« Un tableau sait être, au-delà de sa
reconnaissable histoire, un champ de possibilités. Ce qu’il importe de
percevoir, ici, c’est le petit labyrinthe dans lequel est capable de nous
secouer un simple tableau. » G. Didi-Huberman, Fra Angelico, Dissemblance et figuration, 1990.
Chaque tableau de Mélik est un cas particulier. Mais comment fonctionne une
image de Mélik s’il n’y a pas de règle générale ? Mélik, comme tous les artistes modernes, s’irritait qu’on parle de ce
qu’on voit sur ses tableaux (à partir des années 40, il ne date plus ses
toiles, et la plupart n’ont pas de titre). Mais cette réaction banale d’un
peintre ne veut pas dire que le tableau ne contient rien. Ce qui compte alors
ce n’est pas ce qu’on voit (imagerie)
mais ce qui a été fait (objet) par le
peintre. C’est cette méthode de l’iconologie qu’on peut exercer sur ce petit
tableau de Mélik (voir G.Didi-Huberman, Ce
que nous voyons, ce qui nous regarde, 1992). A première vue ce petit tableau
très lumineux représente une jeune fille
à la chevelure rousse, dans une robe très structurée aux reflets jaunes, la
tête légèrement inclinée sur la gauche. Les pans de couleur, habituels chez
Mélik, brouillent l’image et engendrent un fond complexe et chromatique : une bande jaune verticale prolongée par une
bande noire, une tache bleue qui réapparaît en haut puis, à droite une tache orange qui reprend la couleur de la
chevelure, une tache marron et une surface
ocre claire qui donne sa profondeur à l’image. L’ensemble est très fluide
et éclatant de couleurs chaudes.
E. Mélik, Jeune
fille, autour de 1965, 22x24 cm, collection particulière.
De cette impression de
l’image on déduit facilement que Mélik est un peindre du rêve, que sa peinture
est arbitraire ou du moins indéchiffrable.
Si on regarde plus
attentivement l’image, le fond passe au premier plan et on distingue une
forme : le dessin classique d’une jambe solidement posée sur le sol ocre
claire. Entre la jeune fille et ce dessin anatomique, une jambe repliée, le
genou projeté vers l’avant. Un trait noir dessine les jambes puis des zébrures
nerveuses sur le genou projeté en avant (analogie visuelle de la force du
corps).
L’image n’est donc pas homogène : elle est le résultat d’une
technique hybride. On reconnaît au premier plan les couleurs chaudes et les
formes sans contour de Mélik, et sur le fond, sa technique du dessin pratiquée
dès Marseille (1932). L’opposition entre forme et fond du tableau est créée par
l’opposition entre peinture et dessin : l’image vient de basculer sous nos
yeux dans une autre réalité, troublante.
La tête de la jeune fille est renversée sous le choc violent d’un homme
athlétique qui se sert de son genou pour heurter son visage. Des détails, qui passaient pour des déformations
oniriques de Mélik, basculent dans le
monde réel : sous l’œil droit, une larme; une bouche convexe qui dit la
douleur ; le bras gauche bizarrement allongé entoure le visage pour
atténuer le choc.
Mais quel est le fait
peint par Mélik ? Si on considère que la peinture est la représentation du
visible, l’image est celle d’une scène d’agression, réelle ou imaginée. Pourtant la composition
complexe de l’image trouble cette représentation. Mélik a su utiliser des
moyens visuels pour brouiller notre rapport à l’image. Ce n’est pas une jeune
fille dans sa belle robe jaune, mais une agression violente. Ce n’est pas une
scène réaliste puisque la jeune fille et les jambes appartiennent à des univers
différents. Mélik a créé un seuil vertical dans l’image par le passage d’une
technique figurative à une autre. En outre le frottis, ce mince nuage orange
qui laisse voir les jambes tout en les voilant, signifie le passage dans une
autre réalité, pas celle du rêve, mais celle de la mémoire. L’image serait
celle du traumatisme lui-même, c’est-à-dire un phénomène qui altère durablement
la conscience. Si la violence physique produit une scène qui dure quelques secondes,
l’émotion douloureuse dure et altère la
conscience de la jeune fille. Il est inscrit
- dans une conscience - pour toujours. La construction visuelle de l’image participe
empathiquement à cette altération psychique.
Ce petit tableau de
Mélik, au-delà de son motif apparent, est un reflet des avant-gardes de ses
années de formation, l’Art Fauve (le
volume par la couleur), et peut-être le surréalisme. L’admiration de Mélik pour
Derain, Matisse et Bonnard est
attestée. Ces peintres voulaient retrouver, par la peinture, une intensité
nouvelle de l’émotion, en s’éloignant de la perfection des apparences
académiques (voir, « L’empathie primitiviste »,
Carlo Severi, Images Re-vues,
hors-série1, 2008). C’est surtout une image à double fond, comme on parle d’un
tiroir à double fond. Ce procédé a été pratiqué par Picasso (le portrait est
une recomposition à partir de perceptions séparées), et surtout Dali et
Magritte (l’image dément ce qu’elle donne à voir, cf. « Bachelard et Dali. Métamorphose et démiurgie
de l’image », Perrot, Hermeneia,
mai 2012). La belle image se métamorphose en image inquiétante.
Les scènes de violence physique sont innombrables
dans l’histoire de la peinture. Mais
comment un peintre pourrait-il figurer la réalité psychique d’un affect ? Entre la cause et l’effet il n’y a pas de similitude, il y a une différence de
nature (la violence devient émotion). Ce
petit tableau prouve le genre de problèmes que la peinture de Mélik a résolus
par son invention de moyens visuels et sa maîtrise dans l’organisation de la
toile. Depuis toujours la critique d’art multiplie les notions prestigieuses
pour parler de la peinture de Mélik (métamorphose, fantasmagorie, onirisme, expressionnisme,
magie etc.). Il semble que Mélik ait été plus sobre et plus précis pour parler de
sa peinture.
« Ma peinture n’est pas anti-classique. Je
puis la dire sur-classique. Elle est simplement un classicisme qui se
dépasse », à Jacqueline de Grandmaison. « Je ne suis pas un peintre intellectuel : ce qui compte pour moi
c’est la conscience humaine… Je me place au-dessus du classicisme mais avec les mêmes rigueurs. C’est une forme de romantisme évolué qui va dans le sens
de la construction. Disons que je suis un sur-classique », à Maurice
Sardou (Coupures de presse, Années 60, Archives du Musée Edgar Mélik, Cabriès). Dans une page manuscrite conservée au Musée
de Cabriès, Mélik nous livre sa vision lyrique
et tragique de la réalité humaine : « Emotion, réponse toute spontanée à un désir profond d’autant plus qu’il
est moins formulé, plus tu es inattendue, plus durablement tu t’imprimes dans
des êtres autres et t’exprimes. Ne peut-on considérer la vie comme purement
émotive et faire abstraction de tout ce qui n’est émotion ? Car c’est là
la manne tombée on ne sait d’où, de quel ciel ; c’est toi l’émotion. N’en
percevons que le perceptible. »
Dans ces extraits, Mélik
nous donne à la fois sa méthode picturale (surclassicisme/romantisme
évolué) et le contenu de sa peinture (la polarité de l’émotion, douleur ou joie).
Nicolas Poussin, Massacre des Innocents, 1625, Musée
Chantilly. Le style impassible du
classicisme.
Eugène Delacroix, Scène de chasse au lion, 1861, Chicago. Le style pathétique du romantisme.
La peinture de Mélik
n’est pas isolée dans le siècle de Freud et du surréalisme : le rêve,
l’angoisse, le désir et la douleur sont déjà du « visuel psychique »
(G.Didi-Huberman, Ouvrir Vénus. Nudité,
rêve, cruauté, 1999). Mélik a fait comme tous les peintres de son siècle :
inventer de nouveaux procédés visuels
pour figurer une « inquiétante étrangeté » : Munch, Magritte,
Miro.
Magritte,
Jeune fille mangeant un oiseau (Le
Plaisir), 1927, 97x74 cm, Düsseldorf : la Pulsion de Mort.
.
Miro, Tête,
Musée de Grenoble, 230x165 cm, 1930 : Détruire la Figure humaine.
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