mardi 30 juillet 2019

Peinture Mélik, 1928

  Quand Edgar Mélik est-il devenu peintre ? Comment ?  Il est né à Paris en 1904 dans une famille aisée et cultivée. Sa mère l'initie au piano, et la musique classique l'accompagnera toute sa vie, avec ce piano rouge qui trônait dans son atelier au château de Cabriès. Etudiant à la Sorbonne en Allemand et en Anglais, il maîtrise ces deux langues, fait des séjours linguistiques en Autriche et surtout découvre la culture germanique (poésie, philosophie, littérature et musique). Il s'intéresse à l'actualité littéraire puisque sa soeur, Isa Mélik, dans un entretien filmé réalisé en 1990 par Joseph Stamboulian, nous apprend qu'il venait de lire les deux volumes de Jakob Wassermann, Etzel Andergast ( 1931), dans la traduction chez Plon parue en 1932. Nous sommes à Marseille en 1932/34 (voir Stéphane Michaud, "Les avertissements d'un artiste et d'un spirituel. Wassermann et la montée des périls en Allemagne", revue Raisons politique, 2002). A Paris, il fréquentait le cercle d'Adrienne Monnier, à la librairie La Maison des Amis des livres, rue de l'Odéon. Les jeunes surréalistes André Breton et Louis Aragon en étaient des habitués depuis 1916.  Il est probable que c'est dans ce lieu si particulier (les murs étaient couverts de portraits des écrivains amis d'Adrienne Monnier comme Paul Valéry, André Gide ou Claudel et de peintures récentes - par exemple du cubiste André Lohte et du futuriste Gino Severini) qu'Edgar Mélik a pris le goût de la littérature et du surréalisme. Du reste, il se considérera jusqu'à la fin de sa vie comme un prosateur et un poète. C'est ce qu'il inscrit sur sa carte de membre de l'Académie Tiberina, de Rome (1969). En 1932, avant de quitter Paris pour gagner l'Orient via Marseille (Alexandrie, Sumatra, Bornéo, destination rapportée par son ami Joseph Rey, le curé de Cabriès), il laisse à ses soeurs un manuscrit qu'il compte bien faire éditer, un "roman" dont Isa Mélik nous a transmis le titre, Adagio cantabile. C'est une référence au deuxième mouvement de la Sonata pathétique de Beethoven (un intertexte comme très souvent chez Mélik, notamment pour ses tableaux quand il choisira de leurs donner un titre). Ce premier texte, écrit à Paris avant 1932 a peut-être disparu, mais des décennies plus tard André Breton y fera allusion devant Rouben Mélik qui le rapportera à Jean Follain (Agendas, Ed. Claire Paulhan, 1996, 1971, p. 532). Il est fort probable qu'il s'agissait d'Adagio cantabile qu'Edgar Mélik avait remis à André Breton lors d'une unique visite au maître du surréalisme (visite assez décevante selon Mélik, où il aura été question plus de littérature que de peinture).
Quoiqu'il en soit, les fragments de vie qui concernent Edgar Mélik et sa jeunesse parisienne nous laissent deviner un jeune homme passionné par la culture de son temps, y compris les avant-gardes qui étaient plus littéraires que picturales comme le futurisme et le surréalisme.

Savoir quand Mélik est devenu peintre n'a donc rien d'évident. Le tableau suivant est daté de 28, ce qui en fait le plus ancien connu. A ce titre il prend une valeur exceptionnelle.


Edgar Mélik, Groupe Femmes et Enfants, 1928, HSC, 34 x 51 cm, collection particulière

                La date de 1928 est très symbolique dans la mémoire de Mélik. Dans un texte imprimé en 1958 Edgar Mélik retrace le contexte culturel qui a vu naître sa peinture. Il fournit trois dates et il évoque les novateurs de la génération précédente qui ont constitué le socle de sa propre recherche picturale. 1900 et le début du fauvisme (Matisse, Derain, Vlaminck, Friesz).  1908 et la naissance du cubisme (Picasso, Braque). Mais à ses yeux c'est 1925 qui culmine dans l'invention, et ce pour tous les arts. Cette date est le symbole de l’École de Paris (expression inventée en 1925 par André Warnod), de la jeunesse de Mélik et du cosmopolitisme de Paris dans ce qu'il célèbrera toujours comme Montparnasse, le "cerveau du monde".
Il écrit textuellement : "Ma peinture. Elle commence en 1928. Mais en réalité, elle est déjà en formation quelques années plus tôt, c'est dire en 1925, en cette grande, extraordinaire époque de Montparnasse de 1925." (TEXTES d'Edgar MELIK, Le 1° novembre 1958, archives du musée de Cabriès). Les choses vont aller très vite. C'est en décembre 1930 qu'il exposera pour la première fois 13 toiles, 51 rue de Seine, galerie Carmine (article élogieux de Gaston Poulain dans Comoedia). 

Comment Mélik s'est-il tourné vers la peinture alors que la musique et la littérature étaient ses centres d'intérêt ? C'est dans l'entretien d'Isa Mélik en 1990 qu'on apprend que le jeune Edgar Mélik n'avait exprimé aucune forme de talent pour le dessin et la peinture avant la rencontre d'une artiste, amie de ses parents, Vartouhie TAMIRIANTZ (née en 1892 en Bulgarie, formée à Sofia, puis à Londres, avant de s'installer à Asnières tout en fréquentant le village des peintres de Cagnes-sur-Mer). Elle fit son portrait, et cette image devait révéler à Edgar Mélik la puissance mystérieuse de la représentation.
V. Tamiriantz, La porte Saint-Sébastien à Cagnes-sur-Mer, HST, 65 x 50 cm, c. 1932 (ancienne collection Guillaume Aral)

Ce fait déclencheur a dû se produire en 1928, puisque Mélik achète rapidement de quoi peintre et suivre quelques cours chez cette artiste (il fréquentera en 1929/30 les ateliers libres de Montparnasse - on payait au mois - dont les académies Ranson, André Lhote et scandinave).

           Ce tableau de 1928 est donc originaire. Il est remarquable pour comprendre la genèse de l'oeuvre de Mélik puisqu'il renferme quelques principes qui font la modernité de sa peinture pour une décennie au moins. Un groupe de femmes sans qu'on puisse parler d'une scène réelle (absence de narration). Des techniques diverses qui donnent une impression d'esquisse ou plutôt positivement une esthétique de l'inachevé (le non finito de Michel Ange, et de Rodin comme moyen d'expression). Enfin, un éclatement subtil des couleurs où domine le dynamisme du rouge, du bleu et du jaune.
L'apparence de chaos et de maladresse qu'on serait tentée d'attribuer à une débutant cache une structuration des figures dans l'espace qui fonctionne implicitement. L'image excessivement dense a un axe central occupé par deux figures massives qui s'équilibrent comme le vide et le plein ou le blanc et le rouge (dimension de l'espace et dimension de la couleur sont à égalité). C'est aussi le contraste entre la ligne noire et la tache lumineuse de la robe.



Les figures axiales ne sont pas isolées car, à l'arrière-plan, elles s'articulent autour de deux autres figures  plus petites qui ajoutent de l' "inquiétant familier" (catégorie de l'esthétique étudiée par Freud en 1919 pour ces objets familiers qui prennent soudain une allure troublante). Derrière la robe rouge, une autre femme aux cheveux noirs dont on aperçoit seulement une épaule et un bras rigide cerné de noir. A côté une sorte d'enfant-spectre au visage blanc qui fait penser à un masque.






A gauche du tableau, le principe du vide est renforcé par une figure en creux où notre perception sensible s'appuie maintenant sur quelques  traits irréguliers qui font apparaître une silhouette assise en vis-à-vis.



Le visage est assez grossier et Mélik a joué sur l'épaisseur du trait pour rendre plus lisible ce qui tend au spectral.  Si la couleur a été expulsée de la figure c'est pour faire tournoyer l'espace autour d'elle avec des taches bleues, oranges et jaunes qui n'ont plus rien d'imitatif. 
Comme un enfant-masque accompagnait le groupe central, c'est maintenant un être étrange et minuscule qui se tient contre cette figure graphique. Une tête minuscule animée par trois marques noires et deux taches colorées pour suggérer un corps et son ombre rouge feu !


A droite du tableau, Mélik explore le principe du plein quand le trait noir disparait pour faire place à la couleur. Quatre femmes à la chevelure noire  bien marquée forment un groupe plein de mouvement. Les figures debout s'opposent aux figures assises.





Une femme semble marcher sur une voie (frottis gris bordé d'une coulée bleue), et sa taille réduite indique qu'elle vient du fond du paysage. Sa robe à la ceinture rouge, aux reflets blancs purs, avec son col en V trace dans l'espace un geste rapide. Son visage de profil a des traits sévères.

Mélik affirme l'autonomie du fait pictural et s'oppose à la ressemblance : les deux jambes indiquent un mouvement brusque dans l'espace. Il n'est plus question de peindre des parties du corps mais de tracer des signes aussi lisibles (une ligne sinueuse  ou une lourde tache de blanc).

1928 ! Avec ce tableau des origines la peinture de Mélik affirme sa puissance d'autonomie picturale qu'il ne cessera de faire varier. Parfois les masses colorées pousseront le statisme et le hiératisme dans la figure humaine. D'autres fois, c'est l'espace comme principe non matériel qui lui permettra de juxtaposer des figures à peine colorées avec une fantaisie et une légèreté époustouflantes. (dynamisme). "Mélik le Peintre", comme il le fit inscrire sur un carton d'invitation pour un vernissage. On parle souvent de l'autocélébration de l'artiste d'avant-garde comme s'il s'agissait d'un orgueil psychologique. Chez Mélik il s'agissait plutôt de ne faire aucune concession à "la peinture mondaine" qui menace toujours la "sensibilité tonique". Dès 1928 Edgar Mélik affirme la peinture dérangeante parce qu'elle exprime la puissance de la couleur et du trait noir. 
"L'air que l'on respirait était tellement tonique qu'il n'y avait qu'à se laisser porter par le courant pour avoir, non pas du génie, mais des étincelles de génie;" (TEXTES d'Edgar MELIK, 1958).

           Les principes de modernité de la peinture de Mélik en 1928 vont être reconduits, par exemple avec ce dessin où dominent les ocres. L'architecture à arcades rappelle l'hôtel-Dieu de Marseille. Un homme se cache derrière pour épier le groupe des cinq femmes. A vous de retrouver la continuité et les différences entre le tableau coloré de 1928 (Paris) et ce dessin de la période ocre (Marseille, c. 1934; voir "Le Regard du Désir chez Edgar Mélik : le mythe de Galatée et Polyphème", 15 septembre 2017, sur ce blog).

 Edgar Mélik, Femmes épiées, HSC, Dessin au fusain rehaussé d'ocres, c. 1934, collection particulière


                                                                                           Olivier ARNAUD

vendredi 19 juillet 2019

Exposition Edgar Mélik, musée de Cassis

Entrée libre, mardi, mercredi, jeudi, vendredi  et samedi, de 10h à 12h30 et de 14h à 18h (catalogue d'exposition en vente sur place).

Le musée de la ville de Cassis présente cet été jusqu'au 28 septembre une collection d’œuvres du peintre Edgar Mélik (1904-1976), né à Paris, formé dans les académies de Montparnasse, et qui s'installera à Marseille, puis dans le château de Cabriès, à partir de 1932. Il a emporté avec lui son goût du surréalisme, sa passion de la littérature (Rimbaud, Lautréamont, Nietzsche) et son amour de la musique classique. Tout ce bagage culturel nourrira sa peinture pendant plus de 40 ans. Vous découvrirez toutes les époques de son évolution picturale, avec sa prédilection pour le corps humain et le portrait. Une matière riche par ses couleurs (de l'ocre aux couleurs primaires) et par son épaisseur généreuse (voie ouverte par Jean Fautrier et Picabia)..
Un des tableaux les plus anciens est un paysage du village perché de Cabriès, éclairé par la lune, avec un homme au chapeau melon vu de dos (1935). Une figure de Bouddha aux couleurs ocres signe son intérêt pour l'Orient, intérêt propagé par les surréalistes et un certain Antonin Artaud.  Mélik ne déclarait-il pas en 1942 : "Né parisien et d'atavisme asiatique."


La grande salle du musée de Cassis, avec ses piliers en bois (ensemble d'une grande harmonie)
Une des toiles les plus somptueuses représente deux femmes, l'une est habillée de tissus rares, l'autre est nue et nous regarde avec ses lèvres rouges en relief, matière sortie du tube de peinture. Au sol, des chapeaux et une bouteille lapis lazuli. "La beauté sera convulsive ou ne sera pas " proclamait André Breton.
En 1954, Mélik peint une cavale multicolore dont le grand œil bleu nous fixe avec toute la force de l'humour qui intrigue. Elle rappelle furieusement la fantaisie du cheval dadaïste créé par Picasso et Cocteau pour Parade en 1917.
L'Autoportrait de Mélik présente un visage parcouru par une cicatrice, de haut en bas, une moitié vivante, l'autre morte. Semblable à certains autoportraits dessinés par Antonin Artaud, il pourrait s'inspirer d'un épisode des Contes de Maldoror, de Lautréamont, celui de la foudre qui frappe la créature sur laquelle s'acharne son Créateur.
Un tableau représente Jeanne La Pucelle introduite à Chinon et qui va reconnaître le roi Charles VII.  La scène est exactement celle où Jeanne est accompagnée par  le comte de Vendôme, grand maître de l'hôtel du roi. Mélik s'inspire d'un film de l'époque comme il s'inspirera des arts les plus divers pour créer ses propres représentations poétiques. Ainsi le mime Marceau qu'il a vu inventer Bip au théâtre du petit Montparnasse lui inspire un portrait flamboyant où on retrouvera tout le maquillage, le  visage blanc et les lèvres rouges, le chapeau d'où émerge une fleur, et un personnage en queue-de-pie vu de dos.
Dans une vitrine on peut voir un des 10 dessins qu'il réalisa rapidement au cours d'un spectacle d'Edith Piaf, bouleversé par sa voix. Il rédige plus tard, après sa mort en 1963, 10 textes émouvants sur l'artiste disparue qui hante toujours ses nuits.
Une autre femme traversera la vie de Mélik, veuve du grand écrivain Antoine de Saint Exupéry, et peintre elle-même. Le Portrait de Consuelo de Saint Exupéry a l'exubérance que tout le monde reconnaissait à cette belle jeune femme du Salvador qui avait séduit les surréalistes dans les années 1930, et dont Man Ray avait réalisé de merveilleux portraits photographiques pour sa série Congo. Elle passera aussi voir et soutenir ses amis surréalistes à Marseille en 1940, à la villa Air-Bel.
Le Portait de Consuelo (1950) exprime toute cette vitalité et Mélik a incorporé les propres cheveux de la jeune femme dans une chevelure devenue rousse par la magie de la peinture.
Dans la même petite salle vous verrez un autre visage où la peinture matière fait, par endroits, plusieurs centimètres d'épaisseur. Vu de trois-quarts, la moitié du visage dans l'ombre est devenue bleue tendre. Un personnage de petite taille encadre le visage et lâche une pluie d'or. Dans un médaillon, un cœur.
 Un autre tableau évoque un univers imaginaire et chaotique avec un cheval, un corps qui dérive dans un fleuve, un buste en plâtre et sur le côté gauche un jeune homme dont le profil rappelle parfaitement le dessin de Paul Verlaine représentant Arthur Rimbaud fumant (1872). Evocation libre du Bateau ivre !
A l'étage, repères biographiques
Beaucoup d'autres tableaux vous attendent et vous interrogent. Mais laissez-vous d'abord séduire par la liberté et la fantaisie des sujets, de la matière comme des combinaisons de couleurs. 
L'exposition fournit de nombreuses informations pour cerner les sources et la vie de Mélik (une biographie succincte sur une feuille à emporter, un grand panneau avec repères biographiques, des vitrines avec de nombreuses photos et articles de presse, et une version en anglais de la bio.).