La troisième partie s’intitule : Notes conjointes à la peinture d’Edgar
Mélik.
L’espace
dynamique : Quelle est la valeur de l’espace dans la peinture de Mélik ? Hubert
Juin va le dire après un détour rapide
par le problème de l’espace pictural dans l’histoire. En arrivant à Cabriès, en
1953, il a déjà une bonne connaissance des théories de l’art (Bernard
Berenson, Auguste Schmarsow, Henri
Focillon). Il est au clair sur les grands problèmes de la peinture concernant l’espace, la lumière, le mouvement
ou dynamisme. Il a déjà lu le livre d’André Masson, Le Plaisir de Peindre (1950) dont il fera une longue analyse dans Critique, l’année suivante
(« L’homme à l’intérieur du paysage », 1954, n° 88, pp. 754-770). Il
ne cache pas ses doutes sur l’évolution dominante de la peinture moderne où le
dessin et la couleur (dans l’abstrait comme dans le figuratif) l’emportent sur les valeurs proprement
picturales liées à l’espace.
« La
peinture, ce n’est plus peindre, c’est meubler une surface. Le métier instauré
nécessite un vocabulaire dont les termes dominants – angles, plans, lignes … -
auraient étonné les siècles d’expression picturale », Critique, p. 755. Il vise le courant du
formalisme abstrait qui s’est efforcé de définir un code universel à partir de
couleurs et de figures simples (Kandinsky, Mondrian, Auguste Herbin). Il cite
Juan Gris, « La seule technique
picturale possible est une sorte d’architecture plate et colorée. ». « Jamais
autant qu’à notre époque l’espace peint n’a été considéré de pareille façon comme
lieu de démonstration d’un dessin fermé » (Critique, idem). La conquête de l’espace en peinture, l’utilisation
de la troisième dimension, la profondeur, a portant donné à la peinture sa
véritable signification (la composition spatiale).
« Dans
les œuvres de Raphaël, ce qui sépare les personnages ou les objets est doué du
même coefficient de réalité tactile que ces personnages et ces objets
eux-mêmes. » (Critique, idem).
A ses yeux, c’est avec Cézanne que le problème de
l’épaisseur de l’espace (la transparence) a reçu une nouvelle évidence
picturale quand il a retrouvé l’union perdue entre la sculpture et la peinture.
Il y a donc bien une multitude d’expériences possibles de l’espace en peinture
(jusqu’à sa disparition quand on en revient à la surface), et Hubert Juin en
fera l’analyse à la suite d’André Masson (sur Métamorphose de l’Artiste, 1956, dans Critique, 1957). Son jugement sur l’espace dans la peinture de
Mélik sera tout sauf une idée vague quand on aura pris connaissance du poids de
ce débat des années 1950. « On
peut remarquer que l’espace joue en peinture un rôle considérable et souvent
limitatif » (1. l’espace décoratif justifié, dit-on, par
l’établissement de certains plans
sensibles). 2) « L’espace
pictural conçu comme une chambre close dans laquelle des formes se voient et
sont supposées se mouvoir» (le seul exemple dynamique est celui de
Vermeer). Ou encore le tableau conçu comme 3) la limitation d’une fenêtre (p.35).
A cette présence restrictive de l’espace en
peinture s’oppose sa représentation dans les peintures asiatiques :
« l’Orient a substitué à l’espace
statique ce que l’on pourrait nommer l’espace dynamique, c’est-à-dire l’espace
conçu comme élan vital » (p. 35). Dans les références exotiques et codifiées des arts depuis le début du XX°
siècle Hubert Juin oppose l’immobilité qui engendre un espace plat, et le
dynamisme qui engendre la composition spatiale. « Les
peintres modernes, voulant dépasser les dernières œuvres de Cézanne, virent
stylisation là où il y avait picturalisation et firent appel à des arts
extrêmement immobiles (le mouvement y étant lié, lorsqu’il existe, à
l’inobjectif) : art nègre, art thébain [curieusement Juin écrit
« procession thibétaine, p. 11, et de même dans l’article de Critique],
art océanien, art sumérien, etc. Sans doute est-ce ce travail de stylisation
(cloisonnement), importance de la ligne, soumission de la couleur au contour
qui fait que notre époque – de l’époque post-cézannienne – une époque de
dessinateurs », Critique,
1954, p. 760.
A l’expressionnisme abstrait (Georges Carrey,
Chapova, Mathieu), comme au cubisme tardif, Hubert Juin oppose et préfère
l’organisation des formes entre elles de la peinture de Soulages, son
expérience d’un espace comme dramatique, sa sombre énergie, et en général le
dynamisme de l’abstraction lyrique de l’Ecole de Paris (le rayonnement de Poliakoff, l’éclatement
de Zao-Wou-Ki, l’émiettement de
Vieira da Silva). Il aime l’abstraction mais refuse la codification abstraite
qui venait d’être l’objet d’une polémique sur la signification de cette
peinture (cf. pamphlet de Charles Estienne, L’art
abstrait est-il un académisme ? date de 1950). « Comme
si, à la fin, la peinture avait disparu en tant que profondeur, espace et
anatomie picturale au profit de contours lisibles dans l’immédiat et
soigneusement emplis de tel ou tel ton, cette différences des à-plats n’ayant
finalement d’autre raison d’être que celle de séparer les volumes les uns des
autres. » (Critique, 1954, p. 761). Alors, à partir de cette querelle oubliée mais
centrale du début des années 50 (non pas abstraction ou figuration, mais picturalisation
ou dessin) qu’Hubert Juin connaît parfaitement, que vaut la peinture de Mélik qu’il vient de
découvrir ? « Et
Mélik est l’un des rares exemples de peintre qui s’efforce de faire oublier la
surface donnée. » (p. 35). L’opposition entre peinture et dessin est
tellement prégnante pour le sens de la peinture actuelle qu’Hubert Juin
dressera trois fois de suite Mélik seul face « à une époque de dessinateurs » (p. 63, 66 et 67).
Edgar Mélik, collection privée
Pour le moment il désigne ce qui introduit le
dynamisme dans les toiles de Mélik. « C’est
par le truchement d’un souffle créateur – qui apporte à l’âme toute une brassée
d’images – que l’on peut retrouver le pays dont on est l’homme. » Puis
il évoque toute une géographie plus ou moins imaginaire qui fait le paysage de
Mélik : « Le Rocher Percé
[ouverture dans la Sainte-Victoire], les
coulées de étangs – de Courson à La Palme – le Ventoux aux sources à peine
moins visibles qu’un envol d’abeilles… tout cela pris au creuset de
l’imagination humaine, enfante les seuls édits de la vie pleine » (p.
36). Pourquoi cette référence aux étangs du côté de
Narbonne ? Probablement signe vers Céret et Collioure, naissance du
cubisme avec Picasso et Braque, mais aussi Masson, Gris, Herbin, Picabia,
Chagall et Matisse. En tout cas triangle imaginaire entre le Ventoux au Nord,
bien visible depuis les terrasses du château, la Sainte-Victoire à l’Ouest, et
la coulée de étangs au Sud-Est.
La peinture est « poétique » : « Lorsque
le peintre se mesure à la toile vierge qui est posée sur son chevalet, il fait
intervenir dans le signe qu’il va tracer sur cette toile non seulement toute
l’expérience du monde qui est la sienne, mais encore toute une conception du
monde qui est la sienne. Il va s’en prendre à la totalité du monde. Il va
répondre à la totalité du monde. Le monde et le désordre de la nature apparaît
au regard de l’artiste magicien comme un défi : il voudra opposer à ce
désordre un ordre. Par une œuvre qui
dans sa totalité répond à la totalité du désordre », Critique, « Mésaventures de l’art
abstrait », 1957.
Cette très haute idée de la signification de la peinture, Hubert Juin la
retrouvera chez Soulages (Critique,
1957, et Soulages, Le Musée de Poche,
1958), mais pour le moment il est l’hôte de Mélik. Sa peinture est un message
adressé aux hommes pour que ceux qui portent en eux ces Valeurs (Liberté, Age
d’Or, Amour, Espoir, Candeur) s’y reconnaissent. A la totalité du désordre du
monde et de la nature que le peintre ressent comme défi il a répondu par une
autre totalité, celle d’un ordre qui sera cette fois-ci expression de la Liberté.
Pour Hubert Juin ce fut déjà la réussite de Cézanne. « Par l’entremise des valeurs picturales, il
pensait un monde intelligible et groupé autour de l’homme comme autour de la
seule chose qui puisse, précisément en le pensant de cette façon, le rendre
intelligible », (Critique,
« L’homme à l’intérieur du paysage », 1954, p. 760).
En quoi la peinture de Mélik correspond-elle à ce
message de la liberté du peintre adressé à la liberté du spectateur ? « Montrer
à celui qui obéit à tel ordre de noblesse, à telle grandeur même, que c’est, au
fond, aux discours de la vigne brûlée de sel qu’il est fidèle » (p.
36). Ordre de noblesse, c’est-à-dire chevalerie spirituelle que le peintre indique aux autres
hommes. Ainsi s’éclaire tout ce vocabulaire dispersé qui semble tout d’abord
ésotérique, mais qui ne fait que reprendre à l’époque une Idée nietzschéenne largement
partagée (« affirmation d’un Bon
Sens impitoyable », p. 12, « instaurer
l’ordre de la Haute Sagesse », p. 16, « c’est Nietzsche le Sage », p. 17, « ce rendez-vous de la clarté du fond des ténèbres, c’est ce que « Nietzsche appelait
l’ENIGME DU GRAND MIDI », p. 27). Poète de la philosophie, Nietzsche trouve un
immense écho dans les milieux artistiques et littéraires de l’entre-deux guerre.
La passion d’une vie supérieure indispensable à l’artiste (animal, humain, surhumain) et l’art
comme création sont des idées constitutives de l’autoreprésentation de l’artiste
du début du XX° siècle (l’écrivain en avait bénéficié au XIX° siècle grâce au
romantisme). Sa rébellion contre l’idée
purement théorique de l’univers dans lequel il n’y a pas de place pour l’homme
conduit à réévaluer l’art face à la science. « « Humaniser l’univers, c’est-à-dire nous en
sentir de plus en plus maîtres ».
Nietzsche est le porte-parole de tout homme qui, excédé par l’univers de
Platon, entend ne plus être une nature, mais une volonté, une puissance, une
volonté », Etienne Gilson, Introduction
aux arts du beau, Vrin, 1963, p. 167). Dans la mesure où Mélik partageait, comme Hubert
Juin, cette très haute idée de l’Art, il est le produit de son temps. Plus
personnelle est la transition de la peinture de Mélik de la force mystique à la forme magique (de Dionysos à
Apollon), de la participation mystique aux métamorphoses du monde à la Liberté
créatrice d’un ordre solaire. Transition
de l’inhumain vers le surhumain puisque l’artiste affronte le désordre du monde
et de la nature pour lui opposer son propre ordre. « En ce qui concerne la première phase de l’évolution du peintre, le
Nietzsche de la puissance, de la domination et de l’immanence dionysiaque a –
bien entendu – joué un rôle de premier plan. Ce Nietzsche de l’ivresse devenait
le pilote aveugle du « Bateau ivre » et, cloué aux poteaux des
couleurs, le peintre Mélik remontait les constellations, porté par les orages
cosmiques, de la Création du monde jusqu’à l’Apocalypse. » (p. 17). La
vision hallucinée proposée par Hubert Juin évoque bien cette participation mystique
au désordre cosmique. « Dans
la seconde phase de l’évolution c’est Nietzsche le Sage, Nietzsche
l’Apollinien, maître des bacchantes et allié à la tempête (non plus ni son
esclave, ni son maître, mais l’éblouissant pair de ses tumultes) qui joue un
rôle pour le graphisme intellectuel de Mélik » (p. 17). Maintenant la totalité du désordre du monde trouve
sa réponse dans la totalité d’une expérience artistique pacifiée. Ces
classifications nietzschéennes converties en grille de lecture artistique sont
classiques à l’époque (chez Pierre Francastel et Gaëtan Picon par exemple). Si la très forte transition
de la peinture de Mélik renvoie à une évolution personnelle elle n’est pas
séparable du débat très vif en France sur l’impuissance de Nietzsche à faire aboutir
son propre héroïsme (Thierry Maulnier, Nietzsche,
1933, et « Défaites de Nietzsche », Revue hebdomadaire, 1933 ; Ramon Fernandez, L’homme est-il humain ?, Gallimard,
1936 ). Entre les différentes figures proposées par Nietzsche (Dionysos et
Apollon), Mélik a choisi, et Hubert Juin
célèbre cette transition qu’exprime un art moins soumis aux métamorphoses chaotiques
du réel.
Nouveau
Sisyphe : Les mythes
créés par Nietzsche laissent place à une autre figure mythique, Sisyphe. Curieusement,
une toile de Mélik a choisi de représenter « Sisyphe sur terrain plat, son rocher enfin immobile » (p. 36). Contre le châtiment absurde des dieux absurdes
Mélik a imaginé la coïncidence des contraires. Avec Francis Ponge au même
moment il récuse « le pessimisme existentiel » d’Albert Camus
(« La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme.
Il faut imaginer Sisyphe heureux », Le
mythe de Sisyphe, 1942). « L’espoir
ne peut aller sans cesse dans la direction des volcans carnivores que si, les
contraires miraculeusement abolis, il finit par se confondre avec le souverain
et inactuel désespoir. Peignant son
Sisyphe sur terrain plat, Mélik donne une figuration éblouissante de la pierre
philosophale. Ce n’est que sur le terrain plat que Sisyphe peut établir sa
domination à la fois sur la Vie et sur la Mort, à la fois sur le Passé et
l’Avenir, chacun des termes infiniment antinomiques se confondant en un point
de solution définitif (le point surréaliste) », (p. 36). L’œuvre du peintre
confirme le rôle alchimique de l’art qui opère la synthèse et le dépassement du
réel vers le Réel, et qui quitte le monde absurde imposé à Sisyphe par les
dieux pour créer son propre espace où
les contraires s’unissent. L’Art est
visiblement un dépassement de la condition humaine, puisqu’il lui substitue une
synthèse impossible. Punir Sisyphe pour son désir d’éternité ? C’est toute
l’absurdité des dieux. L’Art seul fait admettre la Mort : « … jusqu’au moment où, sortant de ses
cent-soixante palais de jade, l’Absence centrale enfin instaure le Silence »
(p. 36). C’est l’époque où le
philosophe Ferdinand Alquié, proche des
surréalistes et de Joë Bousquet, donne ce titre à son livre devenu célèbre (Le désir d’éternité, PUF, 1943). Il consacrera
plus tard en Sorbonne la Philosophie du surréalisme (Flammarion,
1955).
L’Art
annonce l’Age d’Or : Si
la littérature a bénéficié du romantisme au XIX° siècle, les arts plastiques se verront propulsés de
l’esthétique à l’ontologie grâce au surréalisme. On assiste alors à une
généralisation de l’idée de Rimbaud, « la
poésie est alchimie du verbe ». La conception que Mélik avait de sa
peinture est à cette hauteur, et elle était le fruit de cette rupture. Hubert
Juin associe la « confusion
perpétuellement souhaitée des arts » à l’Age d’Or (p. 37). L’horizon
de cette conception révolutionnaire des arts n’est rien moins qu’une « définitive libération de l’homme »
qu’ils sont les seuls à pouvoir annoncer. L’art du rêve (Freud) a fait place à
un rêve de l’art (le « réalisme de l’irréalité », G. Bachelard1951). Cette exaltation lucide est celle du courant
surréaliste : rupture avec un monde oppressant et barbare, désir d’un
monde pacifié dont l’art montre la voie. Le poète Ponge fait sienne la conception du poète
selon Lautréamont : le poète doit être « plus utile qu'aucun citoyen de sa tribu » (Poésie II) parce qu'il invente le
langage qu'emploieront ensuite les journalistes, les juristes, les négociants,
les diplomates, les savants. Justement Hubert Juin partage cette sensibilité
avec Mélik formé au creuset du Montparnasse des années 30. « L’herbe
unie au nuage et le requin à la mouette, le feu mental ne risquera plus de
s’éteindre et deviendra propriété de tous. La parole d’Eluard : « Le
poète est celui qui inspire plus que celui qui est inspiré » fera place à
la parole de Lautréamont : « La poésie sera faite par tous, et non
par un» » (p. 37).
Peinture
métaphysique : « Gratitude aux horribles travailleurs ».
Hubert Juin répète deux fois la formule de Rimbaud pour désigner dorénavant
tous les artistes qui inventent dans la
solitude, face au désordre du monde,
afin d’annoncer par leurs œuvres un monde solaire. La peinture donne réellement une signification
métaphysique à l’homme. Hubert Juin le pense et convoque le titre de la toile
de Gauguin : « D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où
allons-nous ? ». L’origine, la nature et la fin de l’homme sont les
questions que l’Art pose aux hommes. Avec cette synthèse pour une mythologie
personnelle (1897) c’est sans s’en rendre compte exactement que Gauguin ouvrit « une porte par laquelle il nous est indéfiniment possible de
passer » (p. 38).
« Lorsqu’Edgar
Mélik, dans sa solitude dominée d’étoiles, peint telle ou telle de ses
dernières toiles, je crois que la signification bouleversante de ses tableaux
lui échappe et qu’ainsi il ne cesse de donner à celui qu’il sera des
rendez-vous capitaux » (p. 38). Les tableaux de Chirico interrogent encore,
alors même qu’il a trahi sa propre peinture (retour à l’art-imitation et
fascisme). « L’aventure,
magnifiquement, continue » (p.38). C’est bien la présence de l’homme à l’univers que
l’art interroge. « Aujourd’hui
enfin le peintre se mesure à la « réalité rugueuse à étreindre». Il est le paysan de Rimbaud. Mais cette “réalité
rugueuse”, à notre surprise n’est pas faite d’une cafetière et de deux pommes.
Elle est faite de signes qui lui répondent... Encore ces signes pourraient-ils
être une cafetière et deux pommes, mais inscrits dans un rapport formel significatif. Devant la chaise de paille de
Van Gogh, qui donc dira : “ Tiens, une chaise!” Il en va beaucoup plus. Très
exactement d’une conception du monde. Et cependant : combien de chaises déjà dans l’histoire de la peinture?”
Critique, 1957. Rimbaud, Adieu,
Une saison en enfer : “Moi !
moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au
sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan
! »
Les
corps transfigurés : Si
l’univers interroge l’homme, l’homme s’interroge sur lui-même. « La poésie ! Qu’est-ce d’autre que ce
cri dans lequel une femme se dévêt ? Ce qui vient à notre rencontre, c’est
nous-mêmes – et dans les mains de ce double que le futur nous livre, une
palpitation d’épervier fixe les diamants de la possession délirante »,
(p. 38). La Femme, présence démultipliée dans les toiles de Mélik, inscrit l’homme dans
le questionnement intime à partir de ce double de lui-même, comme dans le
tableau de Gauguin où la présence exclusive des femmes interroge mieux sur sa
propre conscience de soi. Certains tableaux de Mélik donnent cette « impression de se trouver devant un
sobre univers où tout est symbole. Devant un univers dominé par le thème de la
conception. La symbolique sexuelle perd son poids et acquiert une vertu :
celle de coordonner les rapports mystérieux, les rapports miraculeux qui
joignent l’être à l’être, et l’être à l’objet », (p.38). Le peintre s’empare de la dualité des sexes pour
exprimer, grâce à des valeurs proprement picturales, la rencontre miraculeuse
de deux sujets, comme la perception l’interroge sur le lien mystérieux entre le
sujet et l’objet. Hubert Juin a fort bien senti ce mystère de la Femme chez
Mélik, où elle devient symbole infini (maternité, enfance, douceur, désir,
beauté, amour). Mais les peintres multiplient aussi les symbolisations à partir
du même être. « La
grande affaire de Rubens, c’est la Mort. Les corps sont peints à l’instant de leur plus haute
splendeur charnelle. Mais la mort est déjà présente. Rubens a peint ici ce
moment intermédiaire entre l’élan et la chute. Rubens est aux antipodes du
romantisme. Il peint l’instant où l’irrémédiable se manifeste : ce corps,
celui d’Hélène Fourment, déjà les vers du tombeau le guettent, et Rubens –
duquel si justement, on a pu dire que, Don Juan dans la vie, il fut Faust dans
la peinture – le génial Rubens le fixe, ce corps qu’il a aimé, ce corps qui
donna la vie à sa propre vie, il le fixe au moment ou, parvenu à la cime de
l’existence, déjà il bascule, proie de l’ombre, vers le néant », Critique, 1957, « L’homme à
l’intérieur du paysage », sur Le
Plaisir de Peindre d’André Masson, 1950).
Avec Mélik la Femme fait entrer dans un univers
qui n’est plus celui du réalisme brillant et tragique, celui du cycle
irréversible de la Vie à La Mort, mais là où le corps est transfiguré. « Sur un certain plan, la grande conquête de
certains peintres modernes (c’est le cas de Mélik) a été la suppression des
traces de l’ombilic. Ces corps ici et là, ces corps peints qui répondent ou
interrogent sont des corps éternels, des corps sans naissance » (p.
39). Il me semble que ce passage est ce qu’Hubert Juin a écrit de plus
troublant sur la dimension la plus
mystérieuse de la peinture de Mélik. Cette
absence de la cicatrice de séparation, ces corps d’allure éternelle, sans
naissance donc sans mort, ces corps en
même temps charnels et spirituels, n’est-ce pas ce que Mélik a de plus indéchiffrable ?
Plus loin Hubert Juin nommera Le Greco (p. 64) et parlera d’ une « métaphysique charnelle » (p. 66). Si on ne peut pas réduire un peintre
à une seule signification, puisqu’il y a autant de Mélik que de toiles de lui,
il y a bien la vision d’un corps de chair mystique qui l’apparente aux tableaux
les plus hallucinés du Greco. Leurs visées imaginaires pourraient être
identiques mais, dans la mesure
où les valeurs picturales sont différentes, la correspondance n’est
pas visuelle.
(à suivre...)
C'est bien de replacer Mélik dans une vraie perspective historique et artistique. Cet article montre avec quelle lucidité ce jeune critique avait pressenti la place de Mélik dans le paysage contemporain. Dommage que si peu, ensuite, lui aient emboité le pas!!!
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