samedi 28 juillet 2018

La Fabrique d'une image : le photographe Marcel Coen et le peintre Edgar Mélik


Ce  portrait d'Edgar Mélik a été récemment mis en vente par la maison de ventes Leclère, à Marseille.

Marcel Coen,Portrait Edgar Mélik, peintre (57 x 47 cm, 1956 écrit au dos)
Le site présentait ce photographe important avec ces quelques lignes : "Marcel COEN (Pau, 1918 – Marseille 2008) est un photographe de renom, témoin de Marseille et de La Provence durant la seconde moitié du XXème siècle. Animé d’une grande curiosité, il s’attache à investir des domaines aussi variés que sa ville, les artistes locaux dont il était très proche (Ambrogiani, Mélik, Seyssaud, Pons…), l’urbanisme, la botanique ou encore la transhumance dont il a réalisé un célèbre reportage (1951). La qualité de son travail a retenu l’attention des institutions et en 1995, la ville de Marseille s’est portée acquéreur de son fonds de collection photographique. Notre vacation sera l’occasion de redécouvrir la variété de son témoignage et d’une certaine manière, de redécouvrir notre propre territoire".  Pour des informations précises sur ce photographe remarquable vous pouvez consulter le blog consacré au peintre Serge FIORIO, ami de Marcel Coen (sergefiorio.canalblog.com, André LOMBARD).

La photo est une construction assez difficile à déchiffrer. Que représente-t-elle vraiment ? Comment a-t-elle été produite ? On reconnait bien sûr le visage de Mélik qui semble venir de loin en arrière. A droite le dessin d'un portrait, et au bord de la photo un doigt pointé vers l'image (l'index).
Il y a un fonds Marcel COEN aux Archives de la Ville de Marseille. J'ai pu consulter les dossiers qui contiennent de grands tirages de photos d'Edgar Mélik prises dans le château de Cabriès, à plusieurs époques de sa vie. Certaines sont connues parce que des tirages existent dans les archives du musée Edgar Mélik. D'autres étaient pour moi entièrement nouvelles.
Certains clichés sont des prises de vue différentes  de notre portrait, et ils nous font entrer dans la fabrique matérielle de l'image photographique.

Marcel Coen, Portrait Mélik (Fonds Archives de Marseille, Licence 2)

La première est assez semblable, mais Mélik ne se regarde pas, son regard se perd au loin. Par contre le dessin de la tête d'homme est bien tracé. De qui s'agit-il ?  De Mélik lui-même, du photographe impliqué malgré lui dans sa propre photo à venir, ou d'une tierce personne ? La photo a-t-elle  été obtenue par une double exposition (ou surimpression)?

Marcel Coen, Portrait Mélik (Archives de Marseille, Licence 2)
  
Le troisième cliché nous donne la clef de la photo commercialisée. Mélik s'est d'abord dessiné sur un vieux miroir sans cadre, avec l'étain ébréché sur tous les bords.  Il se regarde dans la glace et le photographe a donc pris le reflet de Mélik, et non Mélik en transparence derrière une vitre sur laquelle il se serait dessiné préalablement.  La photo verticalise l'image mais comme la glace est inclinée contre la fenêtre, le reflet de Mélik n'est pas frontal et semble remonter vers la surface. Marcel Coen a créé un effet de profondeur. La masse indistincte, en bas à gauche, est en réalité la main droite de Mélik, le poing fermé et l'index posé sur la surface de la glace, dans le geste du tracé de son propre dessin.  La première interprétation d'une vitre derrière laquelle se trouvait Mélik, après avoir dessiné au devant son propre visage, était fausse. Ce dispositif utilisé par Picasso et ses cinéastes (1950 et 1956, voir plus bas) n'est pas celui de Mélik.


Les clichés conservés aux Archives de la Ville de Marseille permettent donc de voir le dispositif qui a produit l'illusion que constitue ce portrait photographique. Il faut parler en réalité de trois images en une, chacune produite par une technique différente. Le dessin tracé par Mélik (1), son reflet dans la glace inclinée (2), et enfin la photo de ce dispositif par Marcel Coen (3). Ce dernier a choisi le cliché qui efface les marques du dispositif matériel. En faisant disparaître, par son cadrage rapproché, l'étain ébréché et le croisillon de la fenêtre comme fond, le photographe a esthétisé son image. On pense à la règle traditionnelle : "L'art est de cacher l'art" (Horace) qui a dominé le rapport entre technique et esthétique, rapport mis en question justement par l'art des avant-gardes (dadaïsme, surréalisme, Francis Bacon, ... et bien sûr Mélik) quand les accidents, les impuretés, les hasard sont intégrés et restent visibles. Marcel Coen a réalisé des portraits de plusieurs artistes de la région (Ambrogiani, Seyssaud, Pons, Gleizes, Picasso). Ces portraits sont beaux parce que classiques,  mais ils ont peu à voir avec le portrait de Mélik. Toute l'esthétique du peintre de Cabriès est impure dans la mesure où elle ne dissimule pas la matière, les tâches et les ratures, pas plus que la texture du support physique (grains du fibrociment, ajout de grumeaux dans la couleurs). Ainsi le cliché brut est plus conforme à son approche de l'oeuvre (on pense à la question inaugurale de Marcel Duchamp : "Comment faire une oeuvre qui ne soit pas d'"art"? "). Surtout le double portrait d'artiste (unique chez Marcel Coen) en surimpression relève d'une esthétique surréaliste du trouble et du hasard qui est probablement l'apport de Mélik lui-même (voir  "Peinture et photographie : l'oeil du surréalisme", sur ce blog, janvier 2017).

 Claude Cahun, Henri Michaux, 1925
Claude Cahun, Jacqueline et André Breton, 1935
Dernière précision qui a son importance pour la généalogie de ce portrait photographique. Ces clichés se trouvent dans un dossier avec la date 1957 (la mention manuscrite au dos du cadre mis en vente chez Leclère est 1956, date erronée). Le travail de Marcel Coen se place donc  dans un contexte très précis. Picasso s'était livré à une expérience cinématographique totalement inédite avec la production du film de 78 minutes de Henri-Georges Clouzot, Le Mystère Picasso (sortie 1956). Picasso venait de recevoir des stylos feutre des Etats-Unis qui permettaient à l'encre épaisse de traverser la feuille de papier. Il devenait possible de filmer en transparence le dessin en train d'apparaître à l'envers, et donc d'approcher le processus de création, le mystère même de l'oeuvre d'art (voir Michèle Coquet, "Le double drame de la création selon Le Mystère Picasso (1956) d'Henri-Georges Clouzot", dans Gradhiva, Revue du Quai Branly, 2014, en ligne).

  
    
Les dispositifs des prises de vue chez Clouzot



















Le succès de la fiction de Clouzot a été immense parce qu'il a assumé la part de risque du cinéaste comme de l'artiste (faire croire que le dessin spontané est de la facilité, et réduire l'impression de créativité associée dans l'esprit du public au travail achevé et parfait).

En 1957, quand Marcel Coen se rend au château de Cabriès, Mélik a sans doute vu le film, et le photographe s'intéresse à ces dispositifs qui démultiplient les images. Le portrait au miroir de Mélik en est l'écho direct, un an après. Le moment du film (1956) a croisé le hasard quand Mélik et Coen ont vu ce vieux miroir posé dans un des ateliers de Mélik. Il faut les imaginer en train d'imaginer cet effet d'image. 

Un dispositif plus simple et très efficace avait été utilisé par le critique d'art et cinéaste Paul Haesaerts, pour Visite à Picasso (1950, film noir et blanc, 20’). Derrière une grande vitre, Picasso peint au pinceau, une colombe par exemple. On peut suivre les mouvements qui donnent naissance au dessin. 


                Le portrait photographique de Mélik est un dispositif original où  le recours au miroir permet de juxtaposer le dessin terminé et le reflet actuel du visage (en surimpression ?). L'artiste est en retrait, plongé dans son monde inconscient. Le problème du temps créateur est traité autrement chez Mélik et chez Picasso,   à cause de l'opposition entre plan fixe et image-mouvement.  En filmant, le temps nécessaire à la création est le même que le temps du spectateur. Avec le risque, parfaitement assumé par Picasso, de voir banalisée la créativité (voir les échanges entre Picasso et Clouzot dans l'article cité).
Le péril pour Clouzot était justement d'éviter ce piège produit par l'illusion cinématographique "pour passer de l'artiste de cirque au héros absolu".

En raison de ce contexte surdéterminé  de la photo de Marcel Coen, son enjeu symbolique est le rapport de Mélik à Picasso. On sait que Mélik était a la fois émerveillé et méprisant face à Picasso.  La première attitude étant évidemment la plus profonde (en 1941, " Picasso aura été le grand mais le dernier peintre d’une époque. Laquelle époque est de toute importance. Une autre est en train de se former. Celle-là aussi, de toute importance. Il se sera battu avec le réel comme nul ne l’avait fait. Il a trouvé un sens à suivre. Maintenant il s’agira d’entrer essentiellement au travers du réel dans une spiritualité. ", Entretien, Surréalisme nietzschéen, archives J.M. Pontier).
Le peintre et poète André Verdet, ami de Picasso et de Mélik, a donné son témoignage : "Edgar Mélik portait haut dans son coeur deux peintres favoris : Vincent Van Gogh et Pablo Picasso. Pour ce dernier sa ferveur était d'autant plus grande qu'elle était comme cachée. Il ne s'ouvrait qu'à très peu d'amis. Mais me sachant proche de l'artiste espagnol, il ne manquait pas lors de nos rencontres à Cabriès où à Grasse chez Consuelo de Saint Exupéry, de sa voix rauque et grondante de me questionner : "Comment va le sorcier?" (voir catalogue d'exposition, Céramiques de Picasso, Musée Edgar Mélik, Cabriès, Hiver 88-89).
Par contre Mélik ne supportait pas le côté public et publicitaire de Picasso après la guerre. Est-ce qu'il pensait que ce côté "artiste de cirque" joué par Picasso désacralisait la création ? Que l'image de la facilité en art est trompeuse ?  Mélik refusait que l'artiste donne une fausse image au public : "Chère Agnès Nanquette, votre mot m'a plu et replu. Mais si vous tenez à la présence d'une "vedette" pour votre réception mondaine, adressez-vous à Chagall, à Picasso ou à Fernandel, mais non pas à l'homme et au peintre qu'est MélikEdgar." (1966, Archives du musée Edgar Mélik, Cabriès. Agnès Nanquette (1924-1976) avait été la première épouse de Bernard Buffet).

Marcel COEN, Portrait de Picasso à Mougins, 1960

Finalement, le portrait astucieux de Mélik par Marcel Coen est un dispositif plus simple mais dont les enjeux cachés sont reliés à l'imaginaire du film de Clouzot, Le Mystère Picasso (1956). La question du temps créateur, du rapport de l'artiste à son oeuvre, est abordée grâce à la différence entre l'image-plan et l'image-mouvement.  Le problème de la création en art est en effet celui du temps. Mélik avait conscience des ressources opposants la photo et le film. En 1958 (un an après la photo de Marcel Coen)  son ami Alexandre Toursky réalise  un petit film sur ses tableaux chronologiquement assemblés au château. Mélik écrit alors à son amie Madeleine Follain que la séquence est composée "de clichés plutôt photographiques que cinématographiques." (Lettre, 29 octobre 1958, IMEC).  Donc, contrairement au film sur Picasso, il s'agissait de plans fixes de ses tableaux, sans aucun  processus de réalisation comme chez Picasso (chez Clouzot, on voit toutes les versions successives du tableau La Plage de la Garoupe, voir Eric Brunier, De l'écran au tableau I, Images Re-vues,2013, en ligne).


Chez Picasso le processus des schémas est vraiment créatif, pas chez Mélik. Filmer la réalisation d'un tableau par Mélik n'aurait eu aucun sens. Il s'agissait d'un processus étalé sur plusieurs mois (voire années), avec au départ des masses de couleurs plus ou moins aléatoires,  avec un motif peu à peu suggéré spontanément qui était,  dans un second temps,  poursuivi par Mélik. Donc la phase d'inconscience précédait la phase consciente. 
"La pensée de Mélik est une peinture et sa peinture est une pensée. Dire qu'il ne dessine pas mais peint, c'est prendre garde qu'il n'est à aucun moment tenté par le schéma, mais ce n'est pas nier ses qualités d'organisateur de formes colorées." Jean Tortel, poète, Cahiers du Sud, nov. 1958.

Pourtant Mélik s'est prêté au jeu/fiction de l'image-mouvement. En 1964 Fred Bahr réalise un petit film en noir et blanc sur Mélik. Le vrai sujet est sa propre main droite sculptée par un de ses amis dentiste. Elle a la blancheur de la résine. La main du créateur s'anime et Mélik crée une petite scène digne d'un court métrage surréaliste. Il tient sa propre main, et la tend à une jeune femme qui la saisit. Puis il lâche le moulage de sa main, etc.
Dans cette séquence Mélik ne cherche pas à faire voir le processus créateur, illusion possible avec Picasso qui se met en scène parce que sa démarche de dessinateur hors-pair l'autorise. Mélik passe par l'objet symbolique (le double de la main) pour suggérer le mystère de la création qui échappe à toute visualisation, et qui ne se réduit pas à la discontinuité des schémas successifs.



               
 La création est d'un autre ordre, ce n'est pas de la schématisation complexifiante. C'est finalement ce que Mélik donne à voir avec le portrait photographique de Marcel Coen qui est, elle aussi, un dédoublement. La glace est en même temps une surface pour le dessin et le lieu du reflet de soi-même. La temporalité créatrice n'est plus celle d'un processus qu'il suffit de filmer et de regarder pour "tout comprendre" (Le Mystère Picasso). C'est la temporalité circulaire  d'un artiste dont l'image profonde coexiste avec son dessin, et plus largement avec l'ensemble de son oeuvre (son dessein). Mélik suggère le flux de la "grande inconscience" (expression qu'il emprunte à André Breton). Ce montage photographique, fruit d'une entente entre Marcel Coen et Edgar Mélik, avec sa part de hasard et de suggestion,  est bien une réplique, au deux sens du mot, de la mise en scène de Picasso.

                Mais quelle conscience du temps Mélik avait-il  vraiment, lui qui se désignait par écrit comme "Le Peintre" ? La durée est inséparable du processus pictural, elle a sa continuité qui ne permet pas de séparer les états successifs de l'oeuvre, comme c'est le cas chez Picasso.  Mélik s'est exprimé par énigme au moment de la dernière rétrospective organisée par ses amis collectionneurs au château de Saint-Pons (1969). Il est presque à la fin de sa vie. Il a son œuvre derrière lui et pour la première et dernière fois elle est rassemblée dans de belles salles,  semblables à celles du château de Cabriès où il vit depuis 1934. Les premières oeuvres annoncent-elles  ce qui viendra ensuite, comme on le dit banalement ? La valeur des peintures  du passé serait-elle simplement relative, à cause d'un progrès ? Or, Mélik ne voit pas ainsi sa création. Le temps est création mais il n'est pas une ligne droite. Il est une métamorphose continue où chaque oeuvre engendre autre chose sans mourir pour autant, ni être "dépassée". 
" Chacune de mes peintures, en particulier et entre toutes, est monolithique. Et l'ensemble constitue, lui-aussi, un monolithe. Il est pleinement indépendant par rapport à la réalité et se gouverne dans l'autonomie."1967, Provence Magazine)   La temporalité d'un artiste comme Mélik est celle d'un cercle, le présent se recourbe sur le passé, l'artiste reste immobile au centre. 

"Dans le laps de quarante années de labeur, le passé et le présent se rejoignent. Lequel des deux rejoint l'autre?" (Texte manuscrit de Mélik, Exposition château de Saint-Pons, Aix-en-Provence, 1969). Comme dans une symphonie de Beethoven.

             Finalement qu'elle est le sens d'un simple dessin-portrait sur une vielle glace au bord écorné ? Mélik choisit le dédoublement de l'artiste, contre la geste ostentatoire de l'artiste face à sa propre création (Picasso). Il se figure en tant qu'agent de sa propre oeuvre, fut-elle négligeable ("Comment faire une oeuvre, qui ne soit pas d'art ?" se demandait Marcel Duchamp ?). Au troisième degré, la photo produite par Marcel Coen intègre l'artiste à sa propre oeuvre - pas d'art -, le contour rapide  d'une tête déformée par un miroir oblique.  Ce n'est pas une mise en scène, ni un portrait au reflet, mais une projection de soi avec son double tracé. Dans la grande peinture, ce serait le cas d'un peintre qui se représenterait lui-même en train de peintre... dans son tableau achevé (ce que l'analyse savante appelle "une projection auctoriale" comme on la voit dans les tableaux prestigieux de Vélasquez et Goya, voir V. Stoichita et A. Coderch, Le dernier carnaval - Goya, Sade et le monde à l'envers, Hazan, 2016).
L'image coproduite par Marcel Coen et Edgar Mélik est bien une réplique à Picasso, dans tous les sens possibles. 

                                                                                                   O. ARNAUD

dimanche 8 juillet 2018

Comment comprendre la peinture de François de Asis ?


« Je compris que ce n'est pas le monde physique seul qui diffère de l'aspect sous lequel nous le voyons; que toute réalité est peut-être aussi dissemblable de celle que nous croyons percevoir directement et que nous composons à l'aide d'idées qui ne se montrent pas mais sont agissantes, de même que les arbres, le soleil et le ciel ne seraient pas tels que nous les voyons, s'ils étaient connus par des êtres ayant des yeux autrement constitués que les nôtres, ou bien possédant pour cette besogne des organes autres que des yeux et qui donneraient des arbres, du ciel et du soleil des équivalents mais non visuels. » Marcel Proust, Le Côté de Guermantes

Samedi 7 juillet le musée Edgar Mélik de Cabriès a été le théâtre d'une rencontre mémorable autour d'un livre sorti en avril 2018, aux Editions ORIZONS, rencontre organisée par Vincent Bercker, commissaire de l'exposition, "Chemins" (au musée du 15 juin au 30 septembre 2018, tous les jours de 10h à 12h et de 14h à 18h, sauf lundi et mardi).

Couverture du livre (source : Orizons Editions)
Guy Vincent (source : Orizons Editions)




















             En présence Daniel Cohen, fondateur de cette Maison d'éditions qui fête ses 10 ans d'existence - un catalogue très riche et diversifié -  de l'auteur Guy Vincent (traducteur en 8 volumes de la célèbre épopée, Mahâbhârata) et du peintre François de Asis.

Ce livre est né d'un dialogue prolongé entre le peintre et l'écrivain pour comprendre ce qu'est la beauté selon cet artiste, ou plutôt comment il l'approche au moyen d'une démarche forcément très personnelle. En effet, la beauté n'est pas une idée générale mais chaque créateur perçoit le monde à sa manière et le donne à voir au travers de ses propres créations, qui sont comme autant d'échos de sa propre vision.
Pour Guy Vincent, ce livre est donc un traité d'esthétique, mais à la différence de la démarche philosophique du type de Kant ou Hegel, il s'agit plutôt d'un traité d'UNE esthétique, car il ne saurait être question d'universaliser le beau qui est affaire de créativité personnelle.

La première partie de l'intervention de Guy Vincent explique comment l'écriture du livre est née d'un dialogue de plusieurs mois où l'artiste prend la figure du "maître" et l'écrivain celle du "disciple". Ce n'est donc pas l'écrivain-philosophe qui dit ce qu'est l'art et le beau (il n'en a pas le savoir producteur) mais le peintre qui s'efforce de communiquer ce savoir non verbal qu'il n'a même pas l'habitude d'exprimer pour lui-même. L'auteur nous a bien fait comprendre qu'il s'agissait d'un rapport socratique en ce sens que le peintre est en possession d'un non-savoir verbal et que l'écrivain est dans la non possession du savoir verbal du processus qui aboutit à ce qu'il est convenu d'appeler "oeuvre d'art".
On peut dire que Guy Vincent a réussi son pari. Tout d'abord le sous-titre "Dessiner au musée" prend tout son sens. Quand François de Asis divague dans le Louvre il s'agit d'une démarche très personnelle qui n'a rien à voir avec l'admiration béate du grand public. Son regard se fixe moins sur la Beauté des chefs d'oeuvre que sur les détails insolites et inattendus qui donnent à une oeuvre, souvent discrète et anonyme, une fulgurance de vie, sa singularité qui n'a rien à voir avec la célébrité. Par exemple le dessin d'un poisson ou le vol d'un oiseau issus de cultures différentes et périphériques (Dans le livre ces détails qui animent soudainement une dizaine d'oeuvres sont reproduits). On voit que ce rapport est passé par la crise de l'institution-musée , et sans aller aussi loin que les surréalistes iconoclastes, l'usage du musée est absolument intime (on pense à la réflexion de Georges Duthuit, le muséoclaste).

 Daniel Cohen, Guy Vicent et François de Ais devant la grande Fresque d'Edgar Mélik (source : R. Mackie)

Mais la question de l'art (pourquoi faire ce types d'objets?) renvoie au réel (c'est lui qui doit répondre de ce besoin d'art qui caractérise notre espèce biologique douée de conscience - il va être souvent question de ce cerveau qui organise et simplifie notre perception de l'espace et des choses).
La question devient celle de notre rapport à la réalité, à cet ensemble de choses qui préexistent à notre regard. Mais l'auteur préfère parler "de ce qui est" (le Dasein heideggerien?). Ce que privilégie le peintre François de Asis est la sensation, et non l'émotion dont la gamme est subjective et restreinte (huit sont identifiées par les neurosciences). Guy Vincent nous met en garde, en tant que traducteur, contre les fausses variantes (ni sensualité, ni surtout ce terme usé de sensibilité). La sensation est un rapport ni objective ni subjective, mais un entre-deux. On voit que ce terme engage la dualité qui traverse l'histoire de l'esthétique (l'art est-il expression ou forme ?). La sensation est un surgissement, et atteste que le réel est foncièrement "événement". François de Asis prend comme exemple ses séjours à Venise, au petit matin, quand la foule n'est pas là, dans le silence des balayeurs de la place Saint-Marc. Soudain, les premiers rayons touchent la façade du Palais des Doges et quelque chose se produit, une manière de voir, et surtout l'objet se manifeste comme il l'entend et comme on ne l'avait pas encore vu. C'est le paysage urbain, dans ce  cas, qui a pris l'initiative. Et en ce sens on comprend mieux le témoignage du peintre qui parle de sa "soumission" au motif, qui est à ses yeux la clef de son art de peindre. Cette exigence, à une époque de toute-puissance de l'homme et de la technique, lui a été souvent reprochée.
Mais l'artiste n'est pas un contemplatif, il se fait, dans le même mouvement producteur de signes colorés sur une toile. Il y a simultanéité (ou con-naissance pour reprendre un terme de Paul Claudel) de la sensation "réceptive"et de l'activité plastique, fait inaugural qui fait de l'homme un peintre. Le peintre ne reproduit pas ce qui a déjà longuement analysé, mais dans le même mouvement il "découvre" le motif et (le) peint. Le tableau n'est plus image, ni même re-présentation, mais le peintre enregistre ce qu'il voit en même temps qu'il trace les marques colorées sur la toile. François de Asis a donné des précisions concrètes sur son dispositif mental : face au motif il "travaille" très vite (2/3 heures). Il trace un demi-cercle pour éviter la dispersion du regard, et se donner un centre focal. Il dispose de 9 couleurs, et le ton dominant sera celui de la sensation. En 2015, pour le jardin du Jas de Bouffan le peintre avait fait réaliser de grandes bandes imprimées, motifs extraits de ses toiles.  A la question d'un auditeur : comment avez-vous choisi ces fragments ? François de Asis précise que chaque fragment est "homologue" à tout le tableau. J'ai  pensé à la notion mathématique de "fractale" (une "surface dont la structure est invariante par changement d'échelle"; dans la nature les arbres, les fougères, ou le brocoli sont des objets fractals).  Peut-on encore parler de "peinture de paysage"? Guy Vincent le pense. Mais la notion a subi une mutation.

On sait que François de Asis a eu un maître, un peintre et théoricien de la peinture, André Lhote. En 1920, dans un article des la NRF, "L'enseignement de Cézanne" il inventa l'expression "analogie plastique" pour désigner ce rapport si particulier entre le réel et le tableau, rapport qui n'est pas une copie, pas une expression gratuite mais une transposition du réel par signes visuels. Dans la première salle du musée de Cabriès on peut observer quelques tableaux de cette méthode (décennies 1956/66). On voit aussi comment François de Asis a trouvé sa propre voie.
André Lhote (1885-1962;  photo : Edmond Boissonnet)

On comprend le deuxième sous-titre du livre : "peindre sur le Motif". Après ce processus inexpliqué on aboutit à l'autonomie de l'oeuvre d'art. Nous sommes face à un tableau de François de Asis, que voyons-nous vraiment? Une question de la salle permet au peintre de s'expliquer sur le rôle du format et de la distance du "regardeur" (terme de Marcel Duchamp). Il semble bien que les petits formats (voir la série de la cathédrale Saint-Sauveur, galerie Vincent Bercker, Aix-en-Provence) "donnent lieu" (indication de passivité non calculée par le peintre) à un motif plus figuratif que les grands formats de paysage exposés au musée de Cabriès. Quant à la distance qui permet de voir, François de Asis confirme ce fait : trop près on ne distingue rien, trop loin non plus. Il y a une "vraie" distance qui rend reconnaissable la "figure" urbaine (Palais des Doges ou le clocher de Saint-Sauveur) ou le "paysage naturel", autre figure possible.  Tout l'enjeu est l'acceptabilité de la peinture de François de Asis. Pour certains elle est trop abstraite, pour d'autres elle est trop figurative ! En un mot, cette peinture est-elle difficile, sous-entendre à apprécier et à comprendre ?

François de Asis et l'historien d'art Claude Massu devant les séries du Palais Ducal de Venise (Photo : R. Mackie)

Ce mécanisme visuel à partir de la toile est bien expliqué par Guy Vincent. Puisque "ce qui est" peut produire une "sensation" et que le peintre peut produire une "surface colorée", la toile est couverte de traits colorés  qui "d'un coup" s'organiseront pour donner à voir "un tronc d'arbre", une "haie traversée par la lumière", un "lac" ou un "élément d'architecture". La surface ne dessine rien, elle est un lieu de dispersion ou d' "exfoliation" selon le terme technique sur lequel l'artiste et l'écrivain se sont mis d'accord. En raison de la croissance ou de la poussée du tronc de l'arbre l'écorce se fragmente en petite plaques de bois qui tombent les unes après les autres (il suffit de regarder sur le tronc d'un platane par exemple). Ce terme désignera un processus analogique (on retrouve André Lhote) qui explique de quoi est réellement faite la surface de la toile pour les yeux avant toute intention d'identifier ce qui est représenté. D'où les réactions naturelles :  "on ne distingue rien, c'est trop abstrait".


Pourtant il y a toujours quelque chose sur la toile qui renvoie au concret le plus exact, mais à travers la traduction picturale.

Cet entre-deux identifie le sujet du tableau sans qu'il y ait ressemblance : "Oui, bien sûr, c'est ça!".
La peinture de François de Asis est-elle un monde platonicien qui nous invite à aller au-delà des apparences  ? Non, il s'agit plutôt de se "plonger" dans le motif, de ne faire plus qu'un avec la toile pour res-saisir "ce qui apparaît dans ce qui apparait". Guy Vincent nous explique rapidement les enjeux de l'allégorie de la caverne, mais à partir d'un passage moins connu du Phédon. Les hommes sont semblables à un être qui vivant au milieu de la profondeur de la mer, regarderait vers le haut, et voyant le soleil et les autres astres briller dans la nuit, il imaginerait que l'eau au-dessus de lui est le ciel (Phédon, 109 c-d). S'il est philosophe, et qu'il revient vivre dans son lieu -  la caverne avec les autres hommes - alors il aura compris que le "système des apparences" est réel, que les Idées transparaissent et brillent (que serait une essence qui n'apparaitrait pas, demandait déjà Hegel).

Après tout, la peinture s'est toujours présentée comme "vraie", ce qui implique que notre manière habituelle de voir les choses, est fausse ou artificielle (le peintre écarte le voile des conventions, selon Bergson).  Pour le commun des mortels la peinture n'est qu'une fiction ressemblante et agréable. Justement, la peinture de François de Asis est "moderne" au sens de Baudelaire (elle appartient à notre époque, et aucune autre) parce qu'elle tourne le dos à la ressemblance (à la mimesis de l'Antiquité et de la Renaissance), et elle ne cherche pas à "faire beau" (l'idée du Beau atteinte par la perfection technique). Elle est abstraite, au premier contact - faux contact - et devient de manière très poétique un signe reconnaissable. La peinture de François de Asis nous propose une expérience en nous plaçant face au monde tel que nous ne l'avions pas encore vu. Elle n'est pas subjective, mais elle est l'acte qui réduit la "distance entre la perception et la sensation" (Guy Vincent) par un enregistrement le plus objectif possible de ce qui est coloré et structuré, socle apparaissant du monde lui-même.
"Un trait n'est plus un cerne ni un aplat. Il enregistre à lui seul la vibration d'univers. Il n'est ni contenant ni contenu. Il vacille et s'agite, croise d'autres traits. Il forme des croisillons qui ne sont ps une grille abtraite posée sur l'espace mais un lacis de tracés. Il crée du vide et non du plein. Il crée un espace bruissant." Sylvie Decorniquet, citation Chemins, catalogue 2018, Editions du musée de Cabriès.
L'écrivain et le peintre se sont mis d'accord sur un terme d'origine grec : anagnosis (ana : processus de passage et gnosis, savoir). Comme le tableau de François de Asis ne devient jamais ressemblant et qu'il tente de nous restituer une "sensation" nouvelle, il faut éviter de parler de "reconnaissance".
Guy Vincent termine son exposé avec trois remarques philosophiques :

1) La recherche d'une esthétique propre à l'oeuvre de François de Asis correspond à la démarche plus large de son ami le poète Yves Bonnefoy (1923-2016) qui a été titulaire de la chaire de poétique au Collège de France. Comment comprendre en quoi consiste la fonction poétique du langage ? A quoi correspond la fonction poétique de l'image picturale ?

Yves Bonnefoy
2) Si la beauté est de ce monde, si elle doit être découverte dans la sensation du paysage, naturel ou urbain, alors la peinture de François de Asis appartiendrait au courant anti-platonicien dominant au XX° siècle (thèse d'Alain Badiou : voir son Petit manuel d'inesthétique, 1998). La beauté n'est pas un idéal à rechercher en se détournant peu à peu des apparences, mais c'est dans l'apparence elle-même que se trouve le fait esthétique. Quant au paysage, il reste un enjeu très actuel pour humain du XXI° siècle comme l'explique très bien François Jullien dans Vivre du paysage ou L'impensé de la Raison (2014). Deux civilisations ont su inventer l'expérience du paysage, la Chine ancienne et l'Europe renaissante, l'une par l'absorption de l'homme dans le paysage, l'autre par la maîtrise des choses grâce à la perspective traitée comme forme symbolique (Panofsky, 1927). La peinture telle que la comprend François de Asis est-elle une issue pour échapper à la déshumanisation du monde et de l'âme ?

3) Le plus surprenant de tout aura été l'interprétation très personnelle du mythe d'Orphée. Quand le musicien remonte du royaume des morts suivi d'Eurydice, il se retourne pour s'emparer du secret de la vie immortelle et perd instantanément celle qu'il aimait. En quoi l'erreur d'Orphée concerne-t-elle l'attitude du peintre ? L'artiste doit absolument éviter de croire que l'apparition du beau dans les choses pourrait être enfermée dans une formule, un exercice de style. Le beau reste une "trace mortelle" dans les choses, et l'artiste doit l'accepter. Sinon, il se condamne à la répétition ou à la perfection formelle.
On repense au combat d'un autre aixois, G. Duthuit contre le musée imaginaire de Malraux, ce lieu où les hommes croient échapper à la précarité, à la mort grâce aux oeuvres d'art intemporelles à la Beauté inaccessible. Or, ce que G. Duthuit a toujours préféré dans les oeuvres qu'il aimait c'est "un fragile équilibre entre présence et dispersion, une sorte d'instabilité qui, à ses yeux, les rendait perméables au monde vivant environnant." (Rémi Labrusse). L'enjeu de la peinture serait moins l'espace que le temps. La toile est devenue une surface sans illusion optique, aucun trait continu mais de longues touches colorées et directionnelles, et surtout le vide blanc des écarts. Mais l'oeil opère ses synthèses et fait apparaître des détails concrets. La surface n'impose rien, elle a sa propre vie intime qu'elle nous communique. Elle vit de cette instabilité qui engendre une sorte de temporalité visuelle.

     François de Asis a réussi ce petit miracle esthétique de corréler la vision, non à l'espace (la peinture comme fenêtre ouverte depuis Alberti), mais au temps.



La soirée s'est terminée sur la terrasse que Mélik avait fait construite, au-dessus de son atelier.

L'Atelier de Mélik et son piano rouge (Photo : R. Hale)
L'entretien a été enregistré par la municipalité de Cabriès et sera visible au musée.
Les deux prochains rendez-vous à ne pas manquer :


Samedi 25 Août à 18 h
Carnet de voyage, Livres d’artiste
Présentation par François de Asis
Avec la participation des Éditions Fata Morgana,
des Éditions À l’Atelier et de l’Imprimerie Paul Roubaud
à Aix-en-Provence.
En présence des auteurs et des artistes ayant contribué
à l’édition de ces ouvrages.
Suivi d’une visite guidée et commentée de l’exposition par l’artiste.

Samedi 22 septembre à 18 h
Réflexions autour de l’exposition :
François de Asis , Chemins.
Questions-Réponses entre
Claude Massu, Historien de l’art le peintre François de Asis
Suivi d’un large débat avec le public et les amis de l’artiste.
Cette rencontre se terminera par une visite-clôture de l’exposition
avec les organisateurs et responsables de tous les événements. 


                                 O. Arnaud (secrétaire de l'Association des Amis du musée Edgar Mélik, Cabriès)