lundi 10 octobre 2016

Mélik et le surréalisme, INDICES



Surréalisme I : Mélik en  "surréaliste nietzschéen" 

            Comment situer Mélik dans l’ébullition artistique des années 20 et 30 ? Pour la peinture, il s’est lui-même expliqué en 1958 quand il résumait la peinture moderne par trois dates symboliques : 1900 (naissance du fauvisme), 1908 (naissance du cubisme) et 1925 (création de l’expression ‘Ecole de Paris’ par le journaliste d’art André Warnod dans la revue Comoedia).
Mais l’effervescence culturelle c’est le surréalisme pour ce jeune homme en rupture de milieu. En 1941 il reçoit dans son atelier parisien rue Daguerre, dans le quartier Montparnasse (ce « cerveau du monde », selon sa propre expression) une journaliste d’art, Claude Marine pour un entretien sur sa peinture. Les trois pages dactylographiées de l’article devaient paraître dans la revue Comoedia.  Le texte est exceptionnel parce qu’on devine les préoccupations de ce peintre qui est en recherche permanente de son langage plastique. Il revendique une synthèse très radicale et propre au milieu des surréalistes dissidents (G. Bataille, Artaud, Miro, Leiris, etc.) , le « surréalisme nietzschéen » !



Le surréalisme en 1937 est un mouvement artistique complet qui touche la poésie, la peinture, la photographie et le cinéma. André Breton a publié son Premier  manifeste du surréalisme en 1924, le Second manifeste en 1929. Sa trilogie sur la fusion entre l’amour et la réalité dans la vie comme dans la poésie est terminée (Nadja, 1928 ; Les Vases communicants, 1932 ; L’Amour fou, 1937). Ces livres innovants contiennent des photos  qui invitent au rêve autant que le texte.
On sait que Mélik s’intéresse à la peinture moderne comme au cinéma, avec ses possibilités de jeu avec l’espace (plan serré, cadrage, échelle). Devant un de ses propres tableaux qui peut être vu dans les quatre sens Mélik explique son travail sur l’image:


« C’est une suggestion des thèmes… Il y a un thème cinématographique dans cette chose-là. Et il est permis à chacun de la vivre à sa façon. Vous découvrez des personnages debout dans tous les sens. Un tableau a un sens cosmique qui joue dès qu’il suggère des visions. Ce n’est pas la figure représentative qui compte, mais la figure-langage. »
Sur le plan formel des images le cinéma donnait à réfléchir à Mélik. Plus surprenant, le cinéma inspirera aussi quelques tableaux à Mélik, notamment sur le thème épique du Moyen Age. Le film de Jean Carné, avec des ballades écrites par Jacques Prévert,  Les visiteurs du soir (déc. 1942) a plu à Mélik et au moins un tableau peut être attribué avec certitude à l'atmosphère féérique de ce conte fantastique situé dans un château médiéval. Dans le film, les visages se déforment par moment pour exprimer le passage du monde réel au monde magique.


Mélik, Visage de Femme, 1950, 105x78 cm, collection du Musée (d'après Les visiteurs du soir,  information donnée par J. Rey, Semaine Provence, Edgar Mélik, le peintre à la matière solaire, 27 déc. 1974)

Le ménestrel chante une ballade pour Anne « Démons et merveilles » écrite par Jacques Prévert
« Au loin déjà la mer s’est retirée
Mais dans tes yeux entrouverts
De petites vagues sont restées…
De petites vagues pour me noyer »

Photo, peinture, cinéma, Mélik réfléchit pour faire du tableau une machine en expansion, une source de visions et non un reflet rétinien de la réalité. Il est dans le sillage d'André Breton pour qui le tableau est surréaliste quand il a cette fonction d'objet onirique, comme c'est le cas avec André Masson, Joan Miro ou Giorgio de Chirico. "Tout ce que j'aime, tout ce que je pense et ressens, m'incline à une philosophie de l'immanence d'après laquelle la surréalité serait contenue dans la réalité même, et ne lui serait ni supérieure ni extérieure... Yves Tanguy n'en est pas à déplorer la présence nécessaire, dans un tableau, de ces éléments plus ou moins directs grâce auxquels d'autres éléments prennent toute leur signification occulte. Il leur accorde sans doute une valeur de comparaison. Ce contact, qu'il se garderait de perdre, lui permet de s'aventurer aussi loin qu'il veut et de nous livrer de l'inconnu des images aussi concrètes que celles que nous nous passons du connu", André Breton, Le surréalisme et la peinture, 1928

Mélik, Tête créatrice, début 1950, 100 x 150 cm, collection particulière

On sait que le jeune Mélik eut une rencontre décevante avec André Breton vers 1928. Au-delà de cet échec compréhensible (sa peinture était encore balbutiante), Mélik s'affirme encore en 1937 proche du surréalisme. Il est l'ami de Victor Brauner, et après 1945, il se sent proche de Francis Picabia. Pour un esprit avide de "merveilleux" le surréalisme est partout à Paris, où il a ses galeries et ses revues. André Breton  dirige une revue prestigieuse, Minotaure, à laquelle participent tous les écrivains et les peintres subversifs (Dali, Picasso, Masson, Miro, Georges Bataille, Michel Leiris, etc.). Mélik a eu accès à cette revue, directement ou à la librairie des Amis des Livres, rue de l'Odéon. Il est l'ami d'Adrienne Monnier depuis ses études à la Sorbonne en Anglais et Allemand (1922-1926)  jusqu'à la guerre au moins (voir les 3 lettres de Mélik à Adrienne Monnier, déc. 1939, janvier et Mars 1940, Bibliothèque Jacques Doucet, Paris).
Mélik est convaincu que sa peinture est peu accessible, difficile à comprendre. Il dit lui-même qu’elle est « absconse », et non conceptuelle. Mais elle deviendra accessible avec le temps. « Je pense que, dans quelques vingt ans, rien n’empêchera de le devenir. Quand je la veux langage universel, je tiens compte même du facteur « sottise », d’importance si grand surtout dans les civilisations dites avancées et intellectualisées. Car je sens absolument que, dans les vingt ans qui viennent, ce facteur aura tendance à être réduit à quantité négligeable… Il y a un monde intérieur qui est en soi, qui compte beaucoup. Le monde qui est en moi, je l’exprime, d’autres l’expriment, il s’extériorise. Il est aussi complexe que l’univers.»
Ce passage est en concordance avec de nombreuses idées d’André Breton : le progrès matériel n’est pas forcément favorable au progrès mental et vital; le langage artistique est encore un privilège et toute diffusion trop rapide entraîne un appauvrissement du message. « Il faut absolument empêcher le public d’entrer si l’on veut éviter la confusion. J’ajoute qu’il faut le tenir exaspéré à la porte par un système de défis et de provocation » (Second manifeste du surréalisme, 1929). Enfin la peinture n’a plus à être le reflet de la réalité extérieure, mais la projection du monde intérieur aussi complexe que l’univers matériel.
C’est la définition même du surréalisme chez André Breton : « Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit par toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale » (Premier manifeste du surréalisme, 1924).
Mélik restera fidèle à cette « sensibilité tonique » du surréalisme des années 20 et 30 ? Il gardera cette conviction que le langage de l’art s’adresse à tous mais que son message profond reste élitiste. Il l’écrira beaucoup plus tard dans son œuvre philosophique : « Ce qui choque la grande masse ignare au-dedans mais civilisée en surface, c’est que le langage externe est compris de tout le monde alors que le langage interne ne l’est que de certains grands aventuriers de l’esprit.
Penser autrement que la matière tout en partant de la matière qui est en soi, c’est s’accorder à la démesure» (Œuvre philosophique, archives du musée de Cabriès).
André Breton et le mouvement surréaliste aimaient se donner une généalogie prestigieuse d’esprits créateurs, les génies dérangeants de la culture. L’expression « les grands aventuriers de l’esprit » utilisée par Mélik pourrait être une réminiscence de sa lecture du livre d’André Breton, Arcane 17 (1946), où l'auteur se revendique de Pythagore, de Nerval, de Nietzsche, de Rimbaud, de Hugo, et de Paracelse.  Alors que le poète travaille la langue pour en extraire une réalité poétique plus haute, le peintre Mélik part de la matière et de ses ressources concrètes pour accéder à un univers intérieur. Ce travail « alchimique » c’est le sens même du livre d’André Breton, Arcane 17. Il y a analogie entre l’opération alchimique et la transmutation poétique. Il semble bien que Mélik ait compris sa peinture, dont l'enjeu est une mise au point d’une « spiritualité plastique »,  comme autant d’étapes dans les relations mystérieuses entre la matière et l’esprit. Comme l’alchimiste qui part de la matière première pour produire du mercure, puis du mercure au soufre, et enfin du soufre à la pierre philosophale sous l’action du sel chimique, le peintre commence par préparer ses couleurs, crée des images, puis passe à l’abstrait, arrive à la rêverie, puis invente cette figure-langage. Il est parti de la matière pour arriver à penser autrement que la matière. Démesure du peintre et du poète dans un univers où tout est démesure.

E. Mélik, L’individuel transprésent (titre de Mélik), 1952, 100 x 81 cm, collection particulière
Le titre ésotérique du tableau, le ciel lunaire, la fusion des corps, le soulier en lévitation, tout dans l'image érotise la nature. Héritage plus ou moins explicite des rêveries occultistes qui intéressèrent tous les artistes surréalistes, en particulier André Breton ? (voir Annie Le Brun, "Cette échelle qui s'appuie au mur de l'inconnu", dans catalogue de l'exposition L'Europe des esprits ou la fascination de l'occulte, 1750-1950, Ed. musée de Strasbourg, 2011).

Image du Rebis hermétique (res bina, ou nature double, début du XVII ° siècle)  où l'androgyne symbolise l'Unité primordiale des êtres.

La peinture de Mélik n'est pas "surréaliste", au sens d'un label officiel ( les peintres qu'André Breton célèbre dans Le surréalisme et la peinture, 1928, et L'Art magique, 1957). Par contre la visée de la peinture de Mélik, comme ses écrits au vocabulaire souvent ésotérique, a dû trouver une confirmation dans l'atmosphère poétique et symbolique du surréalisme dont la source aura été l'inconscient de Freud, et surtout  la pensée alchimique de l'Europe. 


Surréalisme II : la grande Inconscience
« Les têtes que je trouve les plus ressemblantes sont les têtes les moins réalistes », A. Giacometti, cité par G. Didi-Huberman, Le Cube et le visage. Autour d’une sculpture d’Alberto Giacometti, 1993
                S’il y a un rapport entre le surréalisme d’André Breton et le travail de l’image chez Mélik c’est cette conviction que l’esprit possède une réalité aussi objective que le monde physique des objets étudié par la science. La puissance de l'art est de rendre visible à notre perception cet espace mental.
André Breton va s’intéresser toute sa vie à « l’automatique psychique » qu’il avait pratiqué avec son ami Philippe Soupault pour le livre Les Champs magnétique (1919), livre rare que Mélik lira avec passion.  « Si les profondeurs de notre esprit recèlent d’étranges forces capables d’augmenter celles de la surface et de lutter victorieusement contre elles, il y a tout intérêt à les capter, à les capter d’abord, pour les soumettre ensuite, s’il y a lieu, au contrôle de notre raison», André Breton, Premier manifeste du surréalisme, 1924.
Le surréalisme se présente d’abord comme une METHODE pour capter les formes les plus profondes de la pensée humaine : « Surréalisme, n.m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique et morale », Premier manifeste du surréalisme, 124.

Le climat spirituel du groupe surréaliste autour d’André Breton, avec de jeunes poètes et peintres, est très particulier. Il cherche à atteindre un but : « Je crois à la résolution future de ces deux états en apparence si contradictoire, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, se surréalité, si l’on peut ainsi dire. C’est à sa conquête que je vais, certain de n’y pas parvenir, mais trop insoucieux de ma propre mort pour ne pas supputer un peu les joies d’une telle possession… », Premier manifeste du surréalisme, 1924.
Le rapport de Mélik à l’acte de peintre présente-t-il des affinités avec l'esprit du surréalisme? Un chose est certaine, peindre est pour lui  un acte très singulier, et on ne peut pas le comprendre sans une généalogie surréaliste. Celui qui a décrit le mieux cette « danse chamanique » qui aboutit à chacun de ses tableaux de Mélik est Hubert Juin (1927-1986), ce jeune critique d’art passé en Belgique et à Paris par le surréalisme. Il s'installe plusieurs semaines à Cabriès pour écrire son livre, Edgar Mélik ou la peinture à la pointe du temps (Marseille, La Mandragore, 1953). « La façon qu’a Mélik de travailler m’a clairement indiqué qu’il avait recours à une activité médiumnique. L’élaboration de la toile est extrêmement lente (certaines ont mis des années à devenir ce qu’elles sont), et il en va comme si une sorte de mûrissement – tant intérieur qu’extérieur – leur était nécessaire. Les tableaux rangés au long des murs, Mélik passe de l’un à l’autre et procède par courtes modifications nécessaires jusqu’au jour où l’un d’eux se détache de lui-même, et, lui-même, se juge terminé. Je n’ai jamais mis en doute qu’il en allait chez Mélik d’une dictée venue d’un cosmos antérieur au cosmos visible. Les éléments de cette dictée n’obéissent pas à un automatisme torrentiel, mais plutôt à une lente montée de forces et d’intentions occultes. Lorsque je parle d’une activité médiumnique, il ne faut pas découvrir là de transes et de délire. Il s’agit d’un engouement mystérieux qui entr’ouvre les portes du plus ancien langage chiffré : celui de la Sagesse immémoriale de ce qui est ».
Tout le vocabulaire est celui de l’analogie entre le processus créateur et le travail alchimique, analogie qui a intéressée au plus au point Victor Hugo, Gérard de Nerval, Baudelaire, Rimbaud et André Breton.  Avec le surréalisme le « message automatique » est devenu la version mentale de l’antique inspiration venue des Muses, les filles de Mnémosyné, la Mémoire profonde de tout ce qui est caché. Les découvertes de Freud sur la déformation des rêves ouvraient aussi la porte à une peinture et une poésie qui pouvaient échapper à la reproduction de la réalité visible et s’ouvrir à la dictée du monde intérieur contenu dans l’esprit. 

E. Mélik, Portrait de J. Stamboulian, Dessin, collection particulière
                             
                     
E. Mélik, Portrait de J. Stamboulian, peinture, 1969
Ecriture manuscrite de Mélik, dos de la peinture, Portrait de
J. Stamboulian, peinture 1969, collection particulière





















En 1969 Mélik réalisa un portrait humain sans intention précise à partir de ses trois couleurs symboliques, bleu, rouge, jaune. Comme souvent on aurait pu penser à un portrait imaginaire. Mais il fut surpris de la ressemblance avec le visage de son jeune ami peintre J. Stamboulian. A quelle cause attribuer cet effet non recherché, à quelle dictée d’une mémoire active à l’insu de la raison ? Au dos du tableau Mélik écrivit : « La grande Inconscience fit que je peignis mon ami Stamboulian sans le savoir ».

Man Ray, Robert Desnos dans l’atelier d’André Breton, vers 1922
A quoi peut bien renvoyer une pareille expression plutôt insolite? On pense d'abord à l’inconscient freudien qui s’exprime dans les images du rêve, prouve que la pensée passe dans les images comme dans le langage. Mais dans le milieu surréaliste, il est plus souvent question de l'inconscience, terme beaucoup moins  technique et médical. En réalité, André Breton s'est moins intéressé à la psychanalyse de Freud qu'à la "psychologie gothique" d'un auteur aujourd'hui largement oublié,  Myers (1843-1901); (voir Jean Starobinski, "Freud, Breton , Myers", 1970).  Ce qui déclenche l'inconscience peut être une phrase imagée qui se forme spontanément à l’approche du sommeil ou dans un état de fatigue, dans  l’écriture rapide (pour les Champs magnétiques), ou dans le sommeil hypnotique :  « Les Champs magnétiques ne sont que la première application de cette découverte : chaque chapitre n’avait d’autre raison de finir que la fin du jour où il était entrepris et, d’un chapitre à l’autre, seul le changement de vitesse ménageait des effets un peu différents. Ce que j’en dis, sans préjudice de ridicule ou de réclame, tend surtout à établir qu’en l’absence de toute intervention critique de notre part les jugements auxquels nous nous exposions en publiant un tel livre a priori tombaient à faux. Nous n’en risquions pas moins, en prêtant même malicieusement l’oreille à une autre voix que celle de notre inconscience, de compromettre dans son essence ce murmure qui se suffit à lui-même et je pense que c’est ce qui arriva… Je n’ai jamais cessé d’être persuadé que rien de ce qui se dit ou se fait ne vaut hors de l’obéissance à cette dictée magique. Il y a là le secret de l’attraction irrésistible qu’exercent certains êtres dont le seul intérêt est de s’être un jour fait l’écho de ce qu’on est tenté de prendre pour la conscience universelle, ou, si l’on préfère, d’avoir recueilli sans en pénétrer le sens à la rigueur, quelques mots qui tombaient de la « bouche d’ombre ».  », « Entrée des médiums », Revue Littérature, n°6, nov. 1922 ("bouche d'ombre" est la voix du rêve évoquée par Victor Hugo).
« Non seulement je pense qu’il y a presque toujours complexité dans les sons imaginaires – mais encore il me paraît certain que des images visuelles ou tactiles se donnent libre cours dans la région de superficie inévaluable qui s’étend entre la conscience et l’inconscience », André Breton, « Le message automatique », dans Minotaure, 1933.

Mélik, Femme et chien, 106 x 76 cm, HSC

La  "grande inconscience" :  par cette expression surdéterminée qu'il retrouve spontanément en 1969, Edgar Mélik confirme spontanément l'état d'esprit surréaliste à l'origine de sa peinture.

Olivier ARNAUD


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire