jeudi 22 juillet 2021

Edgar Mélik au musée Cantini ?

Le musée Cantini consacre cet été une exposition remarquable au peintre d'origine russe Alexej von Jawlensky (1864-1941) qui a croisé tous les artistes et les courants de la peinture moderne (fauvisme et expressionnisme notamment). La présentation chronologique et surtout thématique de ses oeuvres est remarquable par la qualités des oeuvres, la diversité des provenances et l'explication progressive des démarches du peintre autour de sa quête de la spiritualité du paysage et surtout du visage, inséparablement humain et divin à ses propres yeux. D'où le titre de l'exposition : "Promesse du visage" (jusqu'au 26 septembre). Un des premiers peintres à travailler en série, Jawlensky traverse toutes les formes de la figuration moderne du visage fauve puis expressionniste avant de recréer le visage humain avec des éléments géométriques pour aboutir enfin à une spiritualité discrète où la croix formée par l'arête du nez et les yeux clos sera magnifiée par la couleur.
Entre ces deux extrêmes que sont la géométrisation rigide du visage et sa spiritualisation colorée Jawlensky a produit des visages colorés aux lignes souples qui sont absents de cette exposition, sans doute parce qu'ils sont les plus connus de cet artiste ( Deux Têtes mystiques, 1917)
Mélik est aussi un peintre du visage mais pour son caratère chaque fois étrange et singulier. En ce sens il est plus proche de la violence subie par les visages de Picasso. Une oeuvre inédite de Mélik est assez unique pour qu'on se demande d'où elle surgit (Orange comme une tête, 76 x 53 cm, collection particulière).
Ce profil de trois quarts est remarquable à plus d'un titre par ses couleurs, la structure du visage et les lignes expressives de scarification. Triple originalité qui semble d'abord recouper les déformations de Picasso et le charme des couleurs de Jawlensky. Mais il est indéniablement un élément de la démarche heuristique de Mélik. Il n'impose au visage ni le schéma cubiste (ci-dessous, Picasso, Femme qui pleure, 1937) ni l'élégance spiritualisée. C'est par la disproportion qu'il reconstruit la tête, les yeux hétérogènes (principe du regard dans les portraits de Mélik) étant repoussés vers le haut. La réduction du front et la chevelure plaquée dégagent une joue immense où circulent des marques-incisions blanches et noires qui animent le visage... ou le blessent. Un masque primitif et lumineux plus qu'une tête. Mais s'agit-il d'un décor peint à même la peau du visage ou de lignes tracées sur un masque représenté dans le tableau de Mélik ? La réversibilité du visage et du masque met en crise l'identité humaine, comme chez James Ensor ou Matisse (voir blog, "Figure-Masque chez Mélik et Matisse", août 2013). Mélik n'a jamais été aussi proche du masque ou de la peinture faciale avec ce tableau abstraitement ethnique. Il ne cherche pas une expression exagérée (comme Picasso) ni une psychologie individuelle, mais un type dépersonnalisé pour chaque visage humain, selon une logique qu'on peut dire anthropologique : "Le décor est le visage, ou plutôt il le crée. C'est lui qui confère son être social, sa dignité humaine, sa signification spirituelle, élevant l'individu biologique "stupide" à la hauteur du personnage social qu'il a pour mission d'incarner." (Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, 1958, p. 302; ci-dessous, peintures de masque des Indiens de la côte nord-ouest du Canada).
Le visage chez Mélik est un champ de recherche sans répétition, ni forme stabilisée. Mais des logiques se développent et donnent lieu à des "marcottages" qui permettent de deviner les interrogations et les changements d'orientation des formes plastiques du visage. Ainsi de cette femme à la poitrine généreuse qu'elle nous présente comme un plateau symbolique enserré dans ses propres bras (Portrait charnel, 73 x 51 cm, HSB, collection particulière, voir l'article "Escalader le sein : quel érotisme dans la peinture de Mélik?" blog octobre 2015).
Le visage de face produit un regard impossible avec ses yeux hétérogènes et ses arcs électriques noirs qui défigurent l'apparence et inquiètent le spectateur. D'autres visages tout aussi uniques explorent le volume du visage, grossissant le front grâce à un plan serré et plongeant (par exemple Tête massive, non localisé).
Mélik n'a manifestement pas travaillé selon la loi de la série si bien pratiquée pour le visage et le paysage par Jawlensky, ni selon la loi de la variation illustrée par Picasso. A partir de ces trois oeuvres inédites de Mélik on découvre sa démarche heuristique qui donne à chaque fois une solution singulière et non répétable (un hapax). Il n'y a pas de désir de stylisation (épuration d'un visage humain et divin chez Jawlensky), ni de désir d'un style (le schéma cubiste applicable avec inventivité à toute chose, un visage, un hibou ou un bougeoir chez Picasso). Pour ces trois "portraits" de Mélik on pourrait parler d'un air de famille qui n'exclut pas quelques principes formels (disproportion, hétérogénéité des yeux, arabesque). Cette petite exposition virtuelle nous rappelle aussi que Mélik est matériellement présent au musée Cantini puisqu'il a donné deux de ses tableaux au musée en 1960 (comme le rappelle la plaque gravée du hall d'entrée, 1°colonne, 19° nom).
Quelles sont ces oeuvres du fonds permanent ? Grâce à la générosité du musée Cantini nous disposons de photos de ces tableaux acquis en 1959 et 1960 (ils ont été exposés en 1971, "100 artistes provençaux, 1900-1970", Musée Cantini, Marseille, janvier-février 1971). Le premier a pour titre Jeux d'innocents (HSC, 53 x 45 cm, 1959, acquisition musée Cantini, 1960, copyright du photographe : Gérard Bonnet). Il appartient à un type d'image-pictogramme où les figurines simplifiées comme sur une paroi de la préhistoire racontent une histoire merveilleuse d'hommes et de chevaux que chacun est libre d'écrire. Les attitudes de ces figures claires sont très expressives et se détachent sur un fond abstrait bleu et vert de ciel et d'herbe. D'autres oeuvres de Mélik, peu connues, sont à rapprocher de ce type de langage entre Paul Klee et Miro.
L'autre oeuvre nous paraitra plus familière parce que plus figurative malgré un type de déformations qui est la signature capricieuse de Mélik. Le titre, certainement attribué par Mélik, comme à chaque fois qu'il se détachait d'une oeuvre (vente, exposition ou don) est transmis par le musée : Les Demoiselles (HSC, 64 x 48 cm, acquis à l'artiste en 1959, copyright du photographe : Gérard Bonnet).
Plus qu'un portrait il s'agit bien d'une galerie étrange et fascinante de trois têtes de jeunes filles. Mélik a varié à plaisir les formes à l'intérieur de l'image. Le portrait en buste offre un visage linéaire et fortement asymétrique avec les arêtes "classiques" pour le nez et les sourcils, sans oublier les yeux clos (autre principe récurrent chez Mélik). Une tête plus petite ne fait qu'émerger du sol. Le visage est ici tout en courbe, et ses grands yeux bleus nous prennent à témoin (nous incluant de force dans la scène étrange). La troisième "demoiselle" est une arabesque de couleur jaune et rouge. On se sait pas exactement si elle regarde de son oeil sombre le ciel bleu et les nuages. Selon un principe de la construction de Mélik, si on tourne l'image de 90 ° à droite on reconnait un visage complet mais anamorphique. Elle nous regarde de tout son visage étiré avec un oeil noir et un oeil bleu.
La signification symbolique du tableau doit intriguer. Le terme "demoiselle" peut paraître neutre, mais il a un sens social et argotique qui renvoie au monde de la prostitution. S'y ajoute une immense portée artistique qui n'est plus à prouver depuis le tableau de Picasso de 1907, Les Demoiselles d'Avignon, entrée fracassante du style primitiviste dans la peinture moderne. "Quand Picasso peint Les Demoiselles d'Avignon, c'est sauvagerie contre sauvagerie. L'une se déguise, mais n'en organise pas moins la prostitution des bordels et le commerce des corps au risque des maladies : sauvagerie froide, rentable et organisée. L'autre sauvagerie, singulière et sacrilège, opère à nu, puisqu'il en va justement du dévoilement cru d'une réalité dont il est confortable de jouir en oubliant sa mécanique.", Philippe Dagen, Primitivismes. Une invention moderne, 2019, Galimard, p. 328. Le titre du tableau de Mélik est volontairement ambigu mais un détail ne laisse pas de doute. Le cadre coupe le grand corps de la demoiselle qui se dresse juste au-dessous de son sexe ou "mont de Vénus", selon un loi du cadre qu'on retrouve dans d'autres tableaux de Mélik (voir sur le blog, "Mélik, scènes autour de la prostitution ? ", mars 2018). Ce tableau et son titre ouvrent ainsi une piste sur la fonction plus importante qu'on ne l'imagine du rapport entre l'image picturale et l'image verbale, en raison des effets visuels déclenchés par les titres (voir Marianne Jakobi, Jean Dubuffet et la fabrique du titre, 2006, CNRS Editions, et "Nommer la forme et l'informe. La titraison comme genèse de l'oeuvre de Jean Dubuffet", 2004, en ligne). En offrant cette toile à un musée avec ce titre voilé, Mélik aurait-il fait un "mot d'esprit" à l'institution ?
Ces deux oeuvres remarquables pour l'esprit de la peinture de Mélik méritent toute notre atttention, pour peu qu'on soit sensible à la 'beauté étrange" (Baudelaire) de son imagination picturale. Ni style, ni stylisation mais invention d'un monde dont chaque élément est à découvrir comme une petite énigme esthétique. Il faut aller voir la "Promesse du visage" de Jawlensky et faire dialoguer le monde de Mélik avec cette exposition remarquable. Olivier ARNAUD, secrétaire des Amis du musée Edgar Mélik