mercredi 28 octobre 2020

Edgar Mélik à TANGER, 1933

Il est difficile de reconstituer les voyages de Mélik (Florence, Tanger, Malaga, Corse) quand les peintures et dessins sont perdus. Mais nous avons la chance de connaître plusieurs oeuvres de grande qualité réalisées à Tanger en 1933. La plus remarquable est la Femme berbère, HST, 99 x 77 cm, collection particulière (N° 2 du catalogue édité par le musée de Cabriès, Déluge mystique, 1994).
Mélik s'est plu à composer ce portrait de façon insolite, le pittoresque orientaliste passant au second plan. Le visage, émergeant à peine de la coiffe colorée, est vu de trois quarts. Comme pour le portrait du Lama à coiffe blanche (voir ci-dessous, HST, 100 x 80 cm, collection du musée de Cabriès) Mélik accentue ainsi le contraste entre la part humaine et le jeu de l'abstraction de la masse colorée. Les taches de couleurs sont juxtaposées de manière à rendre toutes les variations des tissus qui enveloppent la tête de la jeune femme. A tel point que le visage lui-même finit par être presque absorbé par les reflets colorés (éclat de jaune, rouge au-dessus des sourcils, etc.). Le principe du gros plan, le visage de trois quarts et les étoffes retombant sur les épaules font que le sujet essentiel de la toile est devenu ce tissu extraordinaire où règne l'abstraction géométrique du tissage berbère.
Comme pour les portraits "asiatiques" entre 1930 et 1935 (Bouddha, et Lama tibétain à coiffe blanche Sage chinois, etc.) Mélik choisit de représenter les yeux presque clos avec une asymétrie troublante : l'oeil droit fermé, l'oeil gauche,réduit à une fente blanche, laisse entrevoir sa pupille noire.
Un autre élément de l'écriture plastique de Mélik auquel il sera fidèle pendant les 40 ans de sa "création évolutive" (expression qu'il invente pour son exposition de janvier 1969 à Aix-en-Provence) est la gestuelle des mains. On s'attendrait à ce que l'amplitude du visage ne laisse rien voir du corps. Or, dans l'univers pictural de Mélik, les mains, autant que le visage au regard aboli, participe de la présence humaine. Par un jeu toujours savant Mélik les représente comme des parties vivantes et contrastées (voir le portrait imaginaire de Jean Mermoz, 20 février 2019 sur ce blog). A la main gauche qui émerge un peu raide de la manche s'oppose la paume de l'autre main avec ses doigts repliés qui tiennent ce qui ressemble bien à un anneau et sa perle. La peinture de Mélik n'est pas une représentation-illusion mais un artifice plastique. Le maniérisme des mains qui sera une constante de son oeuvre en est un aspect primordial. Les mains ne sont pas "réelles", elles créent un jeu de formes au sens énigmatique. "La forme ne signifie rien, elle se signifie" (Vie des formes, Henri Focillon, 1934).
Comme toujours par la suite, Mélik trace déjà sa signature d'une écriture fine à un endroit intégrateur. Ici c'est la manche d'une blancheur éclatante qui en est le support visuel.
Le pouce et l'index de l'autre main tiennent un anneau qui est devenu visible grâce à des reflets verts. Alors que le portrait est hiératique et intemporel (loin de tout orientalisme de pacotille) Mélik introduit subtilement le geste intime et expressif d'une femme au moment où elle joue avec son bijou (pour le mettre à l'oreille ou le montrer au visiteur).
Enfin on remarquera que le cadre de cette toile est fait d'une corde de marin torsadée et clouée, selon un procédé qu'on observe chez Picasso dès 1912 (par exemple Nature morte à la chaise cannée). On peut penser que cette technique liée à l'ambiguïté du collage chez Picasso est assumée par Mélik pour inscrire sa toile dans la modernité (en s'opposant à nouveau à l'orientalisme cajoleur). Ce tableau ayant appartenu à la collection de la famille d'Edgar Mélik, probablement dès le retour de Tanger, il est à peu près certain que cet encadrement "moderniste" a été fait sur les recommandations du peintre. Un dernier détail, qui reste le plus souvent inaperçu, doit être mentionné. Si Mélik choisit souvent le plein en donnant à la figure toute la surface disponible il reste inévitablement des zones potentiellement vides. A droite il y a juste un pourtour qui laisse voir un fond bleu ciel. Sur la gauche, l'espace disponible était plus important et Mélik a inventé une sorte de spectre vu de dos qui semble regarder une figurine rouge qui gesticule au-dessus.
Mélik multipliera toujours ces êtres étranges qui rempliront les petits espaces de ses toiles à venir. Sur le plan visuel, ils font basculer la toile vers l'onirique, et sur le plan de la signification ils ouvrent sur l'incertitude et le hasard (voir par exemple 'Mélik et l'Ange : survivance médiévale dans la modernité', 9 janvier 2016). Au-delà du témoignage remarquable du séjour de Mélik à Tanger en 1933, la valeur de ce tableau tient au fait qu'il manifeste pleinement l'intelligence plastique de Mélik et les principes "abstraits" de ses compositions du visage humain qu'il maintiendra tout au long de sa "création évolutive" à venir. Que savons-nous de plus sur la production de Mélik à Tanger ? Par chance pour nous Mélik a pu organiser sur place une exposition à la Galerie Marcel Lévy grâce à l'appui du Consul de France P.- L. Chesnault. ("une des rares personnes d'ici qui ait quelques connaissances en art", écrit-il à ses parents). Mélik réside chez un couple d'amis (Marcel ARDIN et sa femme) environ 3 mois (de la fin juillet 1933 jusqu'à la fin octobre). Gràce à la bibliothèque royale de Rabat nous disposons aujourd'hui de l'article publié par Chesnault dans la Dépêche marocaine. Cette exposition devait être très représentative de son séjour puisqu'elle présentait 9 toiles et 40 peintures sur papier ou carton. L'article vaut la peine d'être lu attentivement. Presque 90 ans plus tard il reste largement codé avec son jeu de références et d'allusions à déchiffrer : " Le peintre Mélik Edgar expose, à la galerie Marcel Lévy, des tableaux et des esquisses à l'huile qui révèle une verve rutilante, une âpre originalité et je ne sais quelle sombre puissance. Vous ne verrez dans cet ensemble ni teintes plates, ni fignolages, ni même cette moderne discipline du cubisme, mais un ruissellement furieux de couleurs qui brillent et s’entre-dévorent comme au soleil d’été les mille flammes du vieux port de Marseille et de l’Estaque, d’où nous viennent ces études. Car ce fougueux artiste a travaillé longtemps sur cette côté de Provence où un Puvis de Chavanne déploya sa fresque aérienne de Marseille porte de l'Orient et où Paul Cézanne conçut sa formidable "peinture au pistolet". Ces deux grands ancêtres, traditionnalistes chacun à sa manière, sont aujourd'hui des classiques, comme le sont devenus, à force d'audace dans l'ordre, ce Grec d'Espagne : Théotocopoulos et cet Espagnol de Paris, Pablo Picasso. Néo-classiques aussi, en attendant de devenir classiques tout court, ces Surréalistes d'allure un peu fauve, qui s'efforcent d'extraire la pensée de la matière et le mouvement de la couleur et veulent, nouveaux Prométhées, nous livrer un reflet du feu céleste avec le sang de leur coeur. M. Mélik Edgar est lui un Arménien de Paris : une telle Ecole jointe à une telle origine expliquent cette lumière et ces ténèbres, cette structure et ce dynamisme, cette vigueur et cette mélancolie, ce pointillisme et ce goût de l'aventure. Sans doute cet éloignement du fini, de l'aimable, du beau linéaire n'est pas de chez nous; pourtant les Arméniennes nées sous le ciel de l'Ile-de-France acquièrent, dès la première génération, une arcade sourcillière plus ouverte, un cou plus flexible, une gorge plus haute et des attaches plus fines. Et quant à la facture, ne dit-on pas des hommes du milieu jouant du couteau qu'ils luttent à la loyale ? Ainsi des peintres. Les coups de couteau de celui-là ont conquis un noyau d'amateurs de Marseille qui ne craignent pas les attaques brusquées. Peut-être un public moins rompu à ces audaces, hanté par l’académisme, par la photographie et par le préjugé du bibelot d’art de bonne compagnie, ouvrira de grands yeux, soupçonnera quelque mystification et murmurera : Haut les mains ! Mais d’autres, épris de renouveau, de hardiesse, de tumulte, regarderont avec attention, pèseront ces volumes et ces flèches et justifieront leur accord. » A la lecture de l'article on comprend qu'il y eut des échanges nombreux entre le Consul et Mélik. En dehors de la référence esthético-géographique obligée à Puvis de Chavanne (Marseille porte de l'Orient), tous les peintres dont Mélik se sentira proche dans les décennies suivantes sont nommés : Le Greco et Picasso, Cézanne dont Mélik louera la "force de déformation qui a transformé la peinture " dans un entretien télévisuel (23 janvier 1969, INA) les Surréalistes ("Je côtoie le surréalisme tout en demeurant nietzschéen", entretien vers 1942), Matisse dans sa période fauve (avant 1912) et bien sûr l'Ecole de Paris (expression inventée en 1925 par André Warnod, période d'entre les deux guerres dont Mélik célébrera la "sensibilité tonique" en 1958). L'article souligne la fougue de cette peinture qui arrive à concilier les contraires, et son refus de l'académisme largement dominant qui anticipe l'incompréhension d'une majorité du public. Effectivement, Mélik ne vendra rien, et il rentrera à Marseille avec toute sa production des trois mois passés à Tanger. Une autre peinture, celle-ci sur bois, fut certainement du voyage du retour. Cet enfant assis, à la chevelure noire et au teint ocre, porte un foulard à franges rouges (Enfant assis, huile sur bois, 35 x 27 cm, non localisé, N° 4, catalogue Déluge mystique).
Ce garçon tangérois est assis sur une sorte de banc et entre ses jambes on voit un fragment de paysage avec sa ligne noire pour horizon. Cet espace géométrisé, Mélik le reprendra dans un grand portrait de paysan (période ocre, c.1935). Le personnage dans ses vêtements amples laisse voir, dans ce même espace insolite, le paysage et la terre qu'il travaille. Cette composition en masses qui simplifie en conférant une évidente solidité aux êtres permettra à Hubert Juin d'écrire qu'il y a des affinités entre l'univers de Permeke 1886-1952) et quelques grandes toiles de Mélik (voir Edgar Mélik ou la peinture à la pointe du temps, 1953, p. 16).
"Ce qui rapproche Mélik de Permeke, c'est cette caractéristique solidité du matériau pictural utilisé. Et aussi que l'un et l'autre sont de magnifiques exemples de peintres de l'immanence. Rien dans leurs oeuvres respectives qui tente de rejeter le problème vers un indéfiniment futur paradis... En ce qui concerne leur langage pictural, l'on s'aperçoit sans peine que pour l'un et l'autre il s'agit de travail en pleine pâte. Tous les problème picturaux : l'espace, la forme, la couleur - sont nettement affrontés, sans faux-fuyants, sans compromissions. Et là, nous touchons l'une des principales qualifications de la peinture de Mélik : la solidité. C'est que le peintre a renoncé à toute facilité picturale, et omet de tricher avec l'oeil. Il a remplacé l'habileté par la sincérité." Le visage de cet enfant d'une rue de Tanger est particulièrement expressif avec ses yeux grands ouverts. Ce n'est pas un portrait intemporel mais un être singulier, ce qui est assez rare chez Mélik (à ce titre on peut le rapprocher du portrait de Cézanne, Le fils de l'artiste, 1881, 38 x 38 cm, dont l'harmonieuse simplicité est également au service de l'être représenté).
Mélik a présenté une quarantaine de dessins sur carton ou papier dans la Galerie Marcel Lévy. La collection privée de la famille d'Edgar Mélik avait conservé un dessin rehaussé de couleurs qui est, par chance, daté de 33 (la plupart du temps Mélik n'inscrit pas de date). Nous disposons aujourd'hui de sa photo (oeuvre non localisée). Il s'agit d'une jeune femme de Tanger, assise en tailleur sur une sorte de siège couvert d'un tapis rouge à frange.
On peut ainsi apprécier ce que P.-L. Chesnault appelait les "esquisses à l'huile" avec "cet éloignement du fini, de l'aimable, du beau linéaire qui n'est pas de chez nous". Mélik suggère certaines formes par quelques taches de couleurs, comme pour une tenture verte. Mais le plus souvent le trait noir dessine fort bien les objets. Le visage un peu incliné est parfaitement coloré et le regard est peut-être empreint de tristesse ou de gêne. Les cheveux noirs sont enveloppés avec un turban blanc et on devine sur le visage un maquillage traditionnel. Mélik a laissé sans couleur les motifs circulaires de sa robe en caftan. Les bras dénudés jusqu'au coude se croisent au niveau des poignets. On pense inévitablement au tableau merveilleusement coloré de Matisse, Zohra sur la terrasse ( HST, 1913, 100 x 115 cm, Moscou) : même position assise sur un tapis, robe en caftan, bras qui se croisent, et enfin les mains "mal" dessinées. L'autonomie de l'oeuvre de Mélik est aussi forte mais il s'éloigne de l'harmonie décorative de Matisse.
Les trois tableaux que nous venons de regrouper laissent entrevoir le travail complexe de composition à l'oeuvre dans la peinture de Mélik à ce moment-là. Il s'est tourné vers cet art en 1928 sans disposer d'aucune disposition particulière. Comme il le reconnaîtra lui-même, il était plutôt attiré par la musique (piano) et la littérature, deux activités qui ne disparaitront jamais de sa création personnelle. Sa première exposition avait eu lieu galerie Carmine, 51 rue de Seine, en décembre 1930 (13 toiles, article de Gaston Poulain, dans l'hebdomadaire culturel Comoedia). Avant Tanger, il a très peu exposé à Marseille où il n'est arrivé qu'en février 1932. Sa progression a donc été très rapide, et il en est parfaitement conscient. On peut en juger sur pièces avec les trois peintures de Tanger qui sont les plus anciennes dont la datation soit certaine. Les principes picturaux de Mélik (abstraction colorée, maniérisme des mains, petites figures spectrales, grands aplats colorés, simplication des formes, etc.) sont déjà explicites dans la grande toile, Femme berbère. Il écrit du reste à ses parents : "La peinture que l'on peut entreprendre ici est plutôt un travail de composition que de reproduction de la nature et la vie calme que je mène chez mes amis est favorable à ce genre de travail." (lettre à ses parents, 11 août 1933). "Ma peinture occupe toutes mes journées et je dessine quand je suis démuni de couleurs." (lettre du 2 septembre 1933). "Si les ressources artistiques manquent, il y a beaucoup à peindre, les types locaux étant très réalisables en peinture." (lettre du 25 juillet 1933; ces extraits de la correspondance familiale proviennent de la passionnante biographie écrite par Jean-Marc Pontier, Les Sentinelles d'Edgar Mélik, 68 pages, non publié). Loin de tout orientalisme, Mélik a donc élaboré ses propres principes complexes de composition lors de son séjour à Tanger. Les fondements de son art sont créés et on peut les suivre, avec des variations plus ou moins fortes, durant toute son "évolution créatrice". Il s'interesse surtout à la structure du visage humain dans ses écarts gommés par le classicisme depuis la Renaissance. En 1930 Georges Bataille avait souligné avec ironie que le secret de la beauté classique est perçé quand on a compris qu'en superposant une vingtaine de portraits photographiques on obtient automatiquement un visage harmonieux aussi beau que l'Hermès de Praxitèle ("Les écarts de la nature", revue Documents, n° 2, 1930). On dit souvent que Mélik déformait le visage dans ses portraits ! Il serait plus juste de dire avec G. Bataille, qu'il était extrêment sensible en tant que peintre à cette "impression d'incongruité qui est élémentaire et constante; il est même possible d'affirmer qu'elle se manifeste à quelque degré en présence de n'importe quel individu humain." On a conservé deux puissants dessins au crayon de têtes d'homme d'âges différents qui confirment que les types classiques à Tanger devaient fortement intéresser le peintre Mélik. Ils confirment que chaque type est un écart, comme chaque visage individuel. Ce qu'on oublie par l'habitude de la norme.
Le séjour de Mélik à Tanger en 1933 présente les trois unités de temps (3 mois), de lieu (un Orient) et d'action (études des types) assez exceptionnelles pour la compréhension de son art. Les cinq oeuvres que nous pouvons pour la première fois regarder ensemble donnent une bonne idée de la créativité de Mélik et permettent de dégager les principes de sa composition. Ce moment unique dans sa biographie artistique est le plus ancien qu'on puisse à ce jour reconstituer (avant 1933, pour l'année déjà écoulée à Marseille comme pour l'exposition de décembre 1930 à Paris, les indices sont très incertains). Il faut espérer que la patience des collectionneurs permettra de retrouver d'autres oeuvres liées à ce séjour à Tanger. Olivier ARNAUD, secréaire des Amis du musée Edgar Mélik