dimanche 18 novembre 2012

Hubert Juin, fin


Dans le cas de Mélik, c’est en remontant vers l’originel et le primordial que le temps est piégé par une peinture de l’attention, souvent intérieurement très tendue. « Le peintre, en livrant cette femme venue des confins du plus lointain passé, et fusant vers les bornes de l’avenir, et parlant aujourd’hui afin qu’aujourd’hui soit autre ; le peintre en livrant ce visage magnétique opère un exorcisme infiniment troublant, infiniment confortant », (p. 43).
Edgar Mélik, collection particulière
 
Art et Psychanalyse : Le surréalisme a admis les découvertes de Freud qui étudie en l’homme le « ça », cette région profonde de l’esprit humain, « cette arène de la lutte qui met aux prises Eros et l’instinct de Mort » (p. 44). Ces conflits autodestructeurs (guerre et folie) s’expriment dans la culture universelle par des « mythes régressifs » qui hypnotisent les hommes et créent toutes les formes d’oppression. Mais quelle peinture est-elle en mesure d’assainir  les conflits à cette profondeur ? L’art peut-il quelque chose contre la folie humaine ? Hubert Juin veut éviter le contresens qu’on fait à propos du surréalisme et plus généralement de la peinture fantastique qu’André Breton appelait Art magique. Elle est perçue comme un signe de la folie du peintre (Bosch, El Greco, William Blake, Dali). Le vocabulaire d’Hubert Juin pour exprimer l’émotion que la peinture de Mélik produit sur lui appartient volontairement à ce registre (exorcisme, occulte, médiumnique). Mais la signification de la peinture fantastique est d’éclairer « les manifestations obscurcissantes » de l’inconscient pour en délivrer l’homme.  « Ce qu’il serait licite de demander à l’art serait de balayer d’impitoyables projecteurs et d’assainir totalement cette région obscure où les mythes régressifs ne cessent de se forger » (p. 44).
                 On confondra l’étrangeté de la peinture de Mélik avec les excentricités de l’homme, comme si ces deux faits appartenaient aux mêmes plans de réalité ! Il faut être fou pour peindre comme ça ! Mais c’est ignorer que la folie n’est pas cause d’art, mais que c’est par l’art que la folie accidentelle peut être dépassée.  « On a pu prouver que certains grands peintres ont échappé aux furies de l’autodestruction par l’exercice de leur art. Lorsque tous les hommes pourront échapper aux furies de l’autodestruction et aux méduses de la destruction collectives, la poésie sera faite par tous, non par un » (p. 44). Hubert Juin ne confond pas le plan individuel (celui de l’artiste qui dépasse la folie de l’inconscient) et le plan collectif de l’humanité. L’art indique une voie, mais ne permettra jamais de sortir du tragique de l’Histoire. C’est l’inverse qui est vrai : quand l’Homme sera unifié, tout homme sera artiste. Hubert Juin est loin de la confusion qu’on croit trouver dans le surréalisme entre folie et art, comme de l’illusion délirante sur le rôle de l’art (cf. René Clair, « Puisque l’art était la manifestation d’une folie, la folie ne pouvait être qu’un symptôme de l’art », op. cit., p. 157).

Très logiquement Hubert Juin publie ensuite un grand texte de Mélik, de 1932, « Tournant », où celui-ci s’explique sur le sens de « l’humain » pour l’art. On ne peut guère faire ici une explication de ce texte complexe, mais la logique est ternaire : constat tragique, le refoulement de l’humain dans la société actuelle (l’inhumain) ; sa redécouverte toujours possible, au moins dans l’art qui peut tout inventer sauf l’humain;  et enfin  le dépassement/ l’élargissement de l’humain par le mystique qui est participation de l’humain au monde (c’est le plan de l’esprit pur). L’art a donc une place centrale, puisqu’il résiste à la négation de l’humain, mais il vise au-dessus de lui, vers l’humain absolu. « L’humain absolu ne peut exister par lui-même dans l’art – il ne sera que l’ombre de l’homme qui est derrière l’œuvre » (p. 45). La pureté de l’esprit est le stade le plus haut de la réalisation de l’humain, mais comme intégration de tous les niveaux d’être (les éléments de la Terre, l’animal, l’esprit).  « La qualité humaine n’est que la qualité animale dans le sens le plus élevé du terme ». Pour Hubert Juin ce texte de 1932 sacrifie encore à « l’exacerbation nietzschéenne », et après la mutation de sa peinture de la participation mystique (Dionysos) à l’action magique de la clarté (Apollon), il serait réécrit autrement. A ce point, on peut plutôt penser que c’est une remarquable et elliptique métaphysique concrète qui rappelle le naturalisme romantique (Novalis et la magie des quatre éléments) et le naturalisme humaniste de Pic de la Mirandole pour la place centrale de l’humain (microcosme qui n’ayant pas de nature communique avec le minéral, le végétal, l’animal et le divin).

La Valeur : Le peintre-penseur est le seul à poser « l’interrogation métaphysique essentielle »,  à l’homme (Qui suis-je ?), mias plus  à la Nature ou à Dieu. C’est la question de la VALEUR, et non des valeurs.  La peinture de Gauguin oblige à « lire indéfiniment les grands romans de Kafka » (p. 46), dont on sait qu’il a représenté un complément à Nietzsche dans « la formation des structures mentales de Mélik » (p. 17). Quelle pensée ou confirmation Malik trouvait-il dans la « trilogie magique » de Kafka, qui ne se trouve pas dans Nietzsche ? « L’homme est-il le centre métaphysique du monde ? L’homme n’est-il pas, à chacun des regards qu’il jette à son miroir, l’incarnation de la métaphysique dans l’histoire ? » (p. 47). Cette idée est-elle compatible avec la philosophie de Nietzsche ? Dans les deux cas la solitude de l’homme est complète comme l’absence de Dieu. Et si la littérature de Kafka était plus radicale que la philosophie de Nietzsche ? N’est-elle pas plus fidèle au tragique de la condition humaine (Dionysos). Elle ne met pas l’art au service de l’illusion (Apollon), ni la vérité dans l’explication philosophique. « Comment savoir pourquoi l’homme est condamné à la condition de l’homme et ne peut accéder à la plénitude de la connaissance ?», R. Rochefort, Kafka ou l’irréductible espoir, Julliard, 1947, p. 225. Les romans de Kafka nous obligent à poser la question métaphysique (Qui suis-je ?), mais pour nous faire comprendre qu’ils ne contiennent pas de réponse.  Nietzsche est resté prisonnier du besoin philosophique de tout expliquer, alors que la littérature de Kafka est construite de telle sorte qu’on sache qu’on ne pourra rien expliquer.  Ce paradoxe est libérateur parce qu’il laisse l’homme être « le centre métaphysique du monde ». Il n’est plus objet d’une lourde explication (volonté de puissance, éternel retour, surhomme). « Que ses livres ne répondent  pas à l’exigence habituelle de notre raison, et ne donnent pas, en ce qui concerne le sens, l’impression d’une plénitude, cela tient au fait que Kafka s’efforce à travers ses livres de réduire la vie à rien et de démontrer l’absurde… C’est ce que traduit le caractère singulier de ses récits, situés comme à mi-chemin entre le rêve et la veille, entre le sens et l’absurde, entre l’arbitraire et la Loi, et comme au milieu d’une contradiction dont les deux termes s’équilibrent, tandis  qu’un espoir toujours déçu s’y épuise et s’y renouvelle sans cesse », idem, 203. En tout cas, ce que suggère Hubert Juin dans ces trois passages capitaux (p. 17, 28 et 46) c’est que la rencontre de Kafka aura coïncidé  chez Mélik avec  une pacification de sa vision du monde et avec la « solidité» (p. 16) de sa peinture.  « Parti d’une rébellion, d’une amertume et d’une vivace négation, Mélik arrive à nouveau à l’humain, à l’éligible et – pourquoi pas ?- à l’humour », (p. 18).

En quoi la mutation de la peinture moderne est-elle métaphysique pour Hubert Juin ? Il l’exprime très bien par une confrontation des peintures qui sont autant de visions du monde. « A un monde où la nature n’est pas plus troublée par la chute d’une pierre que par la chute d’Icare (cette leçon de l’humaniste Bruegel) se substitue un monde où le paysage en vient à obéir au peintre, en vient à manger aux paumes de ses mains. Et qui n’a vu des paysages transformés par Cézanne ou par Van Gogh ? » (p.47).


Bruegel l’Ancien, la Chute d’Icare, 1558
La référence au tableau de Bruegel n’est pas neutre, Pierre Francastel venait d’en renouveler  l’interprétation : l’audace de l’inventeur (Dédale et Icare) laisse la nature et les  autres hommes indifférents (cf. Peinture et société : naissance et destruction d’un espace plastique de la Renaissance au cubisme, 1951). C’était la limite de l’humanisme. L’artiste moderne transforme le paysage pour signifier que l’homme s’affirme comme « centre métaphysique du monde ».  L’art n’est pas une production gratuite ou esthétisante, mais un mode de signification sensible. Et la philosophie ne peut qu’enregistrer cette révolution : « Comme Nietzsche l’a si profondément senti, la révolte de l’artiste contre les contraintes qu’impose l’imitation de la nature est, au fond, une révolte contre la nature même, et comme la nature est donnée dans la connaissance théorétique, ou spéculative, l’évolution récente des beaux-arts exprime une volonté réfléchie, de la part de l’homo faber, de n’accepter aucune nature imposée du dehors, mais seulement celle qu’il aura créée lui-même… Il ne semble pas qu’un philosophe se soit trouvé pour construire la synthèse doctrinale qu’appelait cette situation complexe. La raison en est peut-être qu’il s’agissait en effet d’opérer un complet retournement des valeurs, aventure dont  Nietzsche  lui-même a beaucoup parlé, mais qu’il n’a pas réellement tentée », Etienne Gilson, Introduction aux arts du beau, 163, p. 170.
Vincent Van Gogh, Nuit étoilée, vers 1889

Un monde nouveau : Hubert Juin et Mélik vivent à la pointe de cette révolution qui a vu dans l’Art l’annonciation d’un monde nouveau (1880-1950), une prophétie (mot d’Hubert Juin, mais déjà de Bachelard), .  Mais ils ne peuvent pas savoir que leur génération est la dernière à l’espérer. « Il faut souhaiter que le peintre moderne ose enfin devenir le peintre de l’aurore. Qu’il nous livre enfin les premières images d’un monde que nous appelons de toutes nos forces, d’un monde qui sera le nôtre. Je pense que la poésie n’a pas à rendre la vie acceptable par un rejet pur et simple de l’inacceptable, mais au contraire que son rôle actuel est de rendre de plus en plus inacceptable ce qui pourrait passer pour tolérable », (p. 48).  Aujourd’hui l’adaptation de l’homme à ce qui existe est le nouveau credo, et le mercantilisme absorbe le monde de l’art. Hubert Juin n’est pas naïf sur ce basculement, il en connaît parfaitement les signes précurseurs. Il reprend l’anagramme de Salvador Dali (Avida Dollars) qu’André Breton  venait d’inventer. Hubert Juin désigne  « les publicités indues » dénoncées par ce jeu de mot (p. 48). Il sait qu’un peintre comme Chirico des « Intérieurs »  a renié sa propre peinture dès 1920 pour retomber dans l’académisme (p. 31 et 38).  Il déplore « les formes ininspirées et grotesques qui barrent la route (« les ready-made aux prolongements saugrenus ») » (p. 48). Effectivement les années cinquante sacrifieront au mythe dérisoire du prophète de l’avant-garde et de l’art conceptuel  (voir Jean Clair, Sur Marcel Duchamp et la fin de l’art, 2000). Si Hubert Juin célèbre la révolution des Futuristes, des Fauves et des Cubistes, autour des années 1906 à 1912 (p. 42), il a conscience que toute innovation en peinture donne lieu à des contresens et peut tourner à l’exercice vide. Enfin, la peinture abstraire, si elle reste un courant vivant (Soulages, Fautrier, Bissière, et  la nouvelle Ecole de Paris) tourne aussi à « l’académisme sans rigueur » de la peinture formelle (Carrey, Chapoval, Herbin).  L’art n’échappe pas aux aventures et aux mésaventures de l’histoire en général.

Mais les peintres auxquels Hubert Juin fait confiance pour faire surgir « une telle modification de la sensibilité de l’homme que le visage du monde s’en trouverait extraordinairement changé » (p.48) existent toujours : Pablo Picasso (1881-1973), Victor Brauner (1903-1966), Matta Echaurren (1911-2002), Wilfredo Lam (1902-1982), Raoul Ubac (1910-1985), André Masson (1896-1987). Sa liste s’ouvre avec Edgar Mélik (1904-1976) et se termine avec Max Ernst (1891-1976), « l’un des plus grands maîtres de l’époque » (p. 48).
                Toute cette génération d’artistes, souvent polyvalents (peinture, sculpture, gravure, photographie, vitraux), naît à la transition du XIX° au XX° siècle. Ils sont fortement marqués par les ruptures dans l’art de peindre et pratiquent donc  une « peinture expérimentale », grâce à quoi chacun fait varier ses moyens d’expression et donnent un contenu irréel à ses images dynamiques. Leurs tableaux sont des miroirs étranges où on ne retrouve pas ce qui nous rassure. Ils imposent « le réalisme de l’irréalité » (Bachelard, 1941). La perception d’un peintre dépend essentiellement d’un jeu de rapprochement qui mettra en évidence ses affinités et sa singularité. Il n’y a pas de doute qu’Hubert Juin était en mesure de replacer l’énigmatique peinture d’Edgar Mélik dans ce grand courant de la peinture dite surréaliste. Ce qui dérange dans ses images est bien intemporel et pacifié en comparaison de l’exubérance d’un Max Ernst ou d’un André Masson. La solitude et la maturation du peintre a duré 23 ans. Mais quand Hubert Juin le découvre à Cabriès Edgar Mélik est conquérant. Il n’est pas le seul artiste à avoir quitté Paris pour créer (Roger Bissière, Raoul Ubac, Ossip Zadkine, André Masson,  etc.).  Au lieu de sacrifier à la légende du peintre maudit, Hubert Juin insiste sur la fécondité de cette longue période secrète. « Je ne veux faire appel, ici, à aucune notion de réaction magique du monde contre le créateur » (p. 48).

L’isolement relatif de l’artiste est un gage volontaire qui le préserve de la vanité et des compromissions. C’est une exigence qui traverse les siècles, et que beaucoup d’artistes de cette génération assument volontiers (cf. Raoul Ubac à son ami Jean Bazaine, « Mon vieux, le jour où tu laisses passer ta photo dans un journal, quelque chose d’impur s’installe en toi, définitivement », Encyclopaedia Universalis). « D’une activité clairement dévoilée et mise au jour ressortent les déformations caricaturales, les incompréhensions hâtives, les suiveurs facilement renégats… la vision de Mélik qui ressortissait si clairement à un monde de l’agressivité, s’est prise peu à peu aux domaines des correspondances et des analogies. A l’heure actuelle, chaque nouvelle toile s’apparente à une carte des connaissances futures » (p. 49).

Pour Hubert Juin la force de la peinture de Mélik à ce point de maturité est due à son sens médiumnique (voir au-delà des apparences) et au dynamisme des analogies. Ce pouvoir de l’imaginaire est particulièrement visible chez le peintre qu’il admirait  le plus à ce moment là, André Masson (avec Pierre Soulages). « Lorsqu’à propos de Masson, André Breton parlait de chimie de l’intelligence (dans Le surréalisme et la peinture, 1928), il empruntait ce terme à Edgar Poe et voulait très exactement signifier qu’une certaine chimie mentale s’apparie aux lois de la chimie naturelle, laquelle, réunissant deux éléments donnés, obtient un produit nouveau dont les qualités ne rappellent en rien les qualités des composants. C’est là une excellente définition de l’image, telle que, par la mise en valeur du dynamisme analogique, la poésie moderne (et principalement la poésie surréaliste) a pu l’exploiter », Critique, 1954.
Ce dynamisme analogique propre au surréalisme a été particulièrement inventif chez Paul Eluard :

« Les poissons, les nageurs, les bateaux
Transforment l’eau
L’eau est douce et ne bouge
Que pour ce qui la touche
  Un poisson avance
Comme un doigt dans un gant... »

Poisson de Paul Eluard, dans Les animaux et leurs hommes, les hommes et leurs animaux, 1920 (Pour Gaston Bachelard c’est un exemple clair de l’imagination matérielle : « Ainsi se cohèrent le milieu et l’être : l’eau se transforme, elle gante le poisson ; inversement, le poisson s’allonge, s’efface, s’enferme », Lautréamont, 1939). Si la liste des peintres auxquels Hubert Juin associe Edgar Mélik nous parait loufoque, il faut se tourner vers ce que cette époque appelait « le dynamisme analogique », une méthode pour faire voir dans les miroirs autre chose que les apparences trompeuses.

Il faut lire Hubert Juin pour retrouver la clef perdue d’un « art de voir », cette clef magique que tous les poètes et les peintres qu’Hubert Juin regroupe joyeusement autour du peintre de Cabriès appelaient le « dynamisme des analogies ». Cet art lyrique de voir et de rêver autrement.  

 
Olivier Arnaud

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