jeudi 1 août 2013

Figure-masque chez Mélik et Matisse (par Olivier Arnaud)



 
 



 
 

Jeune fille regardant le ciel, 1960, 31x47, collection particulière

Ce petit tableau est aussi unique que le précédent dans l’œuvre de Mélik. Sous son apparence anodine il est assez étrange,  voire troublant. Comment et en quoi ?
Si on parvient à dépasser son étrangeté visuelle, on a l’impression de reconnaître assez facilement un visage juvénile tourné vers le ciel. Mais les moyens picturaux mis en œuvre sont déroutants :


-          Les couleurs sont limitées à trois : bleu intense, orange et blanc-jaune.
-          Le contour du visage est linéaire, avec trois courbes convexes puis concaves qui suffisent à tracer les éléments essentiels de la figure humaine (front, nez, menton, cou).
-          La tête de profil est renversée vers l’arrière, le cou devenant un simple axe.
 


 
 
-          L’œil est l’élément pivot de ce visage : le rétrécissement des paupières vers le bas, l’œil - vu de face dans un profil - est suspendu comme une goutte d’eau inversée, enfin sa couleur reprend celle du ciel avec ses marbrures. Il s’agit bien de trois étrangetés figuratives pour cet œil/reflet de ce qu’on peut déjà nommer un «visage-masque ».
-          Enfin le visage est encadré par trois détails : les deux rangées de doigts sont repliées devant nous, sur un support qui offre son appui, le visage décalé sur la droite laisse un vide pour la silhouette  d’une montagne de calcaire avec  ses plis géologiques (saint Victoire ?), en écho à la ligne de l’épaule, et deux masses blanches passent dans le ciel.
 
La poésie de cette image n’est pas spontanée, elle résulte d’une maîtrise du dessin simplifiant et d’un usage complexe des nuances (lèvres suggérées par un reflet rose, comme pour l’orbite de l’œil, reflet jaune pour la joue, etc.). On est très loin de la représentation naturaliste, et tous les choix figuratifs convergent vers cette négation du mimétisme. Ainsi la poétique est l’œuvre d’une « pensée visuelle » qui interprète ce qu’on voit, sans qu’on en soit pleinement conscient.
« La représentation mentale liée à une trace matérielle inscrite sur un support (un dessin) peut excéder ce que l’image donne à voir », Carlo Severi, « Warburg anthropologue ou le déchiffrement d’une utopie », L’HOMME, 165, 2003, p. 83.
Ce profil est aussi intense, sinon plus, qu’un portrait psychologique et réaliste du même visage. Il induit une réelle « empathie visuelle », ce qui démontre que l’acte de regarder n’est pas passif mais qu’il est toujours aussi une projection de l’image de soi.
Le plus troublant dans cette image c’est son aspect peu anthropomorphe. Elle est plus emblématique qu’humaine car le dépouillement de la représentation efface les caractères secondaires de la figure humaine, mais crée une forte présence d’humanité (jeunesse, douceur, innocence).
Dans la peinture classique issue de la Renaissance l’œil a été investi de tous les attributs de l’âme. Ici, le visage exprime un regard intense mais l’œil n’a plus rien de psychologique. Cette négation n’est pas un produit spontané chez Mélik. Elle se rattache aux avant-gardes de 1900 (fauvisme) et de 1908 (cubisme), cette « sensibilité tonique » où s’inscrira sa recherche figurative, selon son propre témoignage.
S’il est un objet visuel qui a fasciné les avant-gardes c’est bien le masque. Non par goût pour le primitif, mais parce qu’il ouvre une piste, à la fois figurative et expressive,  en rupture avec la tradition du portrait psychologique. L’historien de l’art des avant-gardes parisiennes, Carl Einstein, écrivait en 1915, dans un essai inaugural où il rapprochait primitivisme et cubisme (Negerplastik), que l’art africain connaît le masque, mais ignore le portrait. Mélik dans ce tableau réinvente les deux moyens d’intensification de l’image : présence immédiate d’une attitude de l’être et qualité symbolique des traits du visage
 « Pour qu’une image soit intense à la manière imaginée par les primitivistes [les peintres expressionnistes et fauves du début du XX° siècle], il n’est nullement nécessaire d’insister sur la caractérisation psychologique de la figure humaine. Il faut au contraire qu’elle soit relativement impersonnelle, presque anonyme. C’est par cette voie qu’elle peut devenir généralisable à la manière d’un symbole », Carlo Severi, « L’empathie primitiviste », Images Re-vues, hors-série1, 2008, p. 5.
Matisse a su réutiliser toute sa vie les propriétés plastiques du masque pour constituer une peinture à la pointe de l’histoire de l’art. En 1910 par exemple il peint un portrait de sa femme avec un emprunt direct à un masque du Gabon. Les traits les plus spirituels du visage humain sont soumis à un processus d’abstraction qui crée une humanité du visage qui n’a plus rien de naturaliste.

Matisse, Portrait de Madame Matisse (détail), 1913         Masque Shira Punu (Gabon)

 

La curiosité  pour le masque, en tant que moyen de recherche formelle, ne s’est jamais démentie chez Matisse. En 1949, il réalise la couverture pour la revue d’art franco-américaine, Transition (Paris, en anglais), répétition de figures-masques tirées de la culture inuit. Son gendre, l’historien d’art du fauvisme,  Georges Duthuit, lui avait demandé en 1946 d’illustrer son propre texte poétique sur la culture des Esquimaux, Une fête en Cimmérie. Matisse se plonge dans l’ethnographie de ce peuple et retrouve l’inspiration « primitiviste » de sa maturité pour illustrer ce livre qui paraîtra en 1964, dix ans après sa mort (voir, Georges Duthuit, Une fête en Cimmérie, Les Esquimaux vue par Matisse, Hazan, 2010, Musée départemental Matisse, Le Cateau-Cambrésis). Georges Duthuit demanda à Picasso de dialoguer avec les masques de la Colombie britannique (province du Nord-Ouest canadien). Ce deuxième projet ne verra pas le jour, mais il prouve ce besoin, à l’époque, d’établir des ponts entre l’art contemporain et l’ethnographie. Ce qui intéresse Matisse et Picasso c’est essentiellement le pouvoir plastique du masque (voir M.-T. Pulvenis de Séligny, « Visages et masques dans l’œuvre de Matisse, idem.).
Matisse, Couverture de la revue Transition, 1949          



Masque blanc sur fond noir, Aquatinte, 1949

 


              Matisse est un des très rares peintres dont Mélik s’est dit proche parce qu’il a su au tournant du XX° siècle inventer une peinture vivante en rupture avec l’académisme et l’impressionnisme (voir article de presse, Le Méridional, 12 octoble 1959, « Mélik, farouche adversaire de l’immobilisme pictural », Archives du Château-musée Mélik, Cabriès).

Quant à la proximité de Picasso avec le monde des masques et des cultures non-occidentales, elle a été une étape importante pour sa propre créativité. Inspiration plutôt qu’imitation autour de l’invention des Demoiselles d’Avignon (1907), et de cette période qu’on peut nommer « archaïsme expressif » (Philippe Dagen). L’ethnologue Claude Lévi-Strauss remarque en 1943  que pour connaître l’équivalent de la puissance d’invention des œuvres amérindiennes du Nord-Ouest du Canada notre société a dû attendre « l’exceptionnel destin d’un Picasso » (voir, Les Esquimaux vus par Matisse).
 
Picasso, Les Demoiselles d'Avignon, 1907
 
La vitalité de Picasso n’a pas laissé le jeune Mélik  indifférent : « Picasso m’a longtemps donné une vive exaltation et m’a incité au travail », même article de presse.
Ce vaste courant de la peinture d’avant-garde (Fauvisme, Cubisme), parallèle à la recherche formelle sur le masque, se prolongera longtemps dans le XX° siècle. Si on ajoute le goût immodéré des surréalistes pour les objets ethnographiques (notamment les masques, voir F. Duchemin-Pelletier, « Surréalisme et art inuit, la fascination du Grand-Nord », Journal of Surrealism and the Americas, 2008), on comprend que la « sensibilité tonique » de Montparnasse autour de 1925 dont Mélik a toujours célébré la créativité, n’a pu que nourrit l’aspect « intemporel » et « mythique » de son œuvre. Il fallait beaucoup d’audace et de liberté pour rompre radicalement avec la peinture-représentation de la tradition européenne et gréco-romaine. C’est ce vaste courant, aujourd’hui oublié, qui constitue le socle géologique de l’étrange peinture de Mélik (l’anthropologue de l’image, G. Didi-Huberman parle d’un « l’anachronisme moderne » à propos des analyses de Carl Einstein). Ce petit tableau de Mélik, à la fois expressif et anachronique, met parfaitement en œuvre ce qu’on peut appeler l’ « effet-masque ».
« L’archaïsme est chez Matisse, Picasso et Derain « du côté » de la figure humaine, de sa défense et de son exaltation. Il est du côté de l’attention avec laquelle il faut étudier et représenter le modèle. Il est l’un des moyens de ce « réalisme » ou « sur-réalisme » dont Apollinaire écrit qu’il était la justification et la défense du cubisme…  Les archaïsmes,  de Degas à Picasso, favorisent la recherche d’une vérité nouvelle du motif humain. Ils favorisent la mise en œuvre par les moyens du dessin et de la couleur d’une intelligence précise et profonde du visible », Philippe Dagen, Le peintre, le poète, le sauvage. Les voies du primitivisme dans l’art français, 2010, conclusion.
Si on veut comprendre l’étrangeté familière de ce petit tableau de Mélik  il faut le voir comme une résurgence qui complexifie le problème du visage-masque : la position renversée de la tête  - le cou tendu - la linéarité souple du contour sur le fond bleu, le refus du relief et du volume (planéité), la réduction des traits du visage humain, enfin l’œil couleur ciel pour qu’on voit à travers comme s’il s’agissait d’un masque. Tous ces éléments plastiques donnent, contre toute attente, une grande sensibilité poétique à cette image unique.
 


La Danse, paravent, Détail (masque esquimau) : Copier un vrai masque

 
 


 



 
 
Portrait, 1955, collection particulière : Rendre la psychologie d’un être

Visage-masque, 1965 : Anachronisme moderne de Mélik