Dans le cas de Mélik, c’est en remontant vers
l’originel et le primordial que le temps est piégé par une peinture de
l’attention, souvent intérieurement très tendue. « Le
peintre, en livrant cette femme venue des confins du plus lointain passé, et
fusant vers les bornes de l’avenir, et parlant aujourd’hui afin qu’aujourd’hui
soit autre ; le peintre en livrant ce visage magnétique opère un exorcisme
infiniment troublant, infiniment confortant », (p. 43).
Edgar Mélik, collection particulière
On confondra l’étrangeté de la peinture de Mélik avec les excentricités de l’homme, comme si ces deux faits appartenaient aux mêmes plans de réalité ! Il faut être fou pour peindre comme ça ! Mais c’est ignorer que la folie n’est pas cause d’art, mais que c’est par l’art que la folie accidentelle peut être dépassée. « On a pu prouver que certains grands peintres ont échappé aux furies de l’autodestruction par l’exercice de leur art. Lorsque tous les hommes pourront échapper aux furies de l’autodestruction et aux méduses de la destruction collectives, la poésie sera faite par tous, non par un » (p. 44). Hubert Juin ne confond pas le plan individuel (celui de l’artiste qui dépasse la folie de l’inconscient) et le plan collectif de l’humanité. L’art indique une voie, mais ne permettra jamais de sortir du tragique de l’Histoire. C’est l’inverse qui est vrai : quand l’Homme sera unifié, tout homme sera artiste. Hubert Juin est loin de la confusion qu’on croit trouver dans le surréalisme entre folie et art, comme de l’illusion délirante sur le rôle de l’art (cf. René Clair, « Puisque l’art était la manifestation d’une folie, la folie ne pouvait être qu’un symptôme de l’art », op. cit., p. 157).
Très logiquement Hubert Juin publie ensuite un
grand texte de Mélik, de 1932, « Tournant », où celui-ci s’explique
sur le sens de « l’humain » pour l’art. On ne peut guère faire ici une
explication de ce texte complexe, mais la logique est ternaire : constat tragique, le refoulement de
l’humain dans la société actuelle (l’inhumain) ; sa redécouverte toujours possible, au moins dans l’art qui peut tout
inventer sauf l’humain; et enfin le dépassement/
l’élargissement de l’humain par le mystique qui est participation de
l’humain au monde (c’est le plan de l’esprit pur). L’art a donc une place
centrale, puisqu’il résiste à la négation de l’humain, mais il vise au-dessus
de lui, vers l’humain absolu. « L’humain
absolu ne peut exister par lui-même dans l’art – il ne sera que l’ombre de
l’homme qui est derrière l’œuvre » (p. 45). La pureté de l’esprit est le stade le plus haut de
la réalisation de l’humain, mais comme intégration de tous les niveaux d’être
(les éléments de la Terre, l’animal, l’esprit). « La
qualité humaine n’est que la qualité animale dans le sens le plus élevé du
terme ». Pour Hubert Juin ce texte de 1932 sacrifie encore
à « l’exacerbation nietzschéenne »,
et après la mutation de sa peinture de la participation mystique (Dionysos) à
l’action magique de la clarté (Apollon), il serait réécrit autrement. A ce
point, on peut plutôt penser que c’est une remarquable et elliptique
métaphysique concrète qui rappelle le naturalisme romantique (Novalis et la magie
des quatre éléments) et le naturalisme humaniste de Pic de la Mirandole pour la
place centrale de l’humain (microcosme qui n’ayant pas de nature communique
avec le minéral, le végétal, l’animal et le divin).
La
Valeur : Le peintre-penseur
est le seul à poser « l’interrogation
métaphysique essentielle », à
l’homme (Qui suis-je ?), mias plus à la Nature ou à Dieu. C’est la question de la
VALEUR, et non des valeurs. La peinture
de Gauguin oblige à « lire
indéfiniment les grands romans de Kafka » (p. 46), dont on sait qu’il a
représenté un complément à Nietzsche dans « la formation des structures mentales de Mélik » (p. 17). Quelle
pensée ou confirmation Malik trouvait-il dans la « trilogie magique »
de Kafka, qui ne se trouve pas dans Nietzsche ? « L’homme
est-il le centre métaphysique du monde ? L’homme n’est-il pas, à chacun
des regards qu’il jette à son miroir, l’incarnation de la métaphysique dans
l’histoire ? » (p. 47). Cette idée est-elle compatible avec la
philosophie de Nietzsche ? Dans les deux cas la solitude de l’homme est
complète comme l’absence de Dieu. Et si la littérature de Kafka était plus
radicale que la philosophie de Nietzsche ? N’est-elle pas plus fidèle au
tragique de la condition humaine (Dionysos). Elle ne met pas l’art au service
de l’illusion (Apollon), ni la vérité dans l’explication philosophique. « Comment
savoir pourquoi l’homme est condamné à la condition de l’homme et ne peut
accéder à la plénitude de la connaissance ?», R. Rochefort, Kafka ou l’irréductible espoir, Julliard,
1947, p. 225. Les romans de Kafka nous obligent à poser la question
métaphysique (Qui suis-je ?), mais pour nous faire comprendre qu’ils ne
contiennent pas de réponse. Nietzsche
est resté prisonnier du besoin philosophique de tout expliquer, alors que la
littérature de Kafka est construite de telle sorte qu’on sache qu’on ne pourra
rien expliquer. Ce paradoxe est
libérateur parce qu’il laisse l’homme être « le centre métaphysique du monde ». Il n’est plus objet d’une lourde
explication (volonté de puissance, éternel retour, surhomme). « Que
ses livres ne répondent pas à l’exigence
habituelle de notre raison, et ne donnent pas, en ce qui concerne le sens,
l’impression d’une plénitude, cela tient au fait que Kafka s’efforce à travers
ses livres de réduire la vie à rien et de démontrer l’absurde… C’est ce que
traduit le caractère singulier de ses récits, situés comme à mi-chemin entre le
rêve et la veille, entre le sens et l’absurde, entre l’arbitraire et la Loi, et
comme au milieu d’une contradiction dont les deux termes s’équilibrent, tandis qu’un espoir toujours déçu s’y épuise et s’y
renouvelle sans cesse », idem,
203. En tout cas, ce que suggère Hubert Juin dans ces
trois passages capitaux (p. 17, 28 et 46) c’est que la rencontre de Kafka aura
coïncidé chez Mélik avec une pacification de sa vision du monde et avec
la « solidité» (p. 16) de sa peinture.
« Parti d’une rébellion,
d’une amertume et d’une vivace négation, Mélik arrive à nouveau à l’humain, à
l’éligible et – pourquoi pas ?- à l’humour », (p. 18).
En quoi la mutation de la peinture moderne
est-elle métaphysique pour Hubert Juin ? Il l’exprime très bien par une
confrontation des peintures qui sont autant de visions du monde. « A un
monde où la nature n’est pas plus troublée par la chute d’une pierre que par la
chute d’Icare (cette leçon de l’humaniste Bruegel) se substitue un monde où le
paysage en vient à obéir au peintre, en vient à manger aux paumes de ses mains.
Et qui n’a vu des paysages transformés
par Cézanne ou par Van Gogh ? » (p.47).
Bruegel l’Ancien, la Chute d’Icare, 1558
La référence au tableau de Bruegel n’est pas
neutre, Pierre Francastel venait d’en renouveler l’interprétation : l’audace de
l’inventeur (Dédale et Icare) laisse la nature et les autres hommes indifférents (cf. Peinture et société : naissance et
destruction d’un espace plastique de la Renaissance au cubisme, 1951). C’était
la limite de l’humanisme. L’artiste moderne transforme le paysage pour
signifier que l’homme s’affirme comme « centre métaphysique du monde ». L’art n’est pas une production gratuite ou
esthétisante, mais un mode de signification sensible. Et la philosophie ne peut
qu’enregistrer cette révolution : « Comme Nietzsche l’a si profondément senti, la révolte de l’artiste
contre les contraintes qu’impose l’imitation de la nature est, au fond, une
révolte contre la nature même, et comme la nature est donnée dans la connaissance
théorétique, ou spéculative, l’évolution récente des beaux-arts exprime une
volonté réfléchie, de la part de l’homo faber, de n’accepter aucune nature
imposée du dehors, mais seulement celle qu’il aura créée lui-même… Il ne semble
pas qu’un philosophe se soit trouvé pour construire la synthèse doctrinale
qu’appelait cette situation complexe. La raison en est peut-être qu’il
s’agissait en effet d’opérer un complet retournement des valeurs, aventure
dont Nietzsche lui-même a beaucoup parlé, mais qu’il n’a pas
réellement tentée », Etienne Gilson, Introduction aux arts du beau, 163, p. 170.
Vincent Van Gogh, Nuit étoilée, vers 1889
Un
monde nouveau : Hubert
Juin et Mélik vivent à la pointe de cette révolution qui a vu dans l’Art
l’annonciation d’un monde nouveau (1880-1950), une prophétie (mot d’Hubert
Juin, mais déjà de Bachelard), . Mais
ils ne peuvent pas savoir que leur génération est la dernière à l’espérer.
« Il faut souhaiter que le peintre
moderne ose enfin devenir le peintre de l’aurore. Qu’il nous livre enfin les
premières images d’un monde que nous appelons de toutes nos forces, d’un monde
qui sera le nôtre. Je pense que la poésie n’a pas à rendre la vie acceptable
par un rejet pur et simple de l’inacceptable, mais au contraire que son rôle
actuel est de rendre de plus en plus inacceptable ce qui pourrait passer pour
tolérable », (p. 48). Aujourd’hui l’adaptation de l’homme à ce qui
existe est le nouveau credo, et le
mercantilisme absorbe le monde de l’art. Hubert Juin n’est pas naïf sur ce
basculement, il en connaît parfaitement les signes précurseurs. Il reprend l’anagramme
de Salvador Dali (Avida Dollars) qu’André Breton venait d’inventer. Hubert Juin désigne « les
publicités indues » dénoncées par ce jeu de mot (p. 48). Il sait qu’un
peintre comme Chirico des « Intérieurs » a renié sa propre peinture dès 1920 pour
retomber dans l’académisme (p. 31 et 38).
Il déplore « les formes
ininspirées et grotesques qui barrent la route (« les ready-made aux
prolongements saugrenus ») » (p. 48). Effectivement les années
cinquante sacrifieront au mythe dérisoire du prophète de l’avant-garde et de
l’art conceptuel (voir Jean Clair, Sur
Marcel Duchamp et la fin de l’art, 2000). Si Hubert Juin célèbre la
révolution des Futuristes, des Fauves et des Cubistes, autour des années 1906 à
1912 (p. 42), il a conscience que toute innovation en peinture donne lieu à des
contresens et peut tourner à l’exercice vide. Enfin, la peinture abstraire, si
elle reste un courant vivant (Soulages, Fautrier, Bissière, et la nouvelle Ecole de Paris) tourne aussi à
« l’académisme sans rigueur » de la peinture formelle (Carrey, Chapoval,
Herbin). L’art n’échappe pas aux
aventures et aux mésaventures de l’histoire en général.
Mais les peintres auxquels Hubert Juin fait
confiance pour faire surgir « une
telle modification de la sensibilité de l’homme que le visage du monde s’en
trouverait extraordinairement changé » (p.48) existent toujours :
Pablo Picasso (1881-1973), Victor Brauner (1903-1966), Matta Echaurren
(1911-2002), Wilfredo Lam (1902-1982), Raoul Ubac (1910-1985), André Masson
(1896-1987). Sa liste s’ouvre avec Edgar Mélik (1904-1976) et se termine avec
Max Ernst (1891-1976), « l’un des
plus grands maîtres de l’époque » (p. 48).
Toute cette génération d’artistes, souvent
polyvalents (peinture, sculpture, gravure, photographie, vitraux), naît à la
transition du XIX° au XX° siècle. Ils sont fortement marqués par les ruptures
dans l’art de peindre et pratiquent donc
une « peinture expérimentale », grâce à quoi chacun fait
varier ses moyens d’expression et donnent un contenu irréel à ses images
dynamiques. Leurs tableaux sont des miroirs étranges où on ne retrouve pas ce
qui nous rassure. Ils imposent « le réalisme de l’irréalité »
(Bachelard, 1941). La perception d’un peintre dépend essentiellement
d’un jeu de rapprochement qui mettra en évidence ses affinités et sa
singularité. Il n’y a pas de doute qu’Hubert Juin était en mesure de replacer
l’énigmatique peinture d’Edgar Mélik dans ce grand courant de la peinture dite
surréaliste. Ce qui dérange dans ses images est bien intemporel et pacifié en
comparaison de l’exubérance d’un Max Ernst ou d’un André Masson. La solitude et
la maturation du peintre a duré 23 ans. Mais quand Hubert Juin le découvre à
Cabriès Edgar Mélik est conquérant. Il n’est pas le seul artiste à avoir quitté
Paris pour créer (Roger Bissière, Raoul Ubac, Ossip Zadkine, André Masson, etc.).
Au lieu de sacrifier à la légende du peintre maudit, Hubert Juin insiste
sur la fécondité de cette longue période secrète. « Je ne veux faire appel, ici, à aucune notion de réaction magique du monde contre le créateur » (p. 48).
L’isolement relatif de l’artiste est un gage volontaire
qui le préserve de la vanité et des compromissions. C’est une exigence qui
traverse les siècles, et que beaucoup d’artistes de cette génération assument
volontiers (cf. Raoul Ubac à son ami Jean Bazaine, « Mon vieux, le jour où tu laisses passer ta photo dans un journal,
quelque chose d’impur s’installe en toi, définitivement », Encyclopaedia Universalis). « D’une
activité clairement dévoilée et mise au jour ressortent les déformations
caricaturales, les incompréhensions hâtives, les suiveurs facilement renégats…
la vision de Mélik qui ressortissait si clairement à un monde de l’agressivité,
s’est prise peu à peu aux domaines des correspondances et des analogies. A
l’heure actuelle, chaque nouvelle toile s’apparente à une carte des
connaissances futures » (p. 49).
Pour Hubert Juin la force de la peinture de Mélik
à ce point de maturité est due à son sens médiumnique (voir au-delà des
apparences) et au dynamisme des analogies. Ce pouvoir de l’imaginaire est
particulièrement visible chez le peintre qu’il admirait le plus à ce moment là, André Masson (avec
Pierre Soulages). « Lorsqu’à
propos de Masson, André Breton parlait de chimie de l’intelligence (dans Le
surréalisme et la peinture, 1928), il empruntait ce terme à Edgar Poe et
voulait très exactement signifier qu’une certaine chimie mentale s’apparie aux
lois de la chimie naturelle, laquelle, réunissant deux éléments donnés, obtient
un produit nouveau dont les qualités ne rappellent en rien les qualités des
composants. C’est là une excellente définition de l’image, telle que, par la
mise en valeur du dynamisme analogique, la poésie moderne (et
principalement la poésie surréaliste) a pu l’exploiter », Critique, 1954.
Ce dynamisme analogique propre au surréalisme a
été particulièrement inventif chez Paul Eluard :
« Les
poissons, les nageurs, les bateaux
Transforment l’eau
L’eau est
douce et ne bouge
Que pour
ce qui la touche
Un poisson avance
Comme un
doigt dans un gant... »
Poisson de Paul Eluard, dans Les animaux et leurs hommes, les hommes et leurs animaux, 1920 (Pour
Gaston Bachelard c’est un exemple clair de l’imagination matérielle :
« Ainsi se cohèrent le milieu et l’être : l’eau se transforme, elle gante le poisson ; inversement, le
poisson s’allonge, s’efface, s’enferme », Lautréamont, 1939). Si la liste des peintres auxquels Hubert Juin
associe Edgar Mélik nous parait loufoque, il faut se tourner vers ce que cette
époque appelait « le dynamisme analogique », une méthode pour faire
voir dans les miroirs autre chose que les apparences trompeuses.
Il faut lire Hubert Juin pour retrouver la clef
perdue d’un « art de voir », cette clef magique que tous les poètes
et les peintres qu’Hubert Juin regroupe joyeusement autour du peintre de Cabriès
appelaient le « dynamisme des analogies ». Cet art lyrique de voir et
de rêver autrement.
Olivier Arnaud
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