Méditant sur l’œuvre d’André Masson, Hubert Juin
parlera encore de cet enjeu cosmique d’un Art qui interroge la place de l’homme
dans l’univers. « Saisie aux racines
d’un monde qu’elle ne peut joindre, prisonnière d’une volonté dont elle ne peut
venir à bout, il reste à la peinture au moins de pouvoir témoigner pour une
grandeur sans but et un héroïsme sans juges. Et prolongeant cette pensée vers
laquelle incline la Providence, ne faudrait-il pas ajouter que la peinture va
plus loin que l’homme ? Il est vrai qu’il n’existe jamais « de grand
peintre qui ne se trouva amoureux, non seulement de la peinture, mais à plus
forte raison de l’humain et de l’universel. » », Critique , 1954. Providence, solitude de l’homme grand et héroïque,
« métaphysique charnelle », « rapports mystérieux »,
« rapports miraculeux », « corps éternels », « corps
sans naissance ». L’œuvre de Mélik participerait-elle à l’analogie
primordiale entre la grâce et l’art. Tout art est-il religieux ? Pour Nietzsche l’art est au service de l’illusion
puisqu’il est un « beau mensonge » qui cache par son esthétique le
désordre du monde. Contre Nietzsche et tout le XIX° siècle, l’art moderne a
renoncé à juste titre à l’idée platonicienne
du Beau. La peinture du XX° siècle, comme la poésie, se vit comme une « métaphysique
expérimentale ». Et quand Hubert
Juin parle de la peinture de Mélik, il comprend qu’elle se veut révélation et accomplissement de ce
que contient le monde. Au même moment le philosophe Maurice Pradines
explique bien ce nouveau rôle de
l’art : « La musique rend au
monde sa cohérence avec sa grâce en lui restituant ce qui pourrait être sa
respiration naturelle… Il n’en va pas autrement des couleurs, dont nous
restituons la beauté aux choses… « la vraie vie est absente ».
Absente, et cependant réelle, et
simplement cachée – comme l’entendait Rimbaud lui-même -, c’est-à-dire victime
d’une espèce d’occultation dont nos sens naturels sont les instruments aussi
inconscients que têtus et obstinés. Car l’art n’est point une mystique, et ce
qu’il nous invite à regarder, c’est moins le ciel que la terre – une terre
inconnue - . », « Du rôle informateur de l’art en matière
psychologique », Journal de
psychologie normal et pathologique, 1952.
Edgar Mélik, sans titre, collection particulière
La peinture de Mélik, comme toute celle qui est à
la pointe surréaliste du temps, est un miroir dans lequel nous ne revoyons pas
ce qui est déjà visible, mais ce que le réel contient de caché au regard extérieur. Max Ernst peint des
scènes saisies, selon le titre qu’il donne à ses représentations, « à
l’intérieur de la vue » (cf. article, Serge Gaubert, « Eluard entre
Breton et Picasso »). C’est en 1947 que ce titre fantastique est donné à
un recueil de poèmes de Paul Eluard et de 39 collages de Max Ernst (A l’intérieur de la vue. Poèmes visibles,
Paris, Seghers)
Peinture,
langage et science : Comment
la peinture peut-elle signifier quelque chose en elle-même, c’est-à-dire en
dehors de tout ce qu’elle contient de représentation (sujet) et de
construction (forme)? Hubert Juin a déjà noté cette illusion commune qui
identifie langage et image : « Comparez
un tableau et la littérature qui l’accompagne (dans laquelle il est question de
plans, de lignes, de masses, de perspective, voire de nombre d’or) et vous
éprouverez la curieuse sensation que du tableau n’a été recueilli que l’élément
infiniment périssable » (p. 15). Le problème philosophique n’est pas nouveau, et
Voltaire déjà confondait beauté poétique et sens intelligible de la phrase. Un
vers est réussi quand la pensée juste et noble qu’il exprime serait aussi belle
en prose (voir G. Métayer, Nietzsche et
Voltaire, Flammarion, 2011, p.79). Tant que l’art a été victime de la
notion de « beau naturel », le sens de l’œuvre se trouvait dans ce
que le langage aurait pu aussi bien dire (‘la peinture est poésie’ au sens de langage). Ce qu’on a pris pour le goût de l’irrationnel ou
du laid dans le surréalisme est en réalité un effort pour donner son autonomie à la peinture par rapport au
langage et au visible. Elle fait de l’espace, de la lumière, du temps, de la ligne, du volume,
du mouvement des valeurs picturales
aussi importantes que le dessin et la couleur. Cette possibilité a été ouverte
par la conscience des grands artistes du XIX° siècle. Pour Baudelaire :
« Une toile de Delacroix vue à une
distance trop grande pour analyser et même comprendre le sujet, a déjà produit
sur l’âme une impression réelle ».
Pour Flaubert : « Un
beau vers qui ne signifie rien est supérieur à un vers moins beau qui signifie
quelque chose ». Bien sûr ce n’est qu’un paradoxe. Le tableau garde le
« motif », le poème n’exclut pas le sens verbal. Mais c’est par la
poétisation des idées, des images et des sentiments que le poème est inventif.
Ce processus se réalise dans la matière
sensible des mots par leur sonorité et leur rythme (pour les citations cf. H.
Bremond, La poésie pure, Grasset,
1926).Par analogie, Hubert Juin utilise/invente un
néologisme. Il parle d’ «intense picturalisation »
(Edgar Mélik ou la peinture à la pointe
du temps, p. 63, sur André Masson, Critique, 1954, et Aix-en-Provence,
1960), toujours comme ouverture radicale
liée à Cézanne. Même la peinture
abstraite peut exercer ce processus de picturalisation. Hubert Juin était très
sensible à la signification de la peinture de Soulages, car le peintre, qu’il
soit figuratif ou abstrait, crée des signes plastiques qui sont autant de
formes signifiantes à partir des données matérielles du tableau (espace,
lumière, mouvement).
Ainsi de l’espace, réalité vécue par l’homme à
l’intérieur du monde. Par son art de peintre Soulages invente un « espace dramatique » : « Dans nos bourgs, l’espace qui sépare le Café
du Commerce des Galeries de la Paix est parcouru chaque jour par d’innombrables
personnes. Le peintre ne figurera pas le café ou les galeries, il fera (ainsi
procède Soulages) une peinture où l’espace se révélera dans sa dramatique
propre… avec sa sombre énergie », Critique,
« Mésaventures de l’art abstrait »1957.
L’expérience de l’espace inventée par Cézanne est
tout aussi significative : « Cézanne,
dans ses tableaux, rassemble les éléments qu’il voit « devant lui »,
leur assigne un rôle d’objets, mais va, bien qu’il travaille, comme il disait
« sur le motif », jusqu’à
supprimer l’espace qui les aère. Raccourcissement du trompe-l’œil. Ainsi il colle littéralement
le viaduc du chemin-de-fer sur la montagne, supprimant volontairement les deux
heures de marches qui les séparent dans la réalité », Critique, 1957. Mais
pourquoi cette transformation, par simple jeu ou pour faire du beau ?
« Par l’entremise de ses valeurs
picturales, Cézanne pensait un monde intelligible et groupé autour de l’homme
comme autour de la seule chose qui puisse, précisément en le pensant de cette
façon, le rendre intelligible ».
Paul Cézanne, Sainte Victoire avec viaduc de la vallée de l'Arc (1882-1885)
La peinture se place, pour la première fois de son
histoire, au-dessus du langage. « L’aventure poétique, telle qu’il lui est
donné de s’exprimer à travers l’expérience picturale, se concentre sur elle,
perd pour les mirages de la forme les tentations du langage. Mais aussi, une
certaine supériorité du monde muet ne peut, à la longue, que dominer les essais
du monde parlant» (p. 39). Autant le surréalisme a mis la poésie et ses
images verbales au-dessus de la peinture et ses images visuelles, autant Hubert
Juin, lui-même poète et romancier, place la peinture plus haut dans l’accès à
l’indicible humain et cosmique. Il est bizarre qu’il ne mentionne pas Mélik pianiste (c’est
un univers qui lui était peut-être étranger). Est-ce que Mélik a écrit sur sa
manière de comprendre la musique de Bach ou de Beethoven qu’il jouait ? Car la
même question se pose. La musique
est-elle seulement un jeu formel, ou les formes musicales ont-elles une
signification humaine, un sens extra-musical ? « La musique de Bach était une parole à part entière qui dévoilait des
vérités jusqu’alors inaperçues. Elle prenait le relais du langage verbal à
l’orée de certaines régions qui lui sont inaccessibles. Bach, qui savait faire
dire cela à sa musique, n’était donc certes un simple arrangeur de notes, mais
un penseur », Philippe Nemo, Le
chemin de la musique, PUF, 2010, p. 175.
Au sujet de la science et de l’art, Hubert Juin ne
partage pas le syncrétisme du surréalisme d’André Breton. Toutes les époques
créatrices, depuis la Grèce, ont recherché un équilibre harmonieux entre les
arts et les sciences (la Renaissance, le
romantisme allemand). L’échec assez confus du surréalisme avec la psychanalyse
(Freud) et l’anthropologie (Mauss) est soldé (voir, Jean Clair, Du surréalisme considéré dans ses rapports
au totalitarisme et aux tables tournantes, Mille et une nuits, 2003). Hubert Juin ne dévalue rien, science et art
sont deux formes de recherche de la Connaissance, mais leur Vérité et leurs
procédés sont parfaitement distincts. L’Art est « élaboration de structures de sensations qualitatives » et
signifiantes pour l’homme. La Science est « codification
des quantités pour les relations » entre des faits. Il est sceptique face à toute tentative qui
voudrait formaliser les relations qualitatives dans les arts plastiques. Ce
débat est vif à l’époque autour de l’abstraction géométrique. Kandinsky a voulu
élaboré un langage universel des couleurs-émotions, mais devant les obstacles
s’oriente vers une certaine mystique (Du
spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, 1910). Mondrian a
tenté d’instaurer un code universel des lignes et des angles (Manifeste de la
revue De Stijl, 1918). Le formalisme abstrait atteint son apogée avec
Augustin Herbin qui inventera un code plastique (voir Céline Berchiche,
« Augustin Herbin et l’alphabet plastique », Thes-arts, 2009). Ce que Hubert Juin stigmatise comme un
« académisme sans rigueur » a ses partisans chez les critiques d’art
qu’il cite et récuse (Léon Degand, Michel Tapié). « Certains
ont essayé de déterminer les rapports qui pourraient jouer entre l’art et la
science. Je crois, pour ma part, que si certaines interactions demeurent
possibles, aucun rapport strict ne pourrait être établi entre les deux »
(p. 39). Il préfère la « rigueur sans
académisme » de Soulages, Atlan, Hartung, Fautrier, Vieira da Silva,
Poliakoff, Manessier, Pignon, Bissière où le dynamisme des signes et des
couleurs est celui de la vie (cf. L’Envolée
lyrique, Paris1945-1956, Skira, 2006). Il ya de rares moments dans
l’histoire de la peinture où on reconnaît qu’elle contient autant
d’intelligibilité que la science. Alors, la valeur de la connaissance sensible
égale la valeur de la connaissance abstraite. Ce fut le cas dans la Grèce
classique, pour la Renaissance. On oublie, que sous l’apparence irrationnelle
du surréalisme, il y a eu un grand moment d’intelligence de la peinture
moderne. Hubert Juin l’a revendiqué en opposant la peinture qui se veut une
métamorphose instable du réel (André Masson) ou un refus mystique de la négation
de l’homme (abstraction formelle de Kandinsky), une peinture qui dans sa magie
propre oppose au désordre du monde un ordre intelligible (Cézanne, Paul Klee,
Soulages, l’abstraction lyrique). Ce qu’Hubert Juin a compris un philosophe
ouvert à l’aventure de la peinture moderne en faisait la matière de sa
réflexion en 1955. « Le
trait le plus remarquable de cet univers des artistes créateurs est la relation
particulièrement étroite qu’il révèle entre l’être et l’intelligibilité… C’est
un univers qui essaie toujours de dire plus qu’il n’a encore été dit, ou, du
moins, de le dire autrement, mais qui ne connaît pas encore clairement le sens
de ce qu’il va dire. Le sens deviendra tout à fait clair quand ce qu’il essaie
de dire sera dit. Toutes les vraies œuvres d’art, si surprenantes qu’elles
soient d’abord pour l’œil, l’oreille ou l’esprit, réussissent finalement à
révéler une intelligibilité sans la quelle elles ne sauraient être »,
Etienne Gilson, Peinture et réalité,
Vrin (1955), 1972, p. 350.
Jean Fautrier, Têtes de partisan, 1957
Le
temps comme valeur picturale :
Le problème de l’espace est résolu de multiples façons quand les peintres
arrivent à lui donner une « réalité tactile » (épaisseur de l’espace,
transparence de l’espace, composition formelle). Hubert Juin connaît les études
scientifiques les plus récentes (Bernard Berenson, Esthétique et histoire des arts visuels (1948), trad.fr.
1953 ; Pierre Francastel, Peinture
et société : naissance et destruction d’un espace plastique de la Renaissance
au cubisme, 1951). Mais le défi que le temps, dimension non-visuelle
du monde, représente pour la peinture est encore plus grand. Comment en faire
une « valeur picturale » dans le tableau ? C’est par le
dynamisme et l’énergie de la peinture que les peintres arrivent à « piéger le temps » (Critique, 1957). De la même façon que certains peintres
figuratifs ou abstraits arrivent à dépasser le caractère limitatif de la
surface de la toile, ils arrivent à dépasser « l’image statique » qui
ignore le mouvement et l’énergie,
traduction visuelle du temps comme force. « Et
précisément, pour quitter l’espace statique au profit de l’espace dynamique, le
peintre a dû avoir recours à des éléments non-figuratifs et à des perspectives
brusques qui lui permettent d’animer le volume et de le transformer de masse en élan » (p. 42). Comment Hubert Juin va-t-il intégrer la peinture
de Mélik à cette modernité ? Il n’y a eu qu’un court moment de peinture
abstraire chez Mélik. Sa peinture prend la voie d’un figuratif inobjectif. Le
titre de l’essai d’Hubert Juin livre enfin une clef. « à la pointe du
temps » suggère que Mélik est sur le front
de la peinture moderne, mais aussi qu’il piège le temps comme limite ou
bord du monde. Le temps se remonte par l’imaginaire. Il a substitué le mythique
à l’historique en représentant un « avant-monde »
avec ses « corps sans naissance, des
corps éternels » (p. 39), et des formes fantastiques. Il n’est pas isolé, même si les peintres de
l’Ecole de Paris (Manessier, Bissière, Vera Pagava), le creuset de
Montparnasse, sont tous sortis de la représentation d’êtres irréels de l’avant-guerre pour aller vers
l’abstraction lyrique. Par contre il rejoint Paul Klee et Victor Brauner dont il sera question plus
loin.
Comme pour l’espace il y a plusieurs expériences
possibles du temps en peinture. Le paysage chinois et la calligraphie sont des
voies à méditer pour André Masson et Pierre Soulages parce que la peinture a été alors une « peinture de l’instant et du dynamisme ».
« La paysage chinois, c’est
l’éternité de l’éphémère. La brise qui tremble à la pointe d’une feuille, c’est
notre vie… c’est aussi vrai pour l’arbre qui jaillit du sol que pour le roc
portant témoignage dans son apparente inertie de l’explosion originelle (il
porte les violents stigmates du feu et de la rupture) », Critique, (citation d’André Masson),
1954. Mais à ce mouvement expressionniste qui donne une « réalité
tactile » à « l’instant éclat;
à l’instant éternel ; à l’instant
centripète », Hubert Juin oppose « les peintres de l’attention » pour lesquels l’énergie intense
ramène les personnages vers eux-mêmes (Piero della Francesca, Cézanne). « On a
dit du peintre d’Arezzo qu’il était impassible et figé ! Quelle
erreur ! Les personnages de Piero delle Francesca sont attentifs à leur passion et l’univers autour d’eux est
tendu vers ce point même, cette cime, ce gouffre qui draine à soi tout ce qui
palpite et respire. Les visages de La Mort d’Adam virent lentement sous les
éperviers de la douleur. Il n’y a rien de frénétique tant l’événement survenu
est le comble de la frénésie », Critique,
1954.
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