Edgar Mélik ou la peinture à la pointe du temps, Editions
de la Mandragore, Marseille, 1953 (article rédigé par Olivier Arnaud)
Ce titre peu connu est celui d’un livre consacré par
Hubert Juin à la peinture d’Edgar Mélik.
L’auteur inaugure une œuvre immense consacrée à la
poésie, la littérature et l’art. Né en 1926, il vient passer quelques mois à
Cabriès dans le but de connaître Edgar Mélik et d’écrire ce livre.
La rencontre fut-elle le fait du hasard ? On peut
penser que c’est par l’intermédiaire du cousin du peintre, Rouben Mélik, né en
1921, qu’il est invité à Cabriès. Bien des points communs ont pu faire se
rencontrer à Paris Hubert Juin et Rouben Mélik, au lendemain de la Libération.
Rouben Mélik avait été très engagé dans la Résistance. En 1945, il est
rédacteur en chef adjoint du magazine Regards et producteur à partir de 1952
d’émissions à la radio entièrement consacrées à la poésie.
Hubert Juin est né à Athus, en Lorraine belge, il est en
France en 1943 et s’engage dans la Résistance. Il fréquente René Char, Aragon
et Camus. En 1946 il publie Jean-Paul
Sartre, ou la Condition Humaine (Ed. de La Boétie, Bruxelles). En 1959 il
reçoit le prix de poésie Antonin-Artaud pour Quatre Poèmes (Ed. P.-J. Oswald, Paris, 1958). Il va associer toute
sa vie l’étude de la peinture à celle de la littérature. Trois ans après son
séjour à Cabriès, il écrit sur Seize
peintres de la jeune école de Paris (Paris, G. Fall, Le Musée de Poche,
1956 : Nallard, Moser, Sugai, Corneille, Chelimsky, Gillet, Doucet, Arnal,
Alechinsky, Lapoujade, Martin Barré, Camille Bryen, Bertini, Maryan, Levee,
H.Arthur-Bertrand). ‘Ecole de Paris’ est une expression qui sert à désigner
l’ensemble des artistes étrangers ou non qui vont se former à Montparnasse dans
les années 20 pour s’épanouir après guerre. Pour les désigner plus concrètement
on parle aujourd’hui de l’Abstraction lyrique. Edgar Mélik s’est formé dans ce
creuset parisien, en fréquentant les ateliers privés d’André Lhote, de Ranson,
et l’académie Scandinave. Il appellera cette période et ce lieu des arts à
Montparnasse, « le cerveau du monde ».
Hubert Juin écrira ensuite sur Pierre Soulages (1958),
André Masson (1963) Vélasquez et Goya (1965), Juan Miro (1967), Lazare Volovick
(1979).
Le livre qu’il consacre à Edgar Mélik en 1953 est bien le
coup d’envoi d’une curiosité profonde pour la peinture contemporaine. Il nous
révèle l’ « outillage mental » de ce tout jeune critique d’art et sa
perception de la nouveauté de Mélik. Le premier chapitre, Les pôles magnétiques de la peinture,
présente les notions nécessaires pour comprendre ce qu’est aujourd’hui la
peinture. Le présent de la peinture est celui d’une mutation :
pendant des siècles elle fut représentative (« art de la nomination »). Son but est dorénavant de devenir un
art total pour répondre à une exigence mentale infiniment supérieure. La science, qui a maintenant accès
à l’invisible (rayonnement, atome) et calcule le possible et l’improbable
(statistique), convoque la peinture.
Les portraits de Mélik sont manifestement ce qui a
impressionné Hubert Juin. Ils sont ceux d’êtres jamais vus, résidents réels d’un
monde imaginaire qui impose sa présence.
« Lorsque
Mélik peint l’un de ses extraordinaires portraits imaginaires, il livre au
monde du présent un visage EVIDENT et qui, sur fond d’avant-monde, ne cesse de
se manifester une fois pour toutes » (p.11).
Il est moins question d’espace que du temps dans la
perception de ces portraits par Hubert Juin. Non pas un monde imaginé à partir du nôtre, mais un
monde en avance sur le nôtre qui nous adresserait la figure de ces êtres non
encore visibles.
Quelle est la signification de la peinture ? La
question devait d’autant plus s’imposer à Hubert Juin qu’il découvrait tous les
tableaux dans l’atelier de Mélik. Création de l’esprit humain, l’art de peintre
crée ses propres moyens d’expression et transmet un message intelligible. La
signification de la peinture est dans l’accord entre l’invention artistique
propre à chaque artiste et l’idée qu’il entend exprimer. Hubert Juin s’explique
en opposant Vélasquez et Jérôme Bosch. Dans l’œuvre du premier « l’expression picturale est
prodigieuse et le message nul ». Le langage pictural de Bosch est
moins riche mais il s’accorde finalement « aux dictées des plus essentielles visions » (p. 12).
Hubert Juin va appliquer ce contraste entre langage
pictural et idées pour donner un sens à l’évolution de la peinture de Mélik
depuis 1930, telle qu’elle se déploie pour la première fois sous ses yeux.
« C’est au terme de 23 ans de mise
au point, de recherche, de tentatives que Mélik se trouve en pleine possession
d’une gamme extraordinaire de nuances » pour extérioriser « les plus profondes structures poétiques du
peintre » (p.13).
Hubert Juin suggère deux périodes autour de 1940.
La première période la peinture est plus docile face au
réel extérieur, le peintre veut pacifier son message, travaillant « dans le sens où le poussaient les éléments ».
Ensuite la peinture montre que Mélik « a
rompu avec la dictature du cosmos, au profit d’une densité, d’une rigueur de
plus en plus assurée ». Le vocabulaire pour décrire l’expression
picturale (durcissement, acuité, densité, rigueur) du second Mélik laisse voir
que le monde intérieur a pris le pas sur le monde extérieur, le Réel sur le réel.
Quant à la notion de Magie appliquée à un courant de
l’Art, elle sera consacrée par André Breton, dans L’Art magique, une histoire de l’art (1957). En relevant que
l’image est l’anagramme de magie, Breton repère une inspiration dans les arts
plastiques qui exalte les pouvoirs de l’imagination pour que l’image ne soit
pas la répétition de nos perceptions mais le révélateur des correspondances
cachées du Réel. Cette fonction de l’art culmine entre le 15° et 16° siècles
(Vinci, Bosch, Dürer, Grünewald, Holbein), puis resurgit au XIX° siècle quand
s’exprime un monde visionnaire (Goya, Blake, Füssli), enfin dans l’éclat que
lui prête au XX° siècle l’expressionnisme d’Edward Munch.
Alors que la peinture d’Edgar Mélik se laissait emporter
par les éléments et les courants cosmiques (mysticisme) il entend maintenant
dialoguer avec eux pour réaliser son œuvre autonome (« l’idéalisme
magique » des romantiques allemands). L’homme redevient le centre non de
l’univers mais de son univers, et il le prouve en créant une peinture où
l’esprit est devenu souverain. Le surréalisme a inventé les correspondances
entre la peinture et la poésie, entre l’image visuelle et l’image verbale. De
ce fait Hubert Juin peut associer la première période mystique à l’œuvre du
voyant Rimbaud (l’image du « Bateau
ivre »), alors que la seconde période renverrait à Lautréamont (les Chants de Maldoror qui inventent avec
force les métaphores de la révolte).
Cette mutation de la peinture de Mélik est en accord avec
les pulsions de la peinture contemporaine, mais pour le moment c’est aux autres
formes de l’art que pense Hubert Juin. Le langage a été pendant « sept cents ans » (p. 14) le reflet du monde des objets
(esclavage au monde et moyen de domination de ce même monde, allusion à la
formule : « L’homme ne commande à la nature qu’en lui
obéissant », du scientifique du XVII° siècle Francis Bacon). Ce renvoi à
la période médiévale était une exigence
pour beaucoup d’artistes qui réfléchissaient à la crise de la modernité
dans les années trente. Il s’agissait de rompre avec les canons esthétiques
hérités de la Renaissance (le tableau doit être une belle représentation des
choses grâce à la maîtrise du trompe-l’œil, de la perspective, du modelé et de
l’ombre). Si le surréalisme privilégiait les « arts primitifs »,
beaucoup de peintres se tournaient également vers le Moyen Age et ses formes
d’expression (tapisserie, fresques, vitraux, sculpture, peinture). Pour Roger
Bissière il fallait « reprendre le
fil des grands courants spirituels et repartir car la civilisation occidentale
contemporaine, comparée aux civilisations occidentales du Moyen Age et aux
civilisations de toujours était lamentablement médiocre ». Pour Jean
Bazaine (1904-2001), autre figure de Montparnasse, pour Maurice Denis
(1870-1943), et Georges Rouault (1871-1958), les Primitifs italiens et l’art
byzantin avec l’utilisation symbolique des couleurs et l’absence de perspective
représentent une source d’inspiration pour une peinture nouvelle.
Edgar Mélik, sans titre, vers1958, collection du musée Cantini, Marseille.
Le philosophe Etienne Gilson a synthétisé cette invention
d’une nouvelle idée de la peinture qui entend rompre avec les règles de l’art
issues de la Renaissance : « Giotto
et Piero della Frescesca contiennent déjà assez d’imagerie pour intéresser les
spectateurs atteints de cécité picturale, mais encore assez d’art pour
intéresser ceux d’entre eux qui ont l’œil peintre. Au XV° siècle le peintre a
voulu tracer le tableau de la réalité qui l’entourait, sur les traces de la
science (optique)… la célèbre Cène de Léonard de Vinci (1499)… Par cette œuvre
de génie la peinture s’est engagée sur un chemin qui devait la conduire à sa
perte. » Peinture et réalité,
conférences de 1955, publiées à New York en 1957, version en français, Ed. J. Vrin, 1972, p.
331).
Pour Hubert Juin, le langage justifiait un art-imitation
se transforme pour créer un monde autonome mais respectueux du réel. « Après avoir dressé la liste des choses
visibles, le poète est amené à donner leur chance aux possibles (voir Francis
Ponge), soit à remettre en jeu un langage qui a cessé d’appartenir au véritable
et seul monde sensible ». D’où le lettrisme et le dodécaphonisme.
La référence au lettrisme est celle de la dernière avant-garde
en 1953, après le dadaïsme et le surréalisme. Mouvement fondé par un poète
roumain, Isidore Isou, avec le Manifeste
de la poésie lettriste en 1942, il s’agit de penser la mutation du langage
poétique, forme qui voulait exprimer des choses qui lui sont étrangères – des
événements, des sentiments, etc. - vers
une forme qui est à elle-même son propre sujet. Cette mutation a également
concerné la peinture (de Manet à Kandinsky) et la musique (de Debussy à Luigi
Russolo). Tout en évitant le formalisme en art, l’autonomie des formes
artistiques est le débat qui domine la première moitié du XX° siècle avec la
notion de Poésie Pure et la Peinture Pure (par exemple H. Bremond en 1926
s’interroge à partir d’Edgar Poe, de Baudelaire, de Mallarmé et de Paul
Valéry ; Auguste Chabaud participera à ce débat pour la peinture). Il ne
s’agit pas de vider la poésie et la peinture de tous ces référents naturels et
humains mais de les subordonner à des formes artistiques. « Le poème
n’exclut ni les idées, les images et les sentiments, mais il les poétise »,
H. Bremond, La poésie pure, Ed. Grasset, 1926, p.44).
Le problème du sens de la peinture concerne la question
que l’homme se pose sur lui-même, celle de « sa destinée véritable » (p.14). Comment communiquer la
peinture quand le langage des « critiques d’art » a pu dissimuler
l’art de peindre ?« Comparez un
tableau et la littérature qui l’accompagne (dans laquelle il est question de
plans, de lignes, de masses, de perspective, voire du nombre d’or) et vous
éprouverez la curieuse sensation que du tableau n’a été recueilli que l’élément
infiniment périssable. » (p.15). Hubert Juin fait exception pour André Breton et Paul Eluard
qui ont su parler de la peinture sans trahir la signification de la peinture. Avec
Donner à voir (1939) et son anthologie
des écrits sur l’art, Les Frères Voyants
(« Les artistes font des yeux neufs,
les critiques d’art, des lunettes ») qui venait de paraître en 1952, Paul
Eluard a valeur d’exemple quand le langage pour une fois ne trahit pas la
peinture. Hubert Juin donne les deux titres.
Eluard a montré que le langage perd sa primauté devant l’image visuelle
quand elle devient « illustration poétique » comme dans le recueil de
dessins de Man Rey, Les mains libres,
en 1937, ou les Photographies de Hans
Bellmer en 1949).
Puisque Mélik a créé son propre moyen d’expression il
échappe à tout commentaire comme à toute filiation. Ses procédés plastiques
d’expression cadrent « parfaitement
avec les visées poétiques du créateur ». Pourtant on a rapproché cette
peinture de Picasso et de Permeke. Mais les rapprochements ne pourront
concerner que les intentions.
On trouve dans la peinture de Mélik « cet esprit d’aventure et de recherche »
qui donnera de magnifiques incendies des « Arlequins » jusqu’à
« Guernica » (1937). Mais les peintures ont des significations entièrement
différentes. Picasso exprime des « combats
extérieurs entre poignard et sang ». Alors que Mélik habite « toute une contrée de mythes et d’intentions
occultes ». Il met en jeu un mythe solaire : celui de la
puissance. Mais ce mythe a été vécu différemment dans les deux phases de sa
peinture autour de 1940. D’abord « une
querelle avec le monde extérieur » qui se traduisait pour le regard
profane par la laideur (« ne
disait-on pas qu’il était systématiquement peintre de la laideur ? »
p. 16). Dans une deuxième phase, le peintre a éprouvé ses forces dans cette
bataille et il peut dorénavant « instaurer
un ordre de la Haute Sagesse ». Expression ésotérique dont on aimerait
savoir si elle tient à la culture d’Hubert Juin ou au propre vocabulaire de
Mélik.
Hubert Juin propose ensuite ses propres rapprochements
pour exprimer la signification, les données spirituelles, de la peinture de
Mélik. Il pense d’abord à Chirico
(1888-1978) et à sa peinture métaphysique (Les Intérieurs, 1909-1917), que
Mélik incarne aujourd’hui, et de manière plus intense. Il est question de
produire une : « image brûlée,
calcinée par les feux de la vision interne, puis, à nouveau surgissante, en
raz-de-marée, de bienheureuse confusion intérieurs » (p.17). D’où une
combinaison improbable entre le réalisme et l’inobjectif. Le « monde réel » est « submergé par un amas de stratifications
mentales ». Il est recréé dans l’immobilité inhérente à la peinture,
mais « rechargé de flux cosmiques ».
Or, Hubert Juin rapproche la peinture de Mélik d’une
période bien précise de la peinture d’André Masson, l’époque où, « requis par une méditation acharnée de
Nietzsche et d’Héraclite, il peignit une série de toiles bouleversantes qui
semblaient donner, livrer le définitif visage de la tragédie » (p.17).
Dans le livre de 1960 consacré à Aix-en-Provence, il se
réfèrera à nouveau à cette période, presque dans les mêmes termes :
« C’était l’époque où Masson
peignait d’étranges massacres, des combats d’animaux, et des portraits
légendaires en une galerie au cœur de laquelle Kleist et Novalis rejoignaient
Héraclite. André breton montrait à quel point il était alchimiste. Roger
Caillois s’enchantait des acéphales qu’il dessinait avec une nervosité
proprement somnambuliques ».
Edgar Mélik, portrait, vers 1960, collection particulière.
La tonalité de
la peinture de Mélik s’est donc inversée. Rébellion, négation, amertume qui
exprimeraient des « préoccupations
parentes de certaines qui furent exprimées par les collaborateurs du
« Grand Jeu » (René Daumal, le fondateur 1908-1944, Hendrik Cramer,
André Gaillard, Luc Dietrich et Roger Gilbert-Lecomte) ». Que pouvait
recouvrir cette référence pour Hubert Juin ? Le Grand Jeu fut une revue créée
par René Daumal (1928-1932) et consacrée aux expériences littéraires de rupture,
à la créativité de l’enfance, à l’onirique, en vue d’une « métaphysique
expérimentale ». Roger Vailland participe à la création de la revue, et
Hubert Juin lui consacrera un article, ‘Tel qu’en lui-même’, dans Entretiens, Roger Vailland (Ed.
Subervie, 1970). Nul doute que l’allusion dénote tout un monde en effervescence
qui marquait la jeunesse d’Hubert Juin. Il restera fidèle à ces personnalités
singulières. Mélik devait lui paraître de cette trempe dans cette « existence du peintre au château désert de
Cabriès » (p. 16).
Mais de la
rébellion et de l’amertume la peinture de Mélik est passée à « l’humain, à l’éligible et à l’humour (loin
du sarcasme, négation du monde, mais l’humour selon Lautréamont, Alfed Jarry et
Jacques Vaché) ». Il reste à être attentif à cette présence de
l’humour dans la peinture de Mélik.
Hubert Juin
utilise ensuite une opposition paradoxale mais bien formalisée à l’époque f :
l’inobjectivité et l’abstraction. La peinture
non-figurative est jugée une impasse quand elle se réduit à son propre exercice
(comme chez Kandinsky). Dans le débat sur l’abstraction pure, Hubert Juin
interviendra en 1957, dans la revue Critique,
n° 125, à propos de deux livres de 1956 de Marcel Brion, Art abstrait, et de Michel Ragon, L’aventure de l’art abstrait. Il n’est pas favorable à une
abstraction qui existerait pour elle-même en peinture. Jean Bazaine venait de
refuser de faire de l’abstraction le synonyme de non-figuratif : « Ce pouvoir d’intériorité et de dépassement
du plan visuel qqu’implique la création, n’est pas fonction du plus ou moins
grand degré de ressemblance de l’œuvre avec la réalité extérieure, mais avec un
monde intérieur qui englobe le premier et s’épanouit jusqu’aux « pures
motifs rythmiques de l’être »… Klee est moins ressemblant (moins abstrait)
que le douanier Rousseau ; et Kandinsky est beaucoup moins abstrait que
Breughel, Vermeer ou Van Eyck : ce dernier pourrait bien représenter, dans
toute l’histoire de la peinture, l’extrême pointe de l’abstraction. »,
in Notes sur la peinture d’aujourd’hui,
Ed. 1948, cité par Et. Gilson, op. cit.,
p. 286).
Mélik a pratiqué
l’art non-figuratif dans une période de transition (1945-1948) comme si les
éléments (l’univers élémentaire basé sur l’eau, l’air, la terre et le feu
–bleu, blanc, marron, rouge) venaient à exister pour eux-mêmes. Ensuite l’œuvre
manifeste une « architecture
éminemment poétique » d’un univers autre
selon « la souveraineté d’une
Sagesse » (p.19).
A rebours de la
conjonction des arts voulue par les avant-gardes de l’entre-deux-guerre auquel
Hubert Juin était sensible (« art
total et définitive fusion » p.11 ; « l’idéale confusion des arts », p. 19), il souligne l’intégrité
de Mélik. La peinture est pour lui l’expression absolue de son univers mental,
ce que Hubert Juin définit par l’immanence
(1). Mélik fusionne entièrement avec son œuvre, et « peu de peintres » ont su vivre cette synthèse. En un autre
sens sa peinture est immanente parce qu’elle refuse la fuite vers l’avenir
comme vers le passé. Elle rend visible un monde intemporel par rapport au nôtre
(2). Enfin sa peinture ne demande aucun secours à une notion transcendante
(Dieu, le Sacré immobile), mais s’installe dans « l’instant éclaté »
et le « tremendus » (« cette notion primitive du Sacré »)
(3). Ici Hubert Juin parcourt toute une
constellation de notions en vogue pour qualifier l’Art entendu, à la suite de
Nietzsche notamment, comme une contre-création assumée par l’Homme, seul dans
l’univers. André Malraux parlera de la Métamorphose des dieux (essai de 1947,
le Musée Imaginaire) ; le
« tremendum » est
l’expérience humaine du mystère et du sacré dans l’effroi devant ce qui dépasse
l’homme (Le Sacré, de Rudolf Otto,
1917 ; Roger Caillois, L’Homme et le
Sacré, 1939) ; quant au surréalisme, il invente la quête du primitif
en l’homme. Avec le recul, il semble que Hubert Juin ait répéré dans la
peinture de Mélik la vérité de son époque, au carrefour du projet de Nietzsche (l’art
comme création d’un univers autonome), et d’une quête plus récente (un autre
monde qui aurait sa propre sacralité, et qui échapperait au temps dans lequel
les hommes se trouvent pour nous rejoindre dans sa verticalité intemporelle et
mystérieuse).
Edgar Mélik, père et fils, vers1965, collection particulière
L’ambivalence de
la peinture de Mélik est finalement référée au recueil de poèmes de Henri
Michaux, Epreuves, Exorcisme, « titre idéal pour une rétrospective des
tableaux de Mélik ». Parus en
1946, les poèmes écrits de 1940 à 1944 représentent des exorcismes au sens de
la poésie : « La plupart des
textes qui suivent sont en quelque sorte des exorcismes par ruse. Leur raison
d’être : tenir en échec les puissances environnantes du monde hostile ».
Caractériser
ainsi l’œuvre de Mélik c’est la situer dans un moment de la peinture ouvert par
le tableau que Picasso laissera inachevé en 1907, Demoiselles d’Avignon. Il s’agit bien depuis lors d’une mutation de
l’acte de peintre, et Mélik est à coup sûr dans ce grand sillage. C’est depuis ce tableau que la peinture peut se
penser comme exorcisme, et non comme plaisir et enseignement. « Le peintre apporte des modifications
magiques au monde par le fait même qu’il peint le monde, c’est-à-dire non pas
qu’il le représente –maîtrise mimétique qui lui est déniée –mais qu’il le
recrée dans un jeu où, de même que pour l’enfant, le bout de bois deveint
cheval, de même pour lui, le tableau devient arme avec laquelle il affronte l’inconnu »,
J. Clair, Le nu et la norme, Klimt et
Picasso en 1907, Gallimard, 1988, p. 110.
Hubert Juin, critique de 26 ans, poète marqué par le
surréalisme, et ouvert à tous les courants de la créations reste par son livre
le témoin contemporain du peintre, et en raison du passage du temps, personne
ne pourra plus avoir l’expérience qui fut la sienne. Il a vécu la coïncidence
d’une culture artistique disparue qu’il vivait intimement et de la peinture de
Mélik en train de se faire.
Cette première
partie du livre de Hubert Juin se termine par l’évocation des portraits
omniprésents dans la peinture de Mélik. « Les visages, ici et là, qui trouent la pierre, l’espace et le cœur,
sont les fleurs nées avant la nuit des temps et qui, par le miracle de l’union
du pinceau et de l’instant éclaté, surgissent davant nous, et de mille voix
plus puissantes que la pluie, plus ardues que le sang, parlent plus haut que
nous, et, sur leurs prépieds où mystique et magie se greffent, PROPHETISENT. »
Ce vocabulaire qui surprend aujourd’hui était maîtrisé dans
les études les plus rigoureuses de l’époque. Ainsi chez Gaston Bachelard, ce
philosophe des sciences qui se consacrera ensuite à l’analyse de l’imagination
en tant que fonction de l’irréel. Dans la Psychanalyse
du feu (1937) il s’émerveille devant « les mosaïques les plus étranges du surréalisme ». L’imagination
véritable est productrice et elle est libre par rapport à la perception et à la
mémoire (fonctions du réel). En 1939 il publie son Lautréamont, référence absolue du surréalisme, et lecture forte de
Mélik. « Les métamorphoses
ducassiennes ont eu l’avantage de désancrer un type de poésie qui s’abîmait
dans une tâche de description ». Pour les images visuelles G. Bachelard
se montre également épris de l’ouverture de l’imagination. Dans un entretien
pour la revue Arts, octobre 1951
(« Gaston Bachelard : je crois
aux peintres qui imposent le réalisme de l’irréalité. ») il est
reconnaissant au cubisme d’avoir « accentué
la libération du logicisme en peinture en créant de nouveaux artificialismes ».
Il y célèbre Dali qui nous surprend par les déformations qu’il impose au réel.
Absurdité et gratuité ? Pour G. Bachelard, c’est tout le contraire puisque
cette peinture apporte délivrance et enrichissement intérieur. Dans L’Air et les songes (1943) il reprend
son expression paradoxale pour définir les créations de l’imagination (« réalisme de l’irréalité »). L’imaginaire
est la fonction de l’esprit qui permet de déformer les images, pour nous ouvrir
à un réel plus large. Notre rapport au monde n’a jamais été le monopole des
fonctions du réel (perception, mémoire). On oublie facilement « les pulsions inconscientes, les forces
oniriques qui s’épanchent sans cesse dans la vie consciente. » La
perception pure n’existe pas, elle est toujours associée à des images (voir les
métaphores physiques et morales autour des mots « dur » et
« noueux »). Bachelard veut aider à découvrir l’ activité prospective des images, quand l’image se place d’elle-même
en avant de la perception, comme une aventure de la perception. Selon Hubert
Juin les visages peints par Edgar Mélik « prophétisent ». En quel
sens l’image visuelle peut-elle prophétiser, c’est-à-dire nous faire regarder
ailleurs ? G. Bachelard venait d’expliquer ce dynamisme de l’esprit.
« On comprend les figures par leur
transfiguration. La parole est une prophétie. L’imagination est bien un au-delà
psychologique. Elle prend l’allure d’un psychisme précurseur qui projette son
être. » L’Air et les songes,
1943.
Olivier Arnaud
Merci pour la publication de cet article complexe et riche, qui permet de réfléchir à la peinture d'Edgar Mélik en faisant abondamment référence à ce livre d'Hubert Juin qui n'est plus accessible ( introuvable ou presque). Les ouvertures proposées sont très intéressantes.
RépondreSupprimerOui, c'est là que l'on voit combien l'oeuvre de Mélik se prête aux commentaires et à la glose, preuve de sa richesse. La seconde partie de l'article d'Olivier, tout aussi pertinente, arrive...
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