samedi 21 mai 2022

III, Mélik ou l'art du dessin unique

Les oeuvres graphiques de Mélik ne cessent de nous surprendre. Leur inventivité donne chaque fois une production unique dont on peut retracer le processus créatif. Comme si on remontait à l'origine, jusqu'à cette main du peintre et à ses traces, marqueurs de gestes rapides et calculés.
Sur une grande feuille sépia (49 x 63 cm, circa 1950, collection particulière) Mélik a dessiné 7 nus sur un plan unique, presque sans profondeur. Une frise de corps qui se lit de gauche à droite, comme un système de signes (à la fois icone, symbole et indice). Ce qui frappe d'abord c'est la richesse de ces corps, de leur posture qui insuffle à toute l'image une dynamique de vie. Comme sur une paroi de sarcophage les figures sculptent des attitudes contrastées qu'il s'agit de lire au plus près de leurs propres mouvements. L'équilibre s'opère autour d'un groupe central de trois femmes en marche, les jambes gauches projetées en avant. Les lignes noires sans repentir dessinent le contour du premier corps, quelques traits ajoutant des détails anatomiques (les seins, le sexe, le nombril). Les corps se superposent de plus en plus pour créer une accélération dans le mouvement. Mélik sait que l'espace se compactant, la force visualisée du mouvement s'intensifie. Les corps font écran, créant de la profondeur.
Si les corps sont représentés de trois quarts, les visage sont de profil. Ils semblent obéir à la même règle d'effacement progressif que les corps superposés. Le premier visage est le plus riche (dessin et couleurs), le dernier simplement esquissé.
Les trois visages sont très différents mais tous structurés par des traits précis. Mélik joue avec la différenciation des formes et des couleurs. Le premier profil "à la grecque" est remarquable avec sa chevelure jaune, une couleur qu'on retrouvera ailleurs. Une tache colorée où se mêle du vert et qui éclabousse le haut de la tête. Fait singulier, Mélik a laissé l'empreinte précise d'un de ses doigts dans la matière fraiche. Ce labyrinthe de sillons est un indice aléatoire ou intentionnel qu'il a bien entendu préservé. Le hasard matériel fait partie du processus créatif depuis le surréalisme. Ce visage est le seul a avoir été maculé de blanc, un blanc intensifié au centre pour créer sa propre lumière. On le retrouve en d'autres lieux, tel un courant électrique qui parcourt la surface de l'image.
Les deux autres visages aux formes plus arrondies présentent plusieurs structures minuscules et pourtant très précises. Par exemple cet oeil formé par le triangle de la vision et sa lentille.
La couleur (terre de sienne mêlée au blanc) de la chevelure descendant dans le dos se simplifie en ocre pure. Le corps est parcouru de trois marques d'un blanc intense, puis dilué, faisant rayonner tout ce corps en mouvement.
Le groupe central est mis en équilibre avec deux nus de part et d'autre. Sur la gauche deux nus de face. Sur la droite un grand nu de dos qui laisse apparaitre au dessus de son épaule abaissée une tête qui semble flotter au milieu de taches noires, bleues et vertes. Le grand nu de dos fait penser au nu dessiné à Paris en 1930 (Nu à la chaise, collection particulière, dessin exposé au château-musée de Cabriès dans le cadre de l'exposition André Kertész, Hiver 2021).
Le principe du reflet présent en 1930 se retrouve vingt ans plus tard pour animer la chair sans remplir la surface. Mais le fond sépia permet de simplifier les ombres colorées réduites à une brillante tache blanche sur la hanche et à des dilutions jaunes ou noires sur les jambes. Les deux têtes sont complémentaires avec leurs ovales superposables.
Le chignon vu de dos est coloré par un lavis brun qui déborde la forme ovale inclinée. Le visage absent est regardé par un visage très graphique. La chevelure est le résultat d'un seul passage du pinceau qui traduit le tracé des cheveux relevés. Les deux têtes sont cernées par des éclaboussures de couleurs où se mêlent des gouttelettes noires, vertes ou bleues autour d'un halo sépia. A gauche, les deux premiers nus vus de face sont les plus insolites. Les cernes noirs sont moins appuyés et les corps fusionnent dans une zone indistincte quand ils se touchent.
Autour de ce premier groupe Mélik a saturé tout l'espace extérieur aux corps de taches colorées, opération qu'il ne poursuivra pas avec les deux autres groupes. On a donc ici la zone la plus chargée de couleurs avec un grand raffinement de jaune, de rouge, de bleu et de vert. Le premier visage aux yeux clos est celui d'une femme en train de former son curieux chignon tout en hauteur. On la surprend de bon matin, dans son geste nonchaland, indifférente à qui peut bien la regarder.
L'autre tête est un étrange visage fardé de blanc (effet de masque qui hante toute son oeuvre). Mélik a retracé quelques traits expressifs comme l'accolade des sourcils, la ligne capricieuse du nez puis de la bouche. La chevelure abondante est d'un rouge maculé de noir.
Avec cette oeuvre Mélik pratique un tachisme exubérant en coloriste consommé (bien loin de la réduction chromatique qu'il inventera plus tard, déclarant qu'il peint avec les 4 éléments, le feu, la terre, l'eau et la lumière), au point qu'il couvre en partie sa propre signature et doit recréer en blanc un bras disparu sous les taches colorées.
Cette zone inaugurale a bien des allures chaotiques. Mais au fait, deux visages ou trois ? Un regard rapproché de la tache vert-gris peut nous intriguer.
Une éclaboussure contrôlée laisse apparaitre un visage complet (nez et bouche) avec son oeil inquiétant noyé dans une matière où se mêlent le noir du fond et du jaune, donnant un profil en grisaille plutôt spectral. Finalement, ce mur de taches colorées contient huit visages et non sept. On peut penser à Léonard de Vinci qui conseillait de regarder un vieux mur décrépi pour pouvoir imaginer des paysages fantastiques qu'il suffisait ensuite de recréer. Cette méthode a fasciné André Breton qui en parle notamment dans L'amour fou (1937). On sait que Mélik a rencontré l'écrivain pendant sa jeunesse parisienne (avant 1932) et q'il déclare en 1942 : "Je côtoie le surréalisme tout en demeurant nietzschéen."
L'image est construite sur le principe de la répétition du nu qui utilise pour les corps la ruse du fond sépia (le vide). Par ontraste l'espace est saturé de couleurs (ci-dessous la première coupe verticale, jaune/vert sur bleu/blanc/noir/bleu/noir). Les nus sont organisés en séquence rythmique( 2/3/2) avec un maximum de différenciation dans les postures et les visages.
Non seulement cette oeuvre inédite traduit bien l'esprit de recherche de Mélik mais il est difficile de trouver des artistes qui ont produit, en une image unique, une telle élégante diversité avec cette économie de moyens graphiques. Certes, le principe de répétition du nu renvoie à la psychanalyse de Freud (la compulsion scopique) mais surtout à la séquence connue de l'histoire de l'art, celle de Marey/Duchamp. Vers 1880, le scientifique Etienne-Jules Marey invente le chronophotographe qui permet de décomposer le mouvement du corps en autant d'images à la fois statiques et dynamiques. Voir ci-dessous, Etienne-Jules Marey, Marche de l'homme, 1886 (chronophotographie).
Ce type de photos fascinantes connut une large diffusion et devait intéresser Marcel Duchamp (1887-1968), figure prestigieuse du surréalisme. Ainsi, Nu descendant un escalier n°1 (1911, Philadelphie, collection Arensberg), dont la démultiplication des mouvements, l'indication des articulations du corps par des pastilles blanches, le balayage en éventail de la jambe en dessous du genou, ainsi que les deux bandes noires qui "cadrent" la peinture, sont autant de références aux chronophotographies de Marey (voir Jean Clair, Sur Marcel Duchamp et la fin de l'art, Gallimard, 2000, p. 208).
Le principe de répétition du nu, à la fois identique et différent, est autrement mis en oeuvre dans une autre peinture de Duchamp au message crypté, Portrait de 1911 (ou encore Dulcinée). A première vue il s'agit d'une banale ronde de cinq portraits de la même femme, à la manière d'une chronophotographie transposée en peinture afin d'immobiliser le trajet du corps dans l'espace. Si on est plus attentif aux détails il s'agit d'un déshabillage progressif. "Une jeune femme que Duchamp, à l'occasion, rencontrait en train de sortir son chien, à Neuilly, représentée cinq fois sous des angles différents, se promène sur la surface de la toile en virevoltant comme un modèle de mode." (Voir J. Clair, idem, p. 206).
Ce rapprochement n'indique aucune influence mais souligne au contraire l'originalité de la répétition chez Mélik qui crée un espace psychique où la force graphique du nu contraste avec l'explosion de la couleur. Un dernier détail doit nous retenir. Nous avons vu que Mélik sature l'espace de couleurs autour du premier couple, puis le fond sépia est préservé dans la partie inférieure de l'image. Apparaissent alors des silhouettes comme autant de personnages composés avec un fil de fer entortillé par des mains expertes. Mélik répète en petit l'image de la différenciation du nu et de ses postures.
Tout à droite, sur un sol jaune et vert, un nu de dos, une Vénus callipyge. Ensuite, un nu vu de côté, les bras en action.
Une troisième figurine, dessinée dans l'entrejambe du grand nu central, semble s'avancer vers nous depuis la profondeur de l'espace.
A gauche, dans la zone saturée de taches colorées trois autres figures sont partiellement recouvertes de peinture. Ce qui nous apprend que Mélik a certainement dessiné les sept grands nus, puis les petites figures dans les interstices, avant de colorer le fond. Au dessus de sa signature partiellement recouverte, on ne distingue plus que le bas d'un corps nu qui nous fait face.
Enfin, à l'extrême gauche deux petits personnages à peine identifiables déambulent sur un sol vert, sacrifiés sous une tache noire.
Tous ces nus en réduction sont animés de leur propre vie, dans un autre espace imaginaire. Si les grands nus marchent sur un sol jaune et vert, les petites figurines s'agitent sur leur propre ligne qui serpente dans le fond.
L'image obéit donc à un triple principe de saturation, celui des grands nus en majesté avec sept visages expressifs, celui de la richesse des taches colorées qui invente un fond improbable, enfin la réplique en petit des nus au nombre de six qui démultiplient le jeu des postures. Mélik n'a rien laissé au hasard. Avec cette image unique dans l'histoire de la peinture, comme dans son oeuvre, il a inventé une chronophotographie totalement picturale. Olivier ARNAUD, secrétaire des Amis du musée Edgar Mélik, Cabriès

vendredi 11 février 2022

II, Mélik et l'art du dessin unique

Il semble bien que Mélik ait pratiqué toute sa vie la peinture et le dessin comme deux genres de valeur égale. Alors qu'on est assez familier avec le style immédiatement reconnaissable des toiles de Mélik (au point d'etre moins sensible à leurs variations), les dessins expriment de manière directe le côté expériemental de son oeuvre. Ainsi ce dessin inédit transmis sous le titre : "Cinq femmes posant dans un atelier." (42 x 61 cm, Fusain sur papier rehaussé de couleurs, c. 1945) est-il révélateur d'une univers graphique inattendu.
La première impression est celle d'un chaos de formes humaines destructurées, d'un dessin non fini que Mélik aurait laissé en l'état. Pourtant, en regardant de plus près l'ensemble on peut dégager quelques principes de construction d'une maîtrise retoutable. Ce qui émerge littéralement c'est d'abord la forme centrale et massive d'une femme à la figuration presque fidèle. Assise, son bras gauche replié sur l'accoudoir de son fauteuil, elle tourne la tête vers des corps qui s'entrechoquent à l'intérieur d'une forme conique, le cône de son regard.
Son regard croise celui d'une deuxième femme à la figuration très étrange. Elle se tient sur un plan incliné ovale suggéré par une simple courbe interrompue. Elle parait bien adopter une pose compliquée digne d'un atelier : une jambe ouverte en équerre quand l'autre est repliée, de sorte qu'elle est probablement assise sur son talon, en équilibre instable. Son bras gauche replié, le coude est appuyé sur le genou relevé de sa jambe au premier plan.
Mélik s'est-il souvenu des séances de dessin devant modèle à l'Académie Ranson où il s'était inscrit en 1931 ? Une fois à Marseille (1932-34) on sait par son ami Raymond Fraggi (1902-1976) qu'ils étaient plusieurs jeunes peintres à louer un modèle. Mélik regardait attentivement puis tournait le dos au sujet pour suivre son "modèle intérieur" sans chercher à copier (méthode préconisée par André Breton contre la peinture optique dans Le surréalisme et la peinture, 1928). Dans le dessin de Mélik, Cinq Femmes posant dans un atelier, le contraste est violent entre la "pose académique" du corps et le visage "brutalisé". Dans sa mémoire il juxtapose deux temporalités et deux styles, celui des académies (modernité classique) et celui des avant-gardes (dessins des années 1930 de Miro et dessins dans l'espace du sculpteur Julio Gonzales dont l'influence sur Picasso fut décisive). La photo suivante d'une séance de pose en 1935 dans l'atelier de sculpture de l'académie Ranson (catalogue Eclosions à l'académie Ranson, 2010, p. 29) permet de comprendre la tension qui habite l'art du dessin de Mélik, le conflit entre tradition et révolte qui se donne à voir dans la représentation d'un même corps traité comme une chimère moderne.
Mélik s'inscrit dans une tradition revivifiée par Picasso. "L'artiste dans son atelier" est un thème que ce dernier déclinera toute sa vie avec une jouissance extraordinaire. Il en varie bien sûr les principes. En 1927, pour illustrer Le Chef-d'oeuvre inconnu de Balzac édité par le galeriste Ambroise Vollard, il juxtapose une image classique de l'artiste et de son modèle avec une représentation en arabesque en train d'apparaitre sur la toile. En 1963, c'est un groupe d'hommes qui entourent la sellette du sculpteur, et le modèle dans son fauteuil est déjà un "personnage cubiste" !
Nous verrons plus tard si Mélik représente ou non l'artiste dans l'image, mais pour l'instant il est évident qu'il démultiplie les modèles qui se déclinent selon des styles à chaque fois singuliers. La femme qui prend la "pose académique" avec ses jambes sur un plan incliné ovale est bien une chimère moderne. Son buste se morcelle sous nos yeux comme si elle venait de bouger, les éléments de son corps s'étant mal réassemblés (un sein, une épaule, un bras). Quant à son visage il a pris l'aspect d'un cube brut avec une mèche noire, une bouche ( à moins que ce ne soit l'arête d'un menton) et deux trous bleus pour les yeux. Quelle fonction peut bien avoir la couleur, la tache colorée, dans ce dessin de Mélik ? Ici,l'ocre jaune du bras géométrisé répète celle de la main de la première femme. Depuis les scènes de rue de Marseille, l'oeuvre graphique de Mélik est traversée par une forte opposition entre le principe linéaire (le contour nerveux au fusain) et le principe pictural (les taches colorées distribuées entre le fond - le support éclaboussé - et les formes figurales. Ecriture savante qui ne peut être rapprochée, à la même époque, que des dessins d'Antonin Artaud avec leur polarité entre le motif chorégraphique (le ligne vivante) et le motif chromographique (les taches colorées devenues des signes; voir les analyses de Jacques Derrida, "Forcener le subjectile", dans Antonin Artaud, Dessins et portraits, 1986).
La troisième femme se tient debout, massive comme une idole de Gauguin, une main posée sur ses seins bien marqués. Son corps est recomposé à partir de formes disparates.
La longue tache grise (poudre du fusain mêlée de blanc et de bleu) pourrait représenter une serviette (ou son vêtement tout juste enlevé) qu'elle plaque contre elle pour couvrir sa nudité. L'autre bras est bizarrement schématisé, un signe plutôt qu'une anatomie.
C'est son visage qui a été le lieu d'une tension graphique extrême avec un profil démultiplié, des marques bleues (oeil, sourcil, ligne de contour), une tache blanche pour le front et une masse au fusain noir d'où émergent quelques traits marrons.
Ce visage défiguré (plutôt qu'effacé à la manière de Francis Bacon) regarde vers la droite. Mélik semble bien avoir transposé dans sa figuration le procédé photographique de la surimpression pratiquée par Man Ray dans les années 1930, la période parisienne de sa jeunesse où il pouvait déclarer :" Je côtoie le surréalisme tout en demeurant nietzchéen." (Entretien non publié pour le quotiddien artistique Comoedia, 1941).
Nous avons vu que le regard de la matrone ouvre cette scène comme un théâtre imaginaire qui se déplie devant nous. Le regard circule maintenant dans le dernier groupe féminin telle une toile invisible. Les deux derniers corps d'une singularité absolue font face à celle qu'on vient de quitter. Mélik a crée un trio de dissonance graphique.
A hauteur de visage, en retrait et à échelle réduite, une petite silhouette est bien intrigante. Elle porte une robe fourreau bleu gris qui articule simplement le buste et les jambes qui se sont glissées dans un espace encore libre. Le haut du corps est au fusain, un quadrillage de lignes où on distingue un visage avec tous ses détails (yeux, bouche, nez) et des bras relevés qui encadrent la tête. Le visage le plus touchant est sans doute le dernier, goutte transparente avec ses rubans colorés. Position humble, en contrebas, c'est un visage animé par deux traits seulement, celui d'un regard vers le haut et celui, presque estompé, d'une bouche. Mélik l'a orné de longues bandes d'ocres jaunes et rouges qui retombent sur un long cou gracile.
C'est sans aucun doute le point focal du dessin si on ajoute les masses noires qui font ressortir la couleur. Mais cette femme ne se réduit pas à ce visage épuré, elle a une silhouette hachurée puis une magnifique courbe de hanche. Deux taches d'un jaune très clair signifient la chair d'une main (forme que répète le visage) et la chair d'une cuisse. Cette jeune femme achève par sa beauté évanescente une suite brillante de styles graphiques.
Si on revient en arrière, après cette virtuosité de technique graphique il y a un premier personnage, à l'extrême gauche du dessin. manifestement hors de la scène. Il nous interroge sur le genre auquel le dessin de Mélik peut être rattaché, "L'artiste en son atelier". Mais ce témoin est presque absent, construction au fusain d'une volume perçé d'une cavité oculaire à la Giacometti et d'un buste un peu incliné vers l'arrière, appuyé sur son bras.
Mélik a souvent installé ce médiateur discret entre une scène de femmes (autour d'un lavoir ou dans une rue) et le spectateur extérieur à l'oeuvre. Contrairement à Picasso qui représente l'artiste égocentrique dans son atelier Mélik représente un simple témoin du motif selon une subtile mise en abyme. Il échappe ainsi à la contradiction psychologique de Picasso puisque l'artiste n'a pas à se représenter quand il a compris qu'il est éminemment présent dans l'oeuvre elle-même. Mélik redécouvre un principe de la peinture classique : « Alberti (1404-1472) conseille de disposer un personnage témoin (ou ammonitore) aux bordures des scènes peintes – comme un relais de notre propre stupeur à découvrir un tel spectacle », G. Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, Gallimard, 1999, p. 65. Dans le dessin suivant, Mélik décline cinq femmes selon les étapes de la représentation (du simple lavis à la figuration achevée). Le motif de cette oeuvre n'est donc pas ce qui se voit mais ce qui se fait. Derrière le bâtiment étagé se cache un double regardeur, celui des femmes et celui du processus artistique (Cinq femmes épiées, dessin au fusain rehaussé d'huile, 33 x 41 cm, c. 1935, collection du musée, Cabriès).
Comment voir ce type de dessin unique chez Mélik, et unique dans la production de son temps ? En raison de la maitrise coordonnée de chaque corps et de leur enchainement dynamique il n'est pas question d'y voir un simple exercice. C'est un travail très cohérent où la puissance de l'expression a remplacé l'expression de la beauté. Mais expression de quoi ? De la quête de formes de plus en plus créatrices, de plus en plus ouvertes sur l'inconnu (processus qui définit l'artiste depuis Rimbaud, le poète par excellece selon Mélik). En dépit de ce qu'on peut ressentir comme des lacunes (on aimerait que sa main soit allée plus loin ajoutant une ligne, une main plus docile et fidèle etc.) il ne s'agit donc pas d'une oeuvre inachevée (en dépit du prestige du non finito qui remonte au moins à Michel Ange). On ne peut pas non plus parler de maladresses tant la défiguration est intelligemment coordonnée et croisssante. Que penser de la déformation ? Dans un entretien rare à la télévison régionale en 1969, au moment de son exposition au château de Saint-Pons, Mélik parle de "la force de déformation de Cézanne qui a tout transformé." (INA, Phonothèque, Maison méditerranéenne des sciences de l'homme, Aix-en-Provence). Il rappelle, qu'avant la Première Guerre mondiale, on venait de tous les pays à Paris pour voir ce que Cézanne avait fait à la peinture. Certes chaque artiste comprend Cézanne selon ses exigences, et pour Mélik c'est l'affranchissement du réel qui est remarquable par cette invention d'un rythme formel dissocié de la représentation naturelle. D'où l'ambiguïté du regard qui définit la peinture moderne. "Selon le point de vue qu'adopte le spectateur, le même tableau peut être perçu en terme d'images et en termes de formes pures. Les "Baigneuses" de Cézanne sont-elles des jeunes filles qui prennent leurs ébats sous des arbres centenaires ou les éléments d'une construction formelle qui évoque la croisée d'ogives ?", Waldemar George, Réfutation de Bernard Berenson, 1955, p. 39 (ci-dessous, Les Grandes Baigneuses, 210 x 250 cm, Philadelphie).
Au lieu de cette immense "paraphrase" du monde qu'est la peinture depuis la Renaissance (Carl Einstein) il revient à l'artiste de créer un système de signes étrangers aux formes naturelles, qui certes valent pour elles-mêmes mais qui n'ont plus à être déclinées à l'infini selon des styles historiques. Ce système de signes est une grammaire parfaitement lisible qui exprime la Réalité par une correspondance mentale plutôt qu'optique. Ni maladresse ni déformation (terme qui suppose une référence absolue à la forme naturelle) mais une écriture plastique. Un faisceau d'indices indique que la période de la guerre a été celle d'une crise de la peinture de Mélik qui trouvait enfin à se libérer. Il le dit dans son style abscons (terme qu'il aimait utiliser pour parler du sens de son oeuvre) en 1941 : "Ces peintures vous paraissent peut-être indéchiffrables. Je ne puis aider personne à les déchiffrer. En réalité, elles parlent. Il s’agit de les entendre. La couleur compte, certes, pour moi, mais la ligne ne compte guère. Ce qui compte, c’est le trait vivant. Ce que je nomme langage n’est pas une historiette d’anecdotes, mais un moyen plastique de se faire comprendre de tous avec, - il se peut – d’innombrables différenciations sur le plan logique. Donc, en ceci, il y a synthèse entre le figural et l’abstrait. L’abstraction, peut-être le voyez-vous, peut se faire langage universel mentalement, mais la structure figural humanise et doit rendre vivace, positif même ce langage. D’où cette obstination nécessaire, pensai-je, du caractère figural dans un esprit abstrait. En tout cas, ne pas prendre parti contre la figure, définitivement, car elle a encore quelque chose d’important à dire. » (Entretien inédit pour Comoedia, 1941). Un langage en résonance avec celui de Joan Miro ("Je veux détruire, détruire tout ce qui existe en peinture.", "Je veux assassiner la peintre.", 1928) et celui d'Antonin Artaud ("Une fois encore, l'exhibition de la maladresse, celle des formes et celle qui maltraite le support sur lequel on les voit s'effondrer, ne signifie en rien la défaillance technique d'un dessinateur puéril. Elle met à nu le désastre originaire, encore la maladresse sexuelle de dieu, depuis laquelle il y a la technique, l'art, les beaux-arts et le "principe du dessin". La maladresse n'est pas celle du dessin, elle est dessinée - à dessein.", Jacques Derrida, Antonin Artaud, Dessins et portraits, 1986). Même volonté de dépasser l'adresse technique de la ressemblance pour inventer un nouveau langage figuratif. Il est bien sûr inutile de chercher des ressemblances entre des écritures qui entendaient dépasser la norme technique de la ressemblance à la Nature. Ci-dessous : Antonin Artaud, L'homme et sa douleur (1946) et Joan Miro, Tête (1930).
Finalement entre Cinq femmes épiées (c. 1935) et Cinq femmes posant dans un atelier (c. 1945) Mélik ouvre le regard du spectateur sur le processus de l'oeuvre. Il s'agit bien de cinq femmes qui se donnent à voir mais surtout qui nous acheminent de la ressemblance massive au signe nu de la beauté.
Olivier ARNAUD, secrétaire de l'association des Amis du musée Edgar Mélik, Cabriès