mercredi 1 juillet 2020

1948, jeu avec le hasard et taches (Mélik et Miro)

            "Je suis enivré par l'ascétisme aride de l'art graphique, par la netteté du dessin qui dénudent les lignes impitoyables arrachées violemment au corps haut en couleur de la nature. Il me semble que le dessin relève des corde qui garrottent les martyrs, des traces que laisse le fouet sur l'épiderme blanc, de la lame vibrante du glaive qui va trancher le col du condamné.", Sergueï Eisentsein (cité par G. Didi-Huberman, La ressemblance informe, 1995, p. 328)



                 Rien n'est aussi différent d'un dessin de Mélik qu'une huile de Mélik ! Chacun peut le vérifier sur une personne qui ne connait pas ce peintre. Sa pratique du dessin ouvre sur un espace de liberté et  d'improvisation qui provoque aujourd'hui un réel plaisir d'étonnement. Comment comprendre ce décalage si insolite ?  Ce medium, moins contraignant que la peinture et son excès de matière, laissait-il plus de marge au hasard des gestes ? S'agissait-il pour Mélik d'une expérience aléatoire ?
Un dessin inédit de 1948 va nous permettre de retrouver les sources matérielles d'une scène somme toute facile à identifier. Figuration contre défiguration de la Figure humaine. Variation de traces (traits, taches, éclaboussures). Variation des vitesses et des marques colorées. Processus  complexe qu'il faudrait décomposer pour entrer dans la genèse d'une œuvre singulière.
Le problème est donc de suivre les forces multiples qui s'additionnèrent dans un jeu subtil d'intention et de hasard pour aboutir à la puissance visuelle de cette image.

Edgar Mélik, Trois personnages, Dessin et rehauts, 1948, 50 x 64 cm, carton, collection particulière


Sous un ciel orageux que suggèrent des masses noires et grises trois figures humaines se partagent une surface relativement grande. A droite, un homme nu se déplace vers l'extérieur de l'espace représenté. Il est parfaitement dessiné au trait noir et continu. Son visage est rendu avec un minimum de segments qui découpent ce volume expressif. S'agit-il d'un autoportrait ?


Edgar Mélik, Chez des amis à Cavalaire-sur-Mer, été 1947, collection particulière


















A l'autre extrémité, nous changeons d'univers graphique. La ligne continue est remplacée par une ligne nerveuse qui tourbillonne sur place par endroits (chevelure, genou, main). Au dessin anatomique d'une nudité naïve s'est substitué un corps féminin assis, à la fois géométrisé et brouillon. Le visage grisé contient quelques marques discrètes qui l'humanisent un peu (bouche, yeux). Un masque plus qu'un visage, un schéma plutôt qu'une anatomie. Le trait a été rapide, parfois rectiligne, parfois aléatoire. Une silhouette paradoxale dans sa construction à la fois suggestive et abstraite comme un dessin préparatoire du sculpteur Julio Gonzalez (1876-1942). Ami de Picasso qu'il aida avec sa brillante technique de soudure du métal, il dessinait ses formes avant de les transposer en sculpture de fer.  La modernité du dessin de Mélik est palpable avec ce mixte d'arabesque imitative et de rigidité abstraite.


J. Gonzalez, étude pour Femme se coiffant, c. 1931





































Si la figure centrale est techniquement plus simple elle pose plus de difficulté d'interprétation. Cette femme nue domine, par sa stature et sa position, les deux autres figures qui l'encadrent. Son corps de géante, peut-être bienveillante, se tient face à nous avec ses formes massives.  Ses jambes et ses bras écartés forment un trait d'union dominateur entre les deux autres personnages qui se tournent le dos.

Le regard, la nudité assumée et la posture  en font une guerrière qui surgit et s'avance sur une scène indéchiffrable pour nous qui en sommes les lointains témoins par la magie du dessin de 48. Que se passait-il sous ce ciel orageux, face à un rivage où se mêlent le sable jaune et l'eau déjà sombre ?


Le visage comme le sexe ont été altérés par des éclaboussures aléatoires. Mélik en a fait une occasion (un symptôme)  pour éluder le dessin trop marqué du sexe féminin et du visage. Celui-ci reste expressif avec ses yeux plongeant vers l'homme nu. Une forme semblable à un casque recouvre cette tête tutélaire (un bonnet de bain ?).

En suivant son inconscient, Mélik a-t-il créé une moderne Aphrodite anadyomène (cet adjectif grec veut dire "émergente" de l'eau) ? Selon un mythe sanglant, la déesse de l'Amour serait née à partir du sexe d'Ouranos coupé par son fils Cronos, puis jeté dans la mer. Une bien étrange naissance à partir de cette écume blanche où se mélangeaient sperme et sang (voir la version idéalisée de la Naissance de Vénus de Botticelli).
"Anadyomène est un mot antithétique, qui nomme tout à la fois l'acte du surgissement et son contraire, l'acte de plongée, d'un recul dans les fonds." , G. Didi-Huberman, L'image ouverte, "La couleur d'écume ou le paradoxe d'Apelle", 1986.
Entre Figure humaine et effacement symptomal, l'Aphrodite de Mélik retrouve inconsciemment, sur le plan du dessin, cette inquiétante proximité entre Eros et Thanatos qui fera la célébrité de Freud.
Le symptôme n'est-il pas cet accident qui manifeste un conflit inconscient, un symbole à déchiffrer dans le rêve ou un trouble incontrôlé du dessin ?
"Le symptôme est tout le contraire de la substance puisqu'il est défaillance, glissement vers le bas, crise, mise en mouvements déclassants de l'être... Chez Aristote, le mot symptôme désigne les "accidents", les rencontres, les faits de hasards... L'inconscient est cette irréductible inconnue capable de décomposer dans le symptôme toutes nos certitudes illusoires sur nous-mêmes et le privilège de notre Figure humaine.", G. Didi-Huberman, La ressemblance informe, p. 362.

Il ne suffit plus de parler de "déformations" des formes chez Mélik. Il faut les repérer pour voir comment certaines zones "déraillent" puis retrouver le jeu des formes transgressées (le dessin tel qu'il "devrait" être) et les formes transgressives (l'accident déformant qui déchire la Figure humaine).

En-deça de la puissante présence de ces trois êtres qui restent énigmatiques (ordre de la représentation) il y a de multiples déchirures matérielles de l'image. Déjà le personnage central est simultanément dessiné et effacé dans ses zones sensibles (le visage et le sexe). Mélik semble bien avoir intégré des traces salies qui devaient préexister sur le carton avant l'acte de dessiner.
Il y a aussi deux techniques opposées qui cohabitent pour engendrer soit une figuration anatomique soit une figuration  vibratoire. Le dessin au trait et le dessin brisé constituent une violente polarité dans l'histoire de l'art, notamment chez Alberto Giacometti.
" L'échec l'intéressait bien plus que le don ou la virtuosité pour laquelle il nourrissait une profonde aversion. Il refusait le dessin au trait pur qui était à la mode dans les années trente et quarante et pratiqué par tant d'émules de Picasso ou de Matisse, ou par Jean Cocteau. Ce genre de dessin reposait sur l'idéal du trait pour le trait - la virtuosité. Giacometti croyait - il me l'a dit - au trait multiple, indéterminé. à l'approche point par point par laquelle la ressemblance pourrait être saisie graduellement." , Avidgor Arikha, "Alberto Giacometti, la fascination de l'échec", 1988.

Il y a aussi ce fond sali plutôt que peint. L'histoire de l'art moderne est déchirée par ce jeu de notions opposées depuis que les peintres de l'avant-garde inventèrent un univers contraire à la belle peinture. C'est ainsi que l'écrivain Michel Leiris pouvait écrire en 1929 sur l’œuvre de Joan Miro :
"D'ordre analogue aussi, ces immenses  toiles qui avaient l'air moins peintes que salies, troubles comme des bâtiments détruits, aguichantes comme des murs délavés, sur lesquels des générations de colleurs d'affiches, alliés à des siècles de bruines, ont inscrit de mystérieux poèmes, longues taches aux configurations louches, incertaines comme des alluvions venues on ne sait d'où, sables charriés par des fleuves au cours perpétuellement changeant, assujettis qu'ils sont au mouvement du vent et de la pluie." (dans la revue d'avant-garde Documents, 1929-1931).

Incontestablement la dispersion des taches et les éclaboussures apparentent le dessin de Mélik à ce mélange de pureté et d'avilissement caractéristique des peintres qui osaient tout dans l'entourage d'André Breton et de Georges Bataille - la jeunesse parisienne de Mélik (voir Rosalind Krauss, "Miro : la séduction du bas", catalogue d'exposition, Joan Miro. La naissance du Monde. 1917-1934. Centre Pompidou, 2004).
En parlant avec le collectionneur il s'est agi de savoir si le dessin avait subi (déception) ou intégré (curiosité) cet ensemble aléatoire de gouttes et de coulées brunes (brou de noix qu'on trouve dans les lavis bruns de Rembrandt, et - contemporain de Mélik -, chez Pierre Soulages qui l'utilisait en contraste avec le noir).  Est-ce que cette salissure est un accident postérieur au dessin qui l'aurait endommagé ?  C'est la réaction affective, plus qu'une hypothèse, qui semble évidente car chacun perçoit inconsciemment, dans la totalité de l'image,  un écart temporel négatif, une chute vers le "bas matérialisme" (Georges Bataille) dans ce qui a sali un dessin déjà passablement déroutant L'éclaboussure serait venue souiller le dessin et ses rehauts de couleurs (noir, jaune, gris).

Une observation rapprochée de certaines zones nous révèle la temporalité des gestes et de leurs traces matérielles, apportant un démenti à notre lecture spontanée. Les lignes et taches noires passent réellement sur les coulées et les éclaboussures. Comme sur des calligraphies délicates on imagine encore la largueur du pinceau en voyant une trace grise sur la coulée brune qui traverse de haut en bas le carton à dessin (ci-dessous, à gauche). Ici Mélik a créé une fragile toupie, et dans l'ensemble, un tourbillon de taches à travers tout l'espace du carton. Si on grossit le détail de la tache noire et de sa frange au fusain on perçoit bien que ces deux éléments recouvrent une goutte brune et son halo plus foncé.

































Mais Mélik n'a pas toujours masqué l'impureté de l'éclaboussure grâce à l'intelligence du dessin (vieux dualisme de l'esprit et de la matière). Nous avons vu que dans des zones cruciales il a utilisé des coulures pour suspendre le dessin, pour en faire une réserve dans le visible non figurable (le sexe féminin, ou le visage).
Il crée ainsi une "ressemblance informe", ou une zone qui correspondrait à ce que Georges Bataille appelait son "anthropomorphisme déchiré" (voir G. Didi-Huberma, La ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, 1995).























Cette "salissure" de gouttelettes et de coulées brunes  qui précéda le dessin narratif fut-elle un accident dans l'atelier de Mélik, atelier qu'il appelait son "laboratoire" (à la même époque, Francis Bacon parlait du sien en termes modestes de " laboratoire moderne") ? Si on regarde de près la répartition aléatoire on a plutôt l'impression d'un geste volontaire de projection pour jouer avec le hasard, voir ce que cela donne. De tels gestes sont des pratiques tentées par beaucoup d'artistes de l'avant-garde des années trente. Par exemple les dessins automatiques d'André Masson qui les produisait par la chute rapide de colle  sur une feuille posée au sol, puis la projection de sable qui rendait visible la trace de la colle transparente. Il suffisait de souligner les formes hasardeuses grâce à l'ajout de quelques traces de couleurs.

André Masson, Les chevaux morts, 1927, 90 x 120 cm (projection de sable), Centre Pompidou

L'autre artiste qui a su exploiter le hasard dans sa création est Francis Bacon (1909-1992). Le tableau ci-dessous, le premier d'une série de huit Portraits, date justement de 1948. Il représente une tête défigurée par l'absence du haut du visage pour mieux  se concentrer sur la bouche et le cri de douleur (peut-être inspiré par une photo de guerre trouvée dans un magazine d'actualité). Les zones du haut ont été effacées au chiffon et celles du bas ont une texture épaisse et bariolée. Bacon mélangeait de la poussière ou du sable à sa peinture pour obtenir un aspect rugueux de peau animale. Les pigments gris, blanc et noirs étaient mélangés de façon chaotique à des filaments aléatoires de couleurs. La peinture encore mouillée était recouverte de couches successives de manière à rendre impossible toute prévision de l'effet visuel (voir Joanna Shepard, "A Game of Chance : The Media and Techniques of Francis Bacon", in Francis Bacon. A Terrible Beauty, 2009).

Francis Bacon, Tête I, 1948, 100 x 75 cm, collection Richard Zeisler, New York
Par ces rapprochements rapides avec les innovations de Masson et Bacon il ne s'agit pas de diminuer l'originalité de Mélik mais de l'ancrer dans son époque. Sa modernité s'inscrit dans une pratique éclatée qui justifie l'analyse sérieuse de ses propres expérimentations avec le hasard.

Maintenant que nous savons que Mélik a provoqué puis utilisé avec une extrême subtilité les aléas de la projection du brou de noix, nous pouvons voir comment fonctionne ce fond sali avec la "scène" des trois personnages. Comment s'emboîte le hasard de l'éclaboussure et le dessin des figures humaines (dessin au trait/dessin indéterminé)?  Si les nudités évoquent un bord de mer sous un ciel noir d'orage, les gouttes dénotent autant un embrun qu'une pluie. Cette connexion entre pluie et nudité est-elle suggestive ?

Il serait étonnant que Mélik n'ait pas abordé la mythologie dans certaines de ses œuvres (comme l'ont fait à l'occasion Matisse, Picasso ou Masson). Il a donné des références explicites à des mythes (voir  "Cycle mythologique chez Mélik ? ", 7/02/2015), souvent par des noms de divinités écrits au dos de la toile ou par des titres (comme La Fille de Gaïa). Avec le dessin de 48 on pense à Zeus qui se métamorphose en pluie pour féconder la jeune Danaé, mère de Persée. En effet, la projection liquide est centrée sur le carton où se situera la Femme à l'aspect d'une divinité dominatrice. Coïncidence provoquée par un fantasme et donc aléa de l'inconscient ? De toute façon Mélik n'illustre jamais, ce serait contraire à sa conception stricte de l'autonomie de sa peinture face à la réalité ou au texte. Mais sa peinture explore ce qui déchire la Figure humaine en remontant de l'émotion et des pulsions (voir "La Femme et le Pantin". Edgar Mélik entre surréalisme et inconscient, 31/08/2018).

G. Klimt, Danaé, 1907
Danaé et la pluie d'or, vase grec, c. 450 av. JC




















La projection est un geste pictural qui a une très longue histoire dont l'origine absolue est la fable du peintre grec, Apelle de Cos (IV° siècle avant JC). Peintre de l'imitation parfaite il est l'auteur d'un acte violent. Tandis qu'il représentait un coursier pendant un combat sa science ne parvenait pas à imiter l'écume injectée de sang qui souillait la bouche de l'animal. Désespéré par cet échec à reproduire une matière insaisissable, Apelle était prêt à renoncer à son chef-d’œuvre quand, par fureur, il lança l'éponge contre l'image qui l'avait défié
"Il se trouva que les nombreuses couleurs dont elle était imprégnée, donnant la ressemblance de l'écume sanglante, rendirent sur la peinture la couleur désirée. Apelle, à cette vue, se réjouit que l'oeuvre du hasard suppléât si bien à l'impuissance de l'art, et que l'achèvement de son tableau fût dû, non à l'art mais au hasard.", Dion Chrysostome, cité par G. Didi-Huberman, L'image ouverte, 2007, p. 91.

On comprend que jouer avec le hasard pour en faire une chance est une expérience qui porte la peinture classique- définie comme imitation - à sa limite, quand la forme n'arrive plus à se soumettre la matière pour parvenir à la Beauté. Comment représenter une larme séchée, ou la pluie ou les embruns ? Lointain successeur d'Apelle, et héritier de son geste transgressif,  Edgar Mélik a su intégrer l'accident provoqué par la projection du liquide brun sur le carton pour produire un fond de gouttes en suspension impossible à imiter par l'art. Comme de nombreux peintres de l'avant-garde (André Masson, Francis Bacon, Max Ernst) Edgar Mélik a retrouvé le geste désespéré de leur ancêtre pour mettre en crise la peinture idéaliste qui trouvait son sens dans l'imitation exacte. Quand la vile matière servait à obtenir une forme idéale.

"La solution d'Apelle est paradoxale, simple et risquée : imiter une tache, ce ne sera rien de plus, rien de moins, que produire une tache, une défiguration. Non pas imiter un aspect, mais l'engendrer en rejouant, en répétant, un procès. Non pas décider une forme, mais la laisser extravaguer au hasard des chocs et des embruns. Non pas prévoir - un schéma - mais lancer, projeter, au sens matériel du mot jeter.", G. Didi-Huberman, op. cit., p. 92.


Mélik a su utiliser une autre forme de défiguration jouissive, celle de la tache. C'est Joan Miro (1893-1983) qui a donné toute son ampleur esthétique à cette "erreur" de la peinture pour en faire un indice positif de l'écriture picturale.

 Exposition Miro à la Fondation Leclerc de Landerneau, 2013



























Mélik a créé un ciel orageux qui dramatise l'image avec une frise de masses grises ou noires bordées de reflets jaunes. Elle enveloppe les trois personnages comme une sorte d'immense baldaquin fait de masses capricieuses.


Le premier plan est à l'opposé. Des taches frottées au pinceau suggèrent un miroir aqueux, une flaque continue et insaisissable. L'homme nu va entrer dans l'eau alors que le Femme tutélaire en émerge telle une Aphrodite anadyomène.


Chez Mélik le dessin au fusain des corps est souvent prétexte pour des rehauts complexes qui se mélangent ou se juxtaposent. De merveilleuses surfaces colorées qui contrastent avec des formes vides,  sans aucune règle pour présider à ce partage capricieux (voir, "Edgar Mélik, Insolite arabesque", 26/09/2019). Ce procédé du vide et du plein, Mélik le pratique depuis ses premiers dessins réalisés à Marseille entre 1932/34 quand il saisissait la vie des petites gens dans les rues (lavandières, ouvriers, prostituées, etc.).

 Edgar Mélik, Autour d'une barque renversée, c 1934, collection du musée, Cabriès



























 En 48, les corps nus ont simplement adopté la couleur du carton, une sorte d'incarnat du dénuement. Le regard est attiré par l'intensité du noir (Manet en a fait une couleur), des taches aux formes et à la dispersion aléatoires. Mais l'intention du peintre se devine. Les taches frôlent les corps dans les zones de leurs plus fortes tensions (le corps assis et le genou replié, à gauche; la masse du corps qui pivote sur la cuisse, au centre; et la jambe comme point d'appui du pas, à droite).



 La répartition de ces taches noires n'est pas aléatoire puisqu'elles ont une fonction dynamique, et même haptique (faire "toucher" visuellement un phénomène interne comme la tension des muscles). Ce procédé pictural inconscient est attesté dans la peinture moderne, et d'une manière exemplaire chez Francis Bacon. Il peignait sur le dos de la toile, là où la trame est la plus grossière. Les visages peints étaient frottés au chiffon ou à la brosse quand la peinture était encore mouillée afin de créer des zones indéterminées d'une chair soumise aux forces invisibles de la douleur, par exemple.
"Peindre le cri : les forces qui font le cri et qui convulsent le corps pour arriver jusqu'à la bouche comme une zone nettoyée.", G. Deleuze, Francis Bacon. La logique de la sensation, 1981, p. 60.

Ainsi, sur ce gros plan d'une zone de visage, on remarque les changements brusques des textures dans les zones floutées et l'empreinte de la trame de la toile. Bien sûr, on connaît chez Mélik ces variations aléatoires de densités et de grain de la matière picturale (voir, "Supports et substrats des images chez Mélik", 23/08/2016)
F. Bacon, Portrait de Henrietta Moraes, 1969 (Détail, Crédit photographique, Joanna Shepard, "A Game of Chance", p. 169)
F. Bacon, Portrait de Henrietta Moraes, premier volet d'un triptyque








































Mais les distorsions chez Bacon sont internes au visage, et elles s'étendent à tout le corps ("athlétisme affectif" selon G. Deleuze), alors que chez Mélik les taches sont les marques extériorisées des tensions du corps. Il sauvegarde l'intégrité des corps en jouant avec les masses colorées qui sont parfois contenues dans les limites du corps (période de Marseille, 1934), ou qui les frôlent du dehors. Il ne s'agit pas d'une écriture indéchiffrable comme chez J. Miro puisque les taches sont des signes fonctionnels liés aux corps.

Dans notre dessin de 48, deux systèmes de taches s'organisent de manière coordonnée. Les noires  sont liées aux corps et à leurs mouvements, tandis que les grises tourbillonnantes sont associées à l'atmosphère (pluie, embruns).

Une seule tache est fermée sur elle-même. Elle se place pratiquement au centre de l'espace pour attirer le regard par une sensation de poids.  Forme biomorphe, elle a une symétrie verticale.


Les autres taches noires sont ouvertes avec leurs franges éclaboussées. Projection de l'effort du corps, elles en épousent la ligne par contact, ou s'ouvrent  sur le vide en dispersant leurs grains de micro-taches. 



Sous la femme assise, une tache-virgule forme un siège imaginaire ou une ombre. Sous le genou replié, la peinture est frottée, salie plutôt que peinte. Une marque blanche ressemble bien à la trace d'un pinceau presque sec que Mélik a écrasé pour produire un reflet lumineux. Il faut imaginer les multiples pinceaux pris un à un par Mélik, avec une grande rapidité, pour laisser toute sa place au hasard. 

L'oeuvre de 48 a suivi une processus de formation dont les étapes sont finalement repérables : phase de l'éclaboussure (1), phase du dessin (2), phase de la matière peinture - taches noires liées aux corps, etc. (3).


Dans cette morphologie des traces qui deviennent aléatoires quand on les regarde une à une, la plus complexe est celle qui se place le long du dos de la femme assise.  Comme dans le noir de Soulages (peintre abstrait que Mélik connait et  admire) on discerne les sillons du pinceau dans la zone la plus dense de la matière.


On remarque aussi trois  petits dépôts de peinture blanche (salissures d'atelier ?) sur lesquels la pointe du fusain a tracé sa route en l'écrasant. 
La dernière masse noire épouse tout en longueur la jambe de l'homme qui marche. Elle prouve la fonction dynamique de ces taches et dément l'idée d'un simple fond qui aurait été interrompu.  Surface frottée plutôt que peinte, elle est concrètement une empreinte vivante qui permet de réengendrer les gestes de Mélik qui donna à cette composition une magnifique naissance impure.

 Le second système de taches est "atmosphérique". Il participe à l'animation de l'image entre la frise du ciel orageux et le bandeau aqueux du premier plan. 
 


 














 






 


















 Tourbillons de matière subtile, ce système forme un cadre improbable pour la scène jouée par nos trois personnages. 

            Ce dessin de 48 est donc une source d'informations précises pour qui veut comprendre les forces concrètes qui engendrent l’œuvre de Mélik. Peindre d'exception il est à la confluence des techniques les plus matérielles de son temps. Sa peinture est moins narrative que picturale, moins formelle que matérielle. Il est maintenant possible d'imaginer la rapidité des gestes de Mélik, la succession de ses actes et l'extrême liberté de sa création. Mélik "déforme" davantage les têtes et les corps dans sa peinture que dans ses dessins. Mais dans ses dessins il subvertit avec une jubilation souveraine les cadres de l'art pour l'ouvrir au jeu du hasard, à la puissance indéterminée de la matière. Sur cette voie, il est unique.


                                 Olivier ARNAUD, secrétaire de l'association des Amis du musée Edgar Mélik