents de 1929 à 1931 (Carl Einstein, Georges Bataille, Michel Leiris) puis Minotaure de 1933 à 1939 (Dali, André Breton, et Man Ray). 
En creusant l'écart entre dessin et peinture dans la même oeuvre Mélik fait acte de penser. Il joue avec leur opposition qui a une longue histoire. Il juge comme Van Gogh ou Matisse que la réalité de la peinture est d'un autre ordre que la réalité du dessin. Que subordonner la peinture au dessin est une impasse brillante. Il ne dessine pas comme il peint et il ne peint pas comme il dessine. Mais l'oeuvre de Mélik n'est pas un jeu gratuit. "Il s'agira d'entrer essentiellement au travers du réel dans une spiritualité." comme il le dit en 1942. Ou encore selon une expression plus explicite, il s'agit  d'atteindre une "spiritualité plastique." (1958)
Il veut atteindre la part instable du réel loin de l'art illusionniste et de ses techniques graphiques si savantes; il veut sortir de la cage dorée de la perspective et de son espace supposé homogène (pour l'invention académique au XV° siècle de la "perspective comme forme symbolique", voir l'article de E. Panofsky, 1927). Un autre peintre a vécu ce problème, le seul peintre auquel Mélik rendra hommage dans sa peinture et c'est Van Gogh (exposition galerie Sources, Aix-en-Provence, octobre 1959). 

Edgar Mélik, Mélik et Van Gogh, HST, non localisé (le tableau au milieu d'autres, pièce du château, photo du galeriste Fred Barh, 1970)
 
Qu'est-ce que Mélik a perçu du drame de Van Gogh ? Pourquoi s'est-il représenté à ses côtés, lui tendant le bras pour le rassurer (tableau connu seulement par une photo couleur) ?  Georges Duthuit donne un sens pictural au drame de Van Gogh : "Au principe de son aliénation, supposions-nous, le débat sempiternel entre le dessin et la couleur - quelle dérision !". La peinture n'est-elle pas le contact avec la plénitude de l'existence (hors du langage, hors de la philosophie) ? Mais ce but est-il accessible avec les moyens si  terriblement sommaires que nous a légués la tradition de la grande peinture ? "Sommaires vraiment ? Pas plus que ceux de tant d'artistes qui s'en sont servis à leur gloire. Mais celui-là a été l'un des premiers à en éprouver la caducité, et à incarner cette déficience, cet empêchement, d'une manière bouleversante sans exactement s'en rendre compte. Ce qu'il sent : les couleurs infinies, le jeu libéré des éléments, le bonheur universel, à l'instant même." (Les Fauves, p. 177). 

Dans les années 1950 Mélik a démultiplié sa quête pour "entrer essentiellement au travers du réel dans une spiritualité". Sur de grands feuilles beiges il a exploré un nouvel univers en jouant de la polarité entre le dessin et la matière colorée. Ces moyens légués par une longue tradition Mélik s'en empare pour en montrer l'impossible synthèse. Chaque oeuvre insolite est achevée avec cette volonté de ne rien résoudre afin de voir les limites du dessin et de la matière colorée. Au lieu d'une sagesse mimétique qui subordonne la couleur au dessin, les confronter sans fin.  Peu à peu nous retrouvons ces séries qui confirment la réalité de ce que Mélik cherchait.

              Edgar Mélik, Nu assis, Huile et Pastel, 29 x 46 cm, collection particulière


Avec ce dessin rehaussé de couleurs, de format réduit, Mélik  a installé au centre une femme sur un fauteuil. Elle est nue et sa maigreur impressionne. Son corps est coloré de reflets jaunes et ocres, comme le sol où elle se trouve. Mélik a rapidement bleui le fond comme un simple pourtour qui laisse apparaitre la structure d'un arbre. Le dessin s'est réservé les côtés, avec la silhouette d'un homme aux bras croisés, et le profil d'un corps nu à peine suggéré. C'est une ligne continue qui dessine le contour d'un bras redressé,  un sein, et enfin une jambe tendue.

Pour terminer provisoirement cette série ouverte par l'Etude de nus un dernier dessin de Mélik, dessin qui a peut-être appartenu à son ami Louis Pons (né en 1927) qui écrivait en 2000 : "J'ai vécu longtemps avec un dessin de lui sous les yeux, un homme nu sur une plage me tournait le dos." Grand artiste du dessin Louis Pons évoque le souvenir des grandes caisses de bois remplies de dessins de Mélik : "Comme sa voix, ses dessins sont impératifs, tendus. Ils sont à l'image de son souffle. Le trait se pose souple, précis et vite en caresses simples, brusquement fouettées par de grandes balafres rageuses sur la feuille... Grande ampleur des masses pleines pages. Une sorte de génie fébrile et sûr, une intensité rare, habite le blanc du papier, pourtant un sentiment d'éternité gagne le regard." Edgar Mélik, Témoignages, 2000, Éditions du Musée de Cabriès.
Dessin en écho du premier, les corps ont vieilli mais l'intensité de la présence physique des êtres est toujours là, sur une plage improbable. La couleur s'est assagie mais le dessin est moins classique. Creuser encore et autrement l'écart entre dessin et peinture afin que l'image nous interroge.

Edgar Mélik, Homme nu vu de dos, avec deux femmes (non localisé)
 Avons-nous découvert un élément de la syntaxe picturale de Mélik ?  Sa façon de ne pas résoudre la tension de l'oeuvre en juxtaposant le classicisme du dessin et la "part maudite" de la matière colorée, la Grèce classique et l'Orient, son "atavisme asiatique" ? En tout cas on ne peut guère ignorer que Mélik était absolument ferme sur la nature de son art. En octobre 1945, les Cahiers du Sud publient un article élogieux sur sa récente exposition à Marseille, galerie Da Silva. Le seul tort des deux critiques d'art aura été de rapprocher l'oeuvre de Mélik de celle de Rouault (1871-1958). Mélik reconnaît la grandeur immense de ce peintre mais juge qu' 
"Il n'y a aucun lien d'ordre spirituel, aucun lien d'ordre technique entre Rouault et ma peinture, sauf peut-être dans une apparence tout extérieure - coloris -, et dans une commune compréhension du Gréco." Il ajoute, plutôt désenchanté, : "Pourquoi se fait-il que l'on ne me compare jamais à Paul Klee, à Picabia, à Roger de la Fresnaye ? Ceux-là seraient plus près que Rouault, c'est sûr, de mon esprit et de mes réalisations actuelles." Lettre à Jean Ballard, Directeur des Cahiers du Sud, (Bibliothèque l'Alcazar, archives municipales, Fonds J. Ballard). 

Celui qui pourra comprendre la logique de ces références multiples pourra lire la peinture de Mélik!

                                   Olivier ARNAUD, secrétaire des amis du musée Edgar Mélik