"Ainsi en va-t-il nécessairement d'un
certain goût de la liberté humaine qui, appelé à étendre même en d'infimes
proportions le champ de réceptivité de tous, attire sur un seul toutes les
conséquences funestes de l'immodération. La liberté ne consent à caresser un
peu la terre qu'en égard à ceux qui n'ont pas su, ou ont mal su vivre, pour
l'avoir aimée à la folie", André Breton, Arcane 17, 1937.
Mélik a vécu en rupture avec le mode de vie bourgeois de sa famille. On ne saurait sous-estimer son refus de la société en bloc (plutôt que sa révolte), au nom de ce qu'il appelle l'Esprit : "Ce qui choque la grande masse ignare en dedans mais civilisée en surface, c'est que le langage externe est compris de tout le monde alors que le langage interne ne l'est que de certains grands aventuriers de l'esprit." Il aimait provoquer les êtres
pour évaluer leur caractère. Il savait se montrer courtois aussi bien que rude.
Le château de Cabriès où il s'installe de manière précaire en 1934, deviendra
peu à peu une vaste demeure austère transformée par ses fantasmagories, ses
lectures (Kafka, Nietzsche, Lautréamont, Rimbaud), et ses musiciens (Bach,
Mozart, Beethoven). Mélik aura fait de ce château une création totale qui
exprime le mieux son rapport halluciné à la vie et son extériorité vis-à-vis de
la société. On ne doit pas sous-estimer la fonction psychique de ce lieu
multiforme (fresque, meubles, poussière, empilement des toiles, etc.) , en particulier
son rôle d'exorcisme de la folie qui hante l'artiste confronté à la démesure.
« Nietzsche a
cherché un vieux château médiéval dans le Tyrol. Il ne l’a pas trouvé. S’il
l’avait trouvé comme moi il ne serait pas devenu fou. » (Mélik,
article de presse, Archives Musée Mélik, Cabriès).
Dans ce lieu étrange qu'il se construisit lentement Mélik se trouvait heureux, entre rêve et réalité. Il se perçoit à l'aide
de références complexes qu'il manie de manière déroutante.
"Je ne suis pas
mécontent de la poursuite de ma vie d'isolé - sans être recroquevillé dans une
simili tour je m'étire naturellement et chaque bâillement m'est devenu tonique
et productif - bâillement-force auraient dit les futuristes italiens de 1912 et c'était bien. Le grand amour
travaille mes peintures, la pensée du Maître n'est pas essoufflée et plus de
problèmes insolubles - organisation d'un état de chose féodal-moderne ou anarchiste dans le sens haut du terme."
A Madeleine Follain, Août 1954 (Archives IMEC).
Comment Mélik habitait-il ce lieu étrange? De nombreux
témoignages écrits en donnent une idée, mais il y a aussi les photos qui
isolent certains aspects éphémères, notamment les toiles d'araignée et la
poussière dont les dépôts heurteront bien souvent les visiteurs. La poussière
est un phénomène impondérable contre lequel l'homme social lutte en permanence
(propreté, logique, contrôle). Mais elle jouit aussi d'une étrange esthétique
chez de grands artistes. Tolérer, voire admirer, la poussière comme l'ont fait Léonard de
Vinci, puis Marcel Duchamp pourrait bien marquer un regard distancié sur la
nature, voire un défi à l'anthropomorphisme (hypothèse de Georges Bataille, 1935).
Les auteurs de ce reportage ont saisi la fantaisie
antisociale de Mélik qui accordait une grande valeur esthétique à sa peinture
tout en jouant avec des conditions d'existence matérielle plutôt cynique au
sens antique du terme. Le cynisme (du grec kunos, le chien) désigne cette école de
philosophie de l'Antiquité qui s'opposait aux règles de conduite et aux valeurs
culturelles et sociales au nom d'une vie authentique, voire élémentaire. Les
attitudes cyniques heurtent la vie sociale qui, en raison de sa
fondamentale fausseté, rend scandaleuse la manifestation de la vérité. Il ne
s'agit donc nullement d'un mode de vie gratuit dans le but de choquer. La
"vie artiste" dans la modernité n'a-t-elle pas été en grande partie
une reprise du cynisme (hypothèse de Michel Foucault) ?
"Je crois donc que cette idée de la vie
artiste comme condition de l'œuvre d'art, authentification de l'œuvre d'art,
œuvre d'art elle-même, est une manière de reprendre, sous un autre jour, ce principe cynique de la vie comme
manifestation d'une rupture scandaleuse, par où la vérité se fait jour, se
manifeste et prend corps. ..La vie artiste est devenue à partir du XIX° siècle
(Baudelaire, Flaubert, Manet) une manifestation de l'art lui-même dans sa
vérité... C'est l'idée que l'art n'est plus de l'ordre de l'ornementation, de
l'ordre de l'imitation, mais de la mise à nu, du démasquage, du décapage, de
l'excavation, de la réduction violente à l'élémentaire de l'existence",
Michel Foucault, Le courage de la vérité,
Gallimard, 2009, p. 173..
L'image du peintre obsédé par son œuvre ne correspond pas à
l'attitude générale de Mélik qui semble
avoir fait de son mode d'existence, dans le cadre de ce vieux château, une
forme d'art à part entière. D'où l'importance de ce lieu qu'il façonnera d'une
manière très peu conventionnelle, avec tant de détails dérangeants pour beaucoup
les visiteurs. Par exemple la
construction de cette "sculpture" avec des débris (chaise brisée,
corde, bottes usées) révèle une liberté d'esprit qui implique une opposition
entre l'histoire de l'art et une esthétique paradoxale. Mélik n'est-il pas un
héritier du dadaïsme, de ce "cynisme" esthétique pratiqué par Francis
Picabia et Marcel Duchamp ?
"Les hommes sont mortels, les tableaux aussi.
L'histoire de l'art est une chose très différente de l'esthétique. Pour moi,
l'histoire de l'art c'est ce qui reste d'une époque dans un musée, mais ce
n'est pas forcément ce qu'il y a de mieux dans cette époque, et au fond, c'est
même, probablement, l'expression de la médiocrité de l'époque, car les belles
choses ont disparu, le public ne voulant pas les garder. Mais cela, c'est de la
philosophie", Marcel Duchamp, Entretien
avec Pierre Cabanne, 1967.
La "sculpture" de Mélik renvoie à une pratique,
plus désinvolte et sauvage, du readymade de Marcel Duchamp. Celui-ci semble
avoir d'abord choisi, pour orner son atelier, des objets ordinaires comme une
roue de bicyclette ou un porte-bouteille dont les formes non-artistiques se
révèleront esthétiques dans des assemblages improbables ( readymade). Il
inventera en 1912 l'expression de "quincaillerie
paresseuse", car si les constructions de Duchamp furent exécutées avec
beaucoup de soin, elles partaient néanmoins de formes mécaniques étrangères à
la belle Nature (anticlassicisme de l'imitation).
Un autre aspect fameux de Duchamp est son usage insolite de
la poussière, car plus généralement, l'artiste doit pouvoir produire de
nouvelles matières pour créer ses objets artistiques. Duchamp laissera
s'accumuler la poussière, pendant plusieurs mois, sur la partie basse du Grand Verre, jusqu'à ce qu'un paysage
fantastique apparaisse. Man Ray en fera une photo extraordinaire grâce à une
lumière rasante qui en fait ressortir les infimes nuances. La série de photos
sera publiée dans la revue surréaliste Littérature,
en 1923.
Man Ray, Elevage de poussière, 1920 |
Mélik a-t-il intégré la poussière à des "œuvres"
éphémères ou les dépôts de poussières ne furent-ils qu'une simple négligence de
la part d'un artiste désinvolte? Mais les deux hypothèses sont-elles forcément contradictoires?
E. Mélik, "Construction", Table ovale, jeu d'échecs, main moulée, et poussière (photo Provence Magazine, 1969) |
Pour cette "construction" fascinante Mélik a
utilisé le dépôt naturel de la poussière pour dissimuler le damier du jeu
d'échecs peint sur la table ovale. Il a seulement dégagé les deux rangs qui
séparent les pièces. Le moulage en
résine de sa propre main joue cette partie imaginaire. La poussière est devenue
un élément de la mise en scène, elle est matière à part entière et non plus
cette menace contre laquelle il faut lutter.
Par son indifférence pour les convenances et son intérêt
pour la poussière Mélik rejoint à sa façon la lignée prestigieuse des artistes qui
ont vu dans la poussière en dépôt ou dans la lumière un phénomène des plus
intrigants de la Nature. Léonard de Vinci décrit dans ses Carnets une expérience avec de la poussière sur une table : si
la table est frappée en différents endroits, elle se distribue de telle sorte
qu’elle forme un paysage en miniature où se distinguent « les
formes variées de monts et de petites collines ». Il recommandait
aussi à ses élèves de regarder longtemps un vieux mur décrépi : « Vous ne tarderez pas à remarquer peu à peu
des formes, des scènes qui se préciseront de plus en plus… Dès lors vous
n’aurez plus qu’à copier ce que vous voyez, et à compléter au besoin. ».
Ce texte circule dans le surréalisme. Il est cité avec admiration par André Breton,
en 1933, dans son article sur « Le message automatique », dans la
revue surréaliste Minotaure.
Dans L'amour fou
(1937) Breton reprend le procédé : "La
leçon de Léonard, engageant ses élèves à copier leurs tableaux sur ce qu'ils
verraient se peindre (de remarquablement coordonné et propre à chacun) en
considérant longuement un vieux mur, est loin encore d'être comprise. Tout le
problème du passage de la subjectivité à l'objectivité y est implicitement
résolu et la portée de cette résolution dépasse de beaucoup en intérêt humain
celle d'une technique, quand cette technique serait celle de l'inspiration
même. C'est tout particulièrement dans cette mesure qu'elle a retenu le
surréalisme. Le surréalisme n'est pas parti d'elle, il l'a retrouvé en chemin
et, avec elle, ses possibilités d'extension à tous les domaines qui ne sont pas
celui de la peinture" (p. 126).
Mélik a pratiqué le surréalisme dans sa jeunesse parisienne
(départ de Paris en 1932) au moins jusqu'en 1950, date à laquelle il invente un
poème surréaliste pour son exposition à Marseille (voir Mélik et le
surréalisme, IV). Sa démarche créative n'était pas subordonnée au dessin. A ses yeux, "Le dessin est le contraire de la peinture". Chez Mélik comment s'opérait le passage de la subjectivité (la disponibilité de la pensée ou l'inconscience au sens positif du terme) à l'objectivité (l’œuvre accomplie)? Il était très proche de la méthode recommandée par Léonard de Vinci. " Je pars de l'abstrait. Peu à peu, sans même que j'aie à le chercher, les masses surgissent et s'organisent d'elles-mêmes" (Mélik au journaliste E.-F. Xau, Le Provençal, 23 octobre 1961, archives du musée E. Mélik, Cabriès). Mélik a probablement connu cette dimension insolite de
Léonard de Vinci célébrée par le surréalisme. On est très loin de l'intellectualisme que Paul Valéry avait
valorisé (Introduction à la méthode de
Léonard de Vinci, 1894). Par un témoignage direct nous savons que Mélik
reprochait à Léonard de Vinci d'avoir subordonné en général la peinture à l'étude
scientifique de la Nature.
Par son
mode de vie si peu social (cynique au sens grec du terme) et son humour pour les
objets dérisoires (poussières, sculpture-rebut, construction insolite) Mélik se fait héritier de la « quincaillerie paresseuse » de
Marcel Duchamp. L’art est profond mais
il n’est pas fait pour les « snobs et leurs marchands » qu’il faut provoquer par des actes déroutants qui les tiendront éloignés. Il arrivait à Mélik de
poser de la couleur sur les crottes séchées de ses chiens; de changer
devant vous - par pur défi - la couleur des yeux d’une
figure déjà peinte! Il fabriqua aussi de petits totems peints avec, au
sommet, des crânes de chiens. Autant d'actes étranges qui tournent en dérision,
non l'art, mais le bon goût. A côté de
la peinture de Mélik il y a bien ses "actes surréalistes" dont les
traces se sont presque effacées mais qui nous révèlent une esthétique
paradoxale très antisociale. Façon de demander, par le geste choquant ou la
construction dérisoire, où est l’essentiel pour vous dans l’art ?
Pourquoi Mélik fabrique-t-il - à côté de sa peinture - des
objets pauvres en matériaux où la poussière et les rebuts jouent un rôle
positif? Quelle pouvait-être l'enjeu de
ces objets si peu en accord avec le "bon goût" pour ceux-là mêmes
qui les initièrent ?
"Duchamp est l'un
des phénomènes les plus intéressant de l'avant-garde française. Sa production
est très réduite, mais son influence n'est pas des moindres. On ne saurait le
rattacher à aucune école. Sa théorie de l'œuvre d'art qu'il a illustré
récemment par une série de grands cartons, la Mariée mise à nu etc., est à peu
près la suivante : dès qu'un objet est
regardé par nous comme une œuvre d'art, il cesse absolument de fonctionner
comme tel. C'est pourquoi quant à
l'effet spécifique de l'œuvre d'art, l'homme contemporain en éprouvera
d'avantage l'expérience dans le cas d'objets dégagés de leur contexte
fonctionnel... plutôt qu'avec des œuvres d'art accréditées pour jouer ce rôle.
La production d'objets surréalistes où une grande latitude est accordée au
hasard est devenue pour beaucoup de peintres de ce cercles une activité
passionnée. Chacun est libre de voir là des manifestations de décadence. Mais
elles peuvent aussi avoir valeur de diagnostic", Walter Benjamin,
"L'œuvre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisée", 1936.
Marcel Duchamp, Porte-bouteille (ombre et quatrième dimension) |
Marcel Duchamp, Le Grand Verre (la Mariée mise à nu par ces célibataires, même) |
Marcel Duchamp, Torture-morte (mouches collées sur plâtre peint, bois, vitrine), 1959 |
Dans la mesure où sa peinture crée un monde de formes et de
couleurs, en relation avec les formes naturelles, mais en cassant nos habitudes
esthétiques, Mélik a pu fabriquer des
objets-rebuts qui provoquent un regard non-esthétique, celui-là même qui est
requis par sa peinture. "Quand l'art est généralement pensé à travers
sa fonction réconciliant, Georges Bataille, lui, aura parlé de désir, de
déchirure et de dissonance, voire de catastrophe, mais aussi de jeu avec la
catastrophe", G.Didi-Huberman, La
ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, 1995,
p. 380.
Mélik, Rêverie de l’Odalisque, c 1960, 46 x 70 cm, Collection particulière |
Bras entourant les seins, 73 x 51 cm, HSB, collection particulière |
Depuis Aristote l'art noble se veut une "catharsis" des passions
irrationnelles, une thérapeutique qui apaise le tragique au moyen de la beauté.
Cette vision sera refusée par les artistes du début du XX ° siècle qui mettront
en cause le conformisme du "bon goût". "L'art est un produit pharmaceutique pour imbéciles", Francis
Picabia. "On rentre chez le
marchands de tableaux comme chez le pharmacien, en quête de remèdes bien
présentés pour des maladies avouables. Or, ce qu'on aime vraiment, on l'aime
surtout dans la honte et je défie n'importe quel amateur de peinture d'aimer
une toile autant qu'un fétichiste aime une chaussure", Georges
Bataille, La littérature et le mal,
1957. Chez Duchamp l'art est d'abord une attitude sociale de rupture : "Il a toujours refusé de faire carrière,
d'être un peintre parmi d'autres. Il estime qu'il existe deux sortes d'artistes
: les peintres professionnels qui, travaillant pour la société, finissent par
s'y intégrer et les autres, les francs-tireurs, libres d'obligation, donc
d'entraves... Dès qu'on commence à vendre, on gâche tout", J. Clay,
"Marcel Duchamp le dynamiteur", 1967.
Mélik, par sa peinture
hallucinée et son attitude sociale appartient à cette lignée. Il
dénoncera toujours la clique des marchands qui incarne justement la servitude
volontaire. Ils tiennent en laisse le goût du public qui se satisfait d'une
peinture apaisante.
"Bien des gens
n'osent pas encore être libres et se courbaturent de courbettes. Mais cela
reviendra. Les Possédés ont pris goût à la possession, à l'oppression morale
qui les tient, et sont vigilants pour tenir tête à ce qui les obligera à être
libres, à penser librement et à la liberté d'aimer ce qu'ils aiment
foncièrement. Tout sera pourtant rétabli. On m'a plutôt évité depuis six mois,
car ils nomment peintre factieux celui qui est libre de penser comme il le doit
et le sent, peindre fortement et positivement comme il le faut , et non pas
rattaché à la trop célèbre rue qui porte le nom de l'auteur du discours sur la
servitude volontaire, titre qui pourrait très bien convenir à certains peintres
exposant dans ce quartier. Mais tout s'arrange en France. J'en ai la conviction",
Lettre à Madeleine Follain, 3 févier 1958 (Fonds IMEC).
E. Mélik, L'acrobate aux cerceaux (non localisé), photo studio Da Silva, 1970 |
Dans la peinture de Mélik la couleur s'émancipe de la forme,
et la forme s'émancipe de la Nature. Comme la société qui cherche à éliminer la
poussière, le bon goût ne veut pas voir ce qui peut être esthétique dans les
formes imaginaires. Il veut que l'art dissimule ce qui ne serait pas beau. A
l'opposé, Mélik veut l'informe dans la peinture. Non ce qui est déstructuré,
mais ce qui crée son propre équilibre. "L'informe est le symptôme : ce qui dans la forme sacrifie la forme...
La volonté d'art de toute notre modernité a été bouleversé par cette volonté de
symptôme", G. Didi-Huberman, La
ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, 1995,
p. 368.
La
relation de Mélik à la Poussière, cette réalité impondérable mais fascinante
pour ses dépôts aléatoires et sa voltige dans la lumière (Léonard de Vinci,
Marcel Duchamp), aura été ambivalente, comme son esthétique paradoxale. Elle
est ce phénomène omniprésent contre lequel lutte l'homme social (la négligence
sale, l'abandon des lieux)mais elle peut aussi être apprivoisée et intégrée à
un mode de vie forcément décalé (le "bas
matérialisme" de Georges Bataille).
La présence de la poussière et des toiles d'araignée dans le vieux
château de Mélik signifie plus qu'une indifférence causée par le dénuement puis
la vieillesse. Elle est l'écho d'une
peinture qui s'affranchit de la "volonté
d'art".
L'ancien maire de Cabriès, dont la volonté a permis la création du château-musée en 1980, le signale avec humour :
L'ancien maire de Cabriès, dont la volonté a permis la création du château-musée en 1980, le signale avec humour :
« Attente assez
longue devant la porte malgré le rendez-vous pris à l’avance… Toujours dans
l’après-midi car, disait Mélik, le matin il s’adonnait à des tâches
domestiques…Lesquelles ! A moins qu’il ait pris un soin méticuleux à
répartir les tas de poussières là où son sens artistique lui imposait de les
amonceler… » Raymond Martin, Edgar
Mélik, Château de Cabriès en Provence,
1983, Edition G. Benucci.
Mais on a surtout un témoignage ancien de Mélik lui-même
dans une lettre à son amie peintre, Madeleine Follain : "Chère Madeleine, Mon chien est en train de
gratter le mur avec sa patte gauche et accompagne le bruit que fait l'encre sur
cette page. Tout va bien. C'est qu'en même ici plus qu'ailleurs que tout peut
aller en bien. Gentiment vu des gens ces jours-ci, hier surtout - après tout je
recommence à croire sincèrement en ce que je recommence à faire. Les moyens
comptent moins que le sens. Les toiles
d'araignées s'amassent - pas de bonne pour les évacuer. C'est terrible et très
bien", Lettre de Mélik à Madeleine Follain, Années 1950 (Fonds
IMEC).
Couloir du château de Mélik (Photo Studio Da Silva, 1970) |
La Poussière, les toiles d'araignée, c'est terrible et très bien! L'homme n'est pas le centre d'une Vie qui
est beaucoup plus insondable que la logique de "l'idiot raisonnable" (Carl Einstein) le laisse croire. Les
formes se métamorphosent, ce qui veut aussi dire qu'elles s'altèrent sans
cesse. Il n'existe aucune synthèse possible de l'univers qui est autant chaos
qu'ordre. Donc on peut aussi bien dire comme Georges Bataille que l'univers "est quelque chose comme une araignée ou un
crachat" (revue Documents, 1929, article
"Informe"). Un paragraphe de cet écrivain surréaliste dissident et
nietzschéen (comme Edgar Mélik en 1937), publié dans la revue d'avant-garde Documents, est consacré à la Poussière et
à sa signification antihumaine. Elle est valorisée comme matière impondérable
qui nie l'humanisme de la propreté, ou plutôt l'anthropomorphisme, cette idée
qui impose l'homme et ses valeurs culturelles pour en faire la norme de tout,
et surtout de l'art !
"Les conteurs
n'ont pas imaginé que la Belle au Bois Dormant se serait éveillée couverte d'une épaisse couche de poussière;
ils n'ont pas songé non plus aux sinistres
toiles d'araignées qu'au premier mouvement ses cheveux roux auraient
déchirées. Cependant de tristes nappes
de poussière envahissent sans fin les habitations terrestres et les souillent
uniformément : comme s'il s'agissait de
disposer les greniers et les vieilles chambres pour l'entrée prochaine des hantises, des fantômes, des larves
que l'odeur vermoulue de la vieille poussière substante et enivre.
Lorsque les grosses
filles "bonnes à tout faire" s'arment, chaque matin, d'un grand
plumeau, ou même d'un aspirateur électrique, elles n'ignorent peut-être pas
absolument qu'elles contribuent autant que les savants les plus positifs à
éloigner les fantômes malfaisants
que la propreté et la logique écœurent. Un jour ou l'autre, il est vrai, la
poussière, étant donné qu'elle persiste, commencera probablement à gagner sur
les servantes, envahissant d'immenses décombres, des bâtisses abandonnées, des
docks déserts : et à cette lointaine époque, il ne subsistera plus rien qui
sauve des terreurs nocturnes, faute desquelles nous sommes devenus de si
grands comptables... -G.B."
Greniers, Mannequins, débris et poussières, Photo de la revue Documents, N° 5, 1929, illustrations pour l'article de Georges Bataille, "POUSSIERE". |
Cet éloge sarcastique et paradoxale de la poussière se fait aux dépens des valeurs
classiques de l'anthropomorphisme (logique, propreté, science, chiffres) et au
profit de forces étranges (fantômes, terreurs nocturnes) qui se complaisent dans l'informe (abandon,
désert, décombre) voir G. Didi-Huberman,
La ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Macula,
1995, p. 50.
Toute une partie de la vie et des productions de Mélik se
dérobent encore à notre regard. A condition de ne pas enfermer ce peintre dans
des cases esthétiques. Sa peinture et sa
disposition d'esprit, son attitude sociale et son combat pour libérer le goût
lui permirent beaucoup plus d'images expérimentales qu'on ne le croit par facilité. Quelles furent les forces productrices à
l'origine de ces formes déformées? Quels symptômes ont pu déchirer les
ressemblances trop harmonieuses et esthétiques de la peinture "mondaine"?
Ce voyage dans la Poussière et le readymade est révélateur d'une sensibilité
transgressive (Georges Bataille, Marcel Duchamp) des années 20 et 30 dont les
traces sont toujours fortes dans les productions de Mélik après guerre. A sa
manière il a su "détruire la
peinture" (Joan Miro, 1929) pour changer notre rapport aux images et à
la liberté de l'image. Les deux exemples suivant indiquent déjà comment le signe (dessin) et la tache (couleur) sont penser
dialectiquement, c'est-à-dire comme des contraires sans synthèse possible.
E.Mélik, Hommage de trois personnages à une femme, HSC, 26 x 41 cm, HSC, collection particulière |
E. Mélik, Tête abstraite, 25 x 15 cm, collection particulière Olivier Arnaud |
Encore un article extrêmement intéressant... J'ignorais l'existence de reportage original... Il paraît que Mélik s'amusait à faire boire ses rares invités dans des verres pleins de poussière et riait de leur mine dégoûtée, testant sans doute jusqu'où irait leur sens des conventions.
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