Edgar Mélik, composition, vers 1960 (non localisée depuis 1985)
L’œuvre qu’André Alauzen choisit
pour illustrer la peinture d’Edgar Mélik est un très grand paravent de quatre
panneaux (Dictionnaire des Peintres et sculpteurs de Provence, ed. Jeanne Laffitte). C’est une frise de quatre créatures animée par une sorte de danse
vers la gauche. Les corps manifestement féminins sont traités sur le même mode
pictural, avec de riches nuances de rose, de rouge et de blanc. Les formes anatomiques
de la féminité se détachent nettement (les hanches, les seins, les ventres
et les cous). Les allongements habituels chez Mélik des bras et des mains accentuent
l’effet d’ondulation de cette danse. Si la représentation des corps féminins
est relativement homogène, il n’en est pas de même pour les têtes qui sont très
différentes les unes des autres. A droite le visage harmonieux de profil est
délibérément de style classique, les cheveux sont enveloppés dans un foulard à
franges vertes, noires, blanches et rouges qui retombent sur les épaules. L’autre visage est de trois-quarts, les
formes comme les couleurs complexes produisent un volume ovale posé sur un
corps vu de face. Les cheveux sont cachés par un foulard orné sur le front de
points rouges sur bandeau vert. Le troisième visage est dans le plus pur style
de Mélik, un cou démesurément fin et
allongé avec un visage de profil et son grand œil bleu de face. Enfin, sur la
droite, le corps manifestement féminin porte un masque.
Le fond du tableau bleu outremer
disparaît presque derrière de très nombreuses formes colorées entre les visages
du haut comme entre les jambes repliées. L’ensemble donne l’impression d’une
somptueuse tapisserie.
Pour renforcer
l’étrangeté de cette scène, au fond se détache nettement le buste rectangulaire
d’une sculpture qui rappelle l’île de Pâques. C’est un visage de pierre qui
marque l’étonnement devant une danse aussi indéchiffrable.
Pour Alauzen, la peinture
de Mélik est Métamorphose du monde à partir des obsessions de l’esprit humain.
Il la rapproche des nus féminins du
premier Cézanne (L’Orgie ou Le Festin de Nabuchodonosor, vers 1870, Une moderne Olympia, 1873-1875, L’Après-midi à Naples et L’Eternel féminin, 1876-1877) qui
expriment tous la violence de la convoitise et du trouble de la sexualité, en opposition à l’élégance
moderne de Manet. Cézanne radicalisait l’enseignement de Delacroix pour
rivaliser avec le réalisme de Courbet (Philippe Dagen parle d’un ultra-romantisme de Cézanne dans
l’expression de l’érotisme du nu, dans Cézanne,
Flammarion, 1995, p. 43). Edgar Mélik crée sa peinture à partir d’autres
références, celles de 1925, qui
ont inventé une nouvelle figuration.
Manet, L'Olympia, 1863, Orsay
Les audaces picturales du paravent furent toutes ouvertes par ce qu’il est
convenu d’appeler les primitivismes en arts qui ont conforté Gauguin, Matisse, Derain et Picasso jusqu’au
surréalisme dans leur désir de rompre avec les codes de la peinture classique (voir
Robert Goldwater, Le primitivisme dans
l’art moderne, 1938).
La présence de la
sculpture-idole dans la peinture est une innovation de Gauguin. Il s’agit d’un
procédé pour introduire visuellement deux niveaux de réalité dans le tableau,
dans un rapport magique de l’interrogé à l’interrogateur. Mais à l’opposé de
Gauguin où l’idole est du côté du divin, chez Mélik l’idole est le côté humain
d’un regard éloigné sur une danse de nus féminins tous aussi mystérieux les uns
que les autres. Le masque archaïque sur un des nus ne fait que renforcer le
primitivisme de la scène, comme les pieds-sabots de la figure de droite et de gauche. Ce
dernier effet archaïsant se trouve déjà chez Picasso et Derain dans les
tableaux qui vont servir de comparaison.
Le paravent de Mélik a
toujours été rapproché des Demoiselles
d’Avignon (1907, mais présentation publique en 1916). Groupe de nus féminins dans les deux cas, la
représentation chez Picasso tient son
étrangeté du contraste entre la bidimensionnalité des corps et les volumes des
têtes. En outre ces têtes-masques sont de trois styles différents (deux masques
africains à droite, deux figures ibériennes au centre, et une influence
océanienne de Gauguin à gauche).
Picasso, Les Demoiselles d'Avignon, 1907, Moma New York
La diversité stylistique
des têtes chez Mélik n’est pas moindre, mais l’angularité a été remplacée par
la fluidité de la courbe pour créer les corps féminins.
La peinture de Mélik, par
sa confusion des images (masque, statue, pattes, anatomie) et la diversité des
styles, radicalise le primitivisme qui avait déjà influencé le fauvisme et le
cubisme. Dans Les Demoiselles d’Avignon les nus féminins
sont extrêmement construits (prémisses du cubisme), seules les têtes appartiennent
à l’archaïsme expressif. Chez Mélik, il y a un basculement complet dans la
métamorphose par l’abandon du géométrique. Les couleurs – rouge-rose-vert-bleu-
se mêlent sans confusion alors que chez Picasso les figures et leur couleur
sont isolées par des cernes noirs. Les nus de Picasso se déploient, alors que
Mélik nous place si près de la danse qu’il représente que les corps roses et
rouges du tableau ne peuvent y contenir en entier qu’avec des jambes bizarrement
repliées.
Au-delà de l’analyse formelle des modes de représentation commence la
signification de l’œuvre. Chez Picasso la peinture ne se comprend plus comme
représentation esthétique du monde visible mais exorcisme contre la force des
instincts. Le peintre peut rompre avec la virtuosité des procédés techniques de la
peinture-imitation issue de la Renaissance pour explorer l’intensité des
passions humaines. Les Demoiselles d’Avignon sont justement le manifeste de cette
rupture, et Picasso en est parfaitement conscient : « Si nous donnons une forme aux esprits, nous
devenons indépendants… J’ai compris pourquoi j’étais peintre… Les Demoiselles
d’Avignon ont dû arriver ce jour-là mais pas du tout à cause des formes :
parce que c’était ma première toile d’exorcisme, oui ! J’ai compris que
c’était le sens même de la peinture. Ce n’est pas un processus
esthétique ; c’est une forme de magie qui s’interpose entre l’univers
hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos
terreurs comme à nos désirs. » Philippe Dagen, op. cit., p. 382.
Si la signification des Demoiselles d’Avignon est assez
explicite par les thèmes de la Sexualité et de la Mort (l’expression
« Bordel philosophique » est due au critique d’art Leo Steinberg), on
peut aussi rapprocher le paravent de Mélik de La Danse de Derain pour sa composition et les couleurs solaires. Les
quatre femmes y sont aussi représentées par des modes stylistiques différents,
nus ou habillées. Ici c’est le bestiaire (oiseau, serpent, crapaud) qui peut
suggérer une signification ironique :
une vision édénique avec symboles du
Mal, parodie intentionnelle du Bonheur de
vivre (1905-1906) de Matisse. C’est dans les attitudes que se révèle le
drame invisible qui se joue chez Derain (voir les analyses de Philippe Dagen, op. cit., p. 280-285).
André Derain, La Danse, 1906,
185x225, Fondation Fridart.
Matisse, Le Bonheur de vivre,
174x238, Fondation Barnes
Ces trois œuvres des amis Matisse, Picasso et Derain, créées entre 1905 et 1907, ont en commun d’être de très grands formats de nus qui expriment les différentes visions de la vie à partir de la Femme. Chez Mélik les visages pourraient représenter la projection démultipliée du Désir par autant de déformations de son Objet : du masque-sorcière au visage classique, en passant par la Fée à l’œil bleu avec son immense arcade et la Femme hiératique (coiffe noble et colliers). La tête sculptée pourrait être une citation, unique chez Mélik, de l’univers de Gauguin. La Tête au long cou, typiquement mélikienne, serait un cas unique d’auto-référence. Les traits rouges sur fond ocre de la pierre sculptée donnent une expression parfaitement lisible : le visage étonné et fasciné regarde les fluides incarnations de la Femme. Il nous demande d’en faire autant. C’est la fonction cathartique de l’image qui rend visuellement la cruauté du Désir. Mais ce n’est pas la cruauté subie par la Femme (contresens) mais la cruauté du Désir qu’incarne la Femme démultipliée. Parler de pulsions sadiques en rapport avec la Nature féminine paraît aujourd’hui absurde. Pourtant toute l’antiquité grecque connaissait la mort tragique de Dionysos démembré par les Bacchantes, et le massacre d’Orphée par les Ménades. Les images en sont nombreuses sur la céramique grecque, et ce thème tragique sera souvent reprise à la Renaissance, par Dürer par exemple (voir « Aby Warburg. Rituel, Pathosformel et forme intermédiaire », Giovanni Careri, dans L’Homme, 165/2003). La Danse de Mélik pourrait être une résurgence de ce ménadisme. Les corps et les mouvements participent empathiquement à la violence du Désir incarnée dans la Femme. La distance introspective est dans le regard de la tête sculptée. Depuis Freud l’homme sait que l’archaïsme affectif des pulsions est intemporel et que la civilisation, à l’aide de ses rites et de son iconographie, est un pari de l’homme sur la raison.
Il reste le point le plus transgressif de cette Danse de Mélik. Alors que la peau des quatre femmes est d’un blanc rose de marbre, le ventre de face au premier plan est incarnat, ce rouge clair et vif qui signifie ce qui est sous la peau. Même couleur pour le ventre de la femme de droite au visage classique. On devine aussi des parties internes du corps. Mélik est certes le peintre de la Femme solaire, mais on doit souligner l’absence dans son œuvre du nu esthétique (sauf dans ses dessins), comme de la nudité érotique propre au surréalisme. Ici c’est la chair devenue visible sous la peau, la chair ouverte, qui trouble l’image du corps et nous trouble. La chair à vif est une transgression de l’image du nu quand le « Toucher d’Eros » rencontre le « Toucher de Thanatos ». Alors que la peinture classique recherchait une calme identification du sujet dans le tableau idéalisant du même coup le spectateur et son regard devenu sensible à la beauté, la peinture de Mélik est une source de tension. Tout ce qui dément dans l’image les apparences attendues est une source de trouble chez celui qui regarde (le symptôme pour l’anthropologie des images).
Il faut se tourner vers un historien de l’art qui prend en compte l’efficacité et l’inquiétude des images pour commencer à regarder le paravent de Mélik comme une création sur le plan du style et du fond, comme la visualisation d’un objet psychique (au même titre que le rêve en fournit l’expérience à chacun). Georges Didi-Huberman a conduit une enquête sur Botticelli qui n’est pas seulement le peintre de la nudité idéale de la Naissance de Vénus (suite à la mutilation du Ciel-Ouranos), mais aussi l’auteur d’un cycle de quatre panneaux sur la cruauté envers Vénus (Histoire de Nastagio, Madrid, Musée du Prado) : « La hantise de l’écorché demeure attenante à toute la vision du nu : c’est là un phénomène de longue durée », G. Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, Nudité, rêve, cruauté, Gallimard, 1999, p. 39.
L’historien remarque, à
la suite de Freud, que le rêve ou le cauchemar est déjà un visuel psychique. « C’est
du corps regardé dont il est question et le regard engage d’abord tout ce que
veulent ignorer nos efforts conscients pour voir et objectiver les choses du
monde. » idem., p. 90. Qu’est-ce
qui dans le style du paravent de
Mélik exprime l’ambivalence de ces irréelles Ménades ? La disparité des têtes -
de la beauté au masque -, le rythme ondoyant des corps, l’étirement insensé des
mains et des bras, les pieds sabots, la tête de pierre, enfin l’écorché du
ventre sont autant de symptômes qui métamorphosent l’image pour assurer son
empathie à la fois fascinante et inquiétante. Le style inclassable de Mélik
pourrait être une synthèse de la moderne figuration née entre 1900 et 1908, et
du trouble des images alimenté par le surréalisme depuis 1925. Ne parle-t-on
pas de la loi viscérale du
désir ? Comme dans le stigmate religieux « l’image de la chair
échange perpétuellement son efficacité symbolique avec la chair faite
image », G.Didi-Huberman, L’image
ouverte, Gallimard, 2007, p. 28.
Il ne s’agit que d’un
essai pour resituer le paravent de Mélik dans le large sillage du primitivisme
qui a accéléré l’éclosion rapide de la peinture moderne entre 1900 et 1908 (Matisse, Derain, Picasso). La notion d’influence n’est pas pertinente
pour cerner la peinture de Mélik, par contre celle-ci a été poussée par une série de ruptures dont il
avait parfaitement conscience. Les quelques phrases confiées à Alauzen prouvent
qu’il sait d’où surgit sa peinture. La ressemblance informe chez Mélik n’est
plus irrationnelle si on découvre qu’elle n’obéit plus à la logique du visible
mais au visuel, « celui des mouvements de l’âme inscrits à même les
mouvements du désir et du corps ». G. Didi-Huberman, « Echantillonner le chaos », Revue
Etudes PHOTOgraphiques, n° 27 mai 2011.
Les analogies formelles sont trop nombreuses avec des œuvres aussi
représentatives que La Danse et Les Demoiselles d’Avignon pour ne pas regarder le grand paravent de Mélik
comme un écho fantasmatique de cette « sensibilité
tonique » de 1925.
« Il existe une logique de l’archaïsme
primitif, logique du renouvellement du réalisme dont le fauvisme et le cubisme
pourraient n’être que des épisodes… Métamorphoses, déformations, outrances,
simplifications, ce seront les instruments de l’étude. Le trompe-l’œil
académique et les agréments chromatiques de l’impressionnisme écartés, au
peintre d’inventer des procédés nouveaux, à lui de se placer dans la position
du primitif. » Philippe Dagen, Le
peintre, le poète, le sauvage. Les voies du primitivisme dans l’art français,
1998-2010, Champs, Conclusion.
Finalement à quoi tient l’étrange chaos de la Danse de Mélik? On peut dire que sa lisibilité respecte les modes stylistiques
de la modernité (1900-1908),
mais que sa charge hallucinatoire vient du surréalisme avec sa question du Désir. Sur le plan formel la
peinture de Mélik est plus archaïsante
que la Métamorphose des amants (1926) d’André Masson ou X-Space and the Ego de Matta (1945), mais
elle donne plus d’inquiétude aux « personnifications multiformes des
cauchemars de la Raison » (G. Didi-Huberman, Echantillonner le
chaos », Revue Etudes PHOTOgraphiques, n° 27 mai 2011).
En 1947, Mélik est allé en Avignon pour la « Semaine de l’art »
organisée par Christian Zervos lors du premier festival (Jean-Marc Pontier, p.
48). Quels furent les tableaux de Matisse, de Braque, de Picasso et de Klee qui
l’intéressèrent ? On sait qu’il remarquera Picasso et Klee. En tout cas la
Femme à l’œil bleu, vraie signature de Mélik, n’existe pas avant ses toiles de
1950-1955. Et si le paravent était la réponse de Mélik à Picasso !
Le paravent de Mélik a
été exposé au château-musée de Cabriès. Il est aujourd’hui non localisé après
sa vente en 1985 par son propriétaire, le galeriste Laporte.
Olivier Arnaud
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