mercredi 29 janvier 2020

1953 ! Un tableau, une galerie et un article.

La peinture d'Edgar Mélik est une longue coulée d'images qui invitent à la rêverie. Sur plus de quarante ans les variations n'ont pas manqué sur les couleurs, les sujets et surtout la manière de peindre. Elles tracent une courbe complexe qui contient le secret de sa peinture. Certains moments sont plus difficiles à connaître parce que les tableaux sont dispersés, ou parce que leur style est moins directement reconnu. On finit toujours par identifier un peintre à un exercice de style !
Heureusement Mélik réserve de merveilleuses surprises. La décennie 1950 par exemple.
Nous savons que Mélik a exposé en 1951 à la galerie Les Mages à Vence, chez Alphonse Chave. La galerie nous a permis de découvrir un tableau de Mélik conservé dans sa collection, et un article de presse (voir "1951, quand Edgar Mélik exposait chez Alphonse Chave,  galerie Les Mages, Vence", avril 2019).
Le tableau suivant est un exemple rare de cette décennie, exposé en 1953 à la galerie Moullot dirigée par le peintre Vincent Roux (1928-1991).

Edgar Mélik, Femmes au bord de la mer, HST, 81 x 64 cm, collection Association pour la promotion de l'oeuvre de Vincent Roux.
 Le tableau est une composition savante et délicate avec ses plans successifs et son harmonie colorée. Aucune scène réaliste mais une juxtaposition équilibrée de formes et de couleurs.
L'image est centrée sur une femme représentée de front avec cette surface rouge qui est le pivot abstrait de l'image. Son visage est tourné aux trois-quarts sur sa droite d'où la dissymétrie de sa chevelure dont le rouge est l'écho visuel de la jupe. Comme souvent chez Mélik, la place et la couleur de la signature constituent un signe lié à la structure de l'image. Ici, elle est comme un socle pour cette figure centrale.

De part et d'autre des formes se répartissent en une frise féminine, avec pour tout décor des creux et des pleins découpés dans un bleu qui suggère un bord de mer improbable. A droite, dans la moitié supérieure du tableau une femme massive, vue  de dos, tourne la tête vers l'extérieur de la toile, et son bras indique  quelque chose à voir. Habillée d'une ample tunique blanche elle est assise en équilibre sur un rocher, et sa jambe balance dans le vide un petit soulier bicolore. Réalité des êtres ou contraste purement coloré voulu par le peintre? Le rouge et le blanc sont dans un rapport clairement inversé entre ces deux femmes.

Entre elles, une silhouette assez irréelle dans le lointain fait la transition. Elle est la réplique visuelle de la femme centrale, mais sa chevelure est noire. Elle participe à la scène par tout son corps légèrement penché. Sa tête de profil regarde dans la même direction. A elles trois, elles foment bien un groupe par la gestuelle des corps.

De l'autre côté de l'axe de l'image c'est aussi un groupe de trois femmes, mais très différemment figurées.Mélik s'est limité à trois masses blanches surmontées d'une tache rouge en guise de chevelure. Par contre, ce tiers vertical de la toile lui permet de dessiner des courbes complexes pour un rivage onirique. On est bien dans un paysage, sur un socle de calcaire blanc avec ses courbes plongeant dans une Méditerranée mentale.

L'abstraction n'est jamais absente chez Mélik, car il s'agit d'ouvrir une porte sur un imaginaire qui ne soit pas la représentation fantastique du visible (Dali, Masson, Brauner) mais l'écho d'une émotion.
Mélik l'écrit avec son style incantatoire :
" Émotion, réponse toute spontanée à un désir profond d'autant plus qu'il est moins formulé; plus tu es inattendue, plus durablement tu t'imprimes dans des êtres autres et t'exprimes. Ne peut-on considérer la vie comme purement émotive et faire abstraction de tout ce qui n'est émotion ? Car c'est la manne tombée on ne sait d'où, de quel ciel; c'est toi l'émotion. N'en percevons que le perceptible." (Edgar Mélik, Manuscrit, archives du château-musée, Cabriès).
Mélik a aimé le surréalisme littéraire mais son oeuvre présente peu d'affinités avec les peintres surréalistes. " Je côtoie le surréalisme, mais je demeure nietzschéen." (Entretien, 1941).

Le bandeau supérieure de la toile est un dessin subtil pour une architecture lointaine. Une trace rouge très fine découpe des cubes sur un fond bleu nuageux. Une transparence colorée. Une ville au loin, avec son port ? La ville de Marseille , très présente dans la peinture de Mélik à son arrivée en 1932, est absorbée dans un songe émotif. Elle apporte ses formes géométrisées qui mettent en relief les courbes des corps et leur ballet silencieux.



Le sol est un pur répertoire informel. Une série de taches et d'ombres colorées  anime le sol. Des formes inventent une écriture vivante  à la manière de Joan Miro. Mais une gamme sans rien de systématique, sans la rigidité d'une grammaire ! La singularité de la peinture de Mélik c'est de donner à voir à chaque fois une pure  invention poétique qui traduit bien son refus d'un art devenu exercice de style.


           Émotion et règle sont les contraires que Mélik refuse d'harmoniser , en opposition à Georges Braque. La querelle entre Braque et André Breton a étét suffisamment connue pour admettre que le jeune Edgar Mélik l'a méditée, lui qui s'est voulu surréaliste dans sa jeunesse parisienne. Au peintre qui "aime la règle qui corrige l'émotion", le poète surréaliste répondait : "Je ne fais moi, que nier violemment cette règle." (Le surréalisme et la peinture, 1928). Dans les années 1950, à un journaliste qui lui demandait s'il avait des règles de travail, Mélik répondait avec l'intransigeance d'André Breton trente ans plus tôt : "Non, une haute pensée rigoureuse vaut mieux que celles-là."

Ce tableau traduit bien le refus de toute systématicité puisqu'il réussit à inventer un monde sensible où les formes humaines sont à peine suggérées dans un paysage poétique, libre de règle.   Il est parfaitement construit sous une apparente désinvolture (centralité de la figure, symétrie des nombres, inversion des masses colorées, opposition d'un haut géométrisé et d'un bas informel; etc.). On saisit mieux la rigueur de l'art de peindre que Mélik opposait à l'autorité de la règle qui répète les mêmes solutions.

L'exposition d'Edgar Mélik dont ce tableau provient a eu lieu en juillet 1953, à Marseille, dans la galerie Moullot qui est dirigée de 1950 à 1953 par le peintre Vincent Roux. Comme Mélik l'avait fait pour son exposition à Vence, il l' a certainement offert  au galeriste. Il est donc révélateur d'un moment précis de sa trajectoire (très peu de tableaux sont datés par Mélik). C'est par un article de René Renne dans les Cahiers du Sud (1953, n° 319), que nous apprenons que l'exposition a été importante avec une centaine d'oeuvres. L'analyse du critique d'art est centrée sur l'angoisse de l'époque et de l'artiste : "La grandeur tragique de l'oeuvre de Mélik, sa solitude aussi, sont sorties affirmées de cette vaste confrontation avec un public de prime abord surpris par la brutale intransigeance des prises de position du peintre. Le drame de l'oeuvre de Mélik est double. C'est celui d'un homme, lanceur de messages qui sait plus intensément que d'autres l'angoisse de ce temps, et dont l'angoisse devient panique par crainte de ne se faire entendre et ne pouvoir convaincre. Et c'est là que ce drame, après celui d'un homme, redevient celui d'un peintre, à la recherche toujours plus inquiète de ses moyens d'expression."
Curieusement la lecture est purement psychologique et on comprend que René Renne n'est pas convaincu par "la sensibilité tonique de l'Ecole de Paris et de Montparnasse", pour reprendre les mots mêmes de  Mélik qui se veut héritier de cette modernité picturale des années 1930, sa jeunesse parisienne. 
Sur cette même exposition de 1953 nous avons un  article de Pierre Mary qui donne un tout autre point de vue. Dès janvier 1933, ce critique d'art a été sensible à l'univers des couleurs et des formes des toiles de Mélik quand il exposait, pour la première fois à Marseille, galerie "Le Radeau", 18, quai de Rive-Neuve (pour les rares témoignages dans la presse, voir Les Cahiers du Sud, avril 1933, sous la plume du peintre Léon Van Droogenbroeck, et Le Petit Marseillais, novembre 1933, Henry Dumoulin).

Pierre Mary  s'attarde sur plusieurs vues du Vieux-Port
"Que nous sommes loin du réalisme brutal et "fort-en-gueule" de certains pontifes de la peinture marseillaise. Ici, tout se rattache à l'esprit dans une ordonnance de lignes chaotiques mais d'une harmonie très agréable. Le Vieux-Port s'anime dans une atmosphère vivante de coques et de mâts et devient plus cérébral que matériel. C'est cette formule simple, dépouillée de classicisme talentueux, qui donne aux oeuvres de M. Mélik Edgar, cet élan passionné sans lequel la plus belle des oeuvres reste "mécanique"."
La deuxième exposition de Mélik à Marseille aura lieu en décembre 1934, galerie Da Silva, 67 rue Saint-Ferréol. L'article de Pierre Mary est plus analytique et permet de comprendre les lignes de force de cette  peinture à ce moment-là :

"Mélik crée son rêve avec de la couleur et des formes, avec des lignes et des masses, mais il a aussi cette intuition, qui ne le quitte pas, cette matrice généreuse d'où sortent des figures impondérables qui donnent à ses compositions un sentiment très particulier... En se mettant contre tout ce qui est représentatif ou descriptif, Mélik s'est assuré une indépendance bien déterminée. Mais il s'est réservé également la plus grande liberté dans le choix et la traduction du sujet. Sujet est un mot peut-être trop fort, car il recherche davantage l'harmonie des couleurs et le jeu des masses, que la composition recherchée. Sa joie à lui s'exerce pendant la naissance de l'oeuvre :  nous ne sommes, nous, que les "admis" à voir le résultat, à considérer sa beauté ou à rejeter sa laideur."

Edgar Mélik, Groupe, c. 1935, collection particulière
Vingt ans se sont écoulés jusqu'à l'exposition de 1953, galerie Moullot, et chacun jugera de la trajectoire, des principes picturaux maintenus, comme des inventions picturales  (des ocres à la couleur, la synthèse entre figures et paysages, la part faite à l'abstraction, l'espace unifiant...).
Pierre Mary écrit peut-être une dernière fois sur Mélik. Une lecture rapide de son article de 1953 indique qu'il juge que les principes picturaux sont maintenus mais approfondis et spiritualisés. "C'est un jeu des formes, des volumes et des couleurs qui m'ont fait m'attacher à lui accorder plus qu'à tout autre la qualité de peintre dans son sens intégral. Du point de vue objectif, Mélik n'a pas changé. Il a évolué vers une formule plus large en se rapprochant du "figuratif" sans néanmoins revenir à l'image. D'autres le font qui nous donnent d'autres satisfactions. Ce qui me séduit dans la peinture de Mélik c'est l'évocation d'un monde spécial où, ne trouvant plus de commune mesure, seul mon oeil se réjouit du spectacle en considérant les creux et les reliefs, les transparences et les densités dans des compositions où je ne cherche rien d'autre."


       Grâce à Pierre Mary nous avons un écho des premières exposition de Mélik à Marseille, et une fidélité dans l'analyse sur vingt ans d'évolution créatrice ( janvier 1933/juillet 1953). Mélik a conquis ses moyens d'expression alors que rien ne le prédisposait à devenir peintre plutôt qu'écrivain ou pianiste. C'est après ses études à la Sorbonne qu'il se tourne vers la peinture en 1928. Il a vingt-quatre ans et n'a jamais tenu un pinceau. Sa première exposition a lieu peu de temps après, galerie Carmine, 51 rue de Seine, en décembre 1930 (article de Gaston Poulain, dans la revue Comoedia). Dès ses débuts il est à la recherche d'une "spiritualité plastique" (son expression en 1958). Il semble bien l'avoir trouvée dans le tableau de 1953, Femmes au bord de la mer. La décennie 1950 se révèle soudain capitale, mais encore mal connue. La matière picturale est devenue plus tactile avec ses masses, ses densités et ses couleurs, et en elle transparait une rêverie liée à l'émotion.

            Cet article n'aurait pas été possible sans Mme Michèle Cornu-Caral, Présidente de l'association pour la promotion de l'oeuvre de Vincent Roux, qui a bien voulu me communiquer une photo du tableau de Mélik. Je la remercie sincèrement pour sa générosité qui permet de progresser dans la connaissance de nos peintres respectifs (www.vincent-roux.com).

                     Olivier ARNAUD, secrétaire de l'association des Amis du musée Edgar Mélik