Mélik est souvent perçu comme un peintre isolé dans son
château de Cabriès où il aurait développé sa peinture étrange sans échanges
avec d’autres peintres. Pourtant il n’a cessé de s’inscrire dans son époque et
de donner les références qui comptaient pour lui. Il admire les Fauves de 1905 (Matisse,
Derain, Frietz), mais pas leur retour à
l’ordre néoclassique; il admire Picasso
d’avant 1914. Après 1945 il est surtout
attiré par les recherches plus expérimentales de Paul Klee et de Francis
Picabia, de Pierre Soulages et d’Alfred Manessier (abstraction lyrique).
Que
savons-nous de ses échanges avec Picabia (1879-1953), figure emblématique de
l’anticonformisme en peinture (mouvement Dada avec son ami Marcel Duchamp) ?
Comme un détective, il faut se mettre en quête d’indices.
Trois
indices au moins prouvent les contacts de Mélik avec Francis Picabia après
guerre.
1) Jean-Marc Pontier nous apprend
que Mélik prit le train à l’été 1945 pour Cannes afin de remettre quelques
cartons de Picabia à l’épouse du peintre (Olga Mohler). Ces cartons lui avaient
été confiés par l’éditeur Robert Laffont dont il avait fait la connaissance grâce à son ami, AxelToursky, poète et
journaliste à Marseille.
2) Un second indice est une
lettre de Mélik écrite de Paris à Jean Ballard, en novembre 1945. La revue
des Cahiers
du Sud venait de rendre compte de son exposition ouverte le 23 juin à la
galerie Da Silva, 67, rue saint-Ferréol : « Soumise aux fluctuations du moi, peut-être, mais atteignant sans effort
au collectif tant par l’art du peintre que par la sincérité indéniable de
l’homme, l’œuvre de Mélik ne peut actuellement se comparer, par la grandeur et
la portée de son témoignage, qu’à celle de Georges
Rouault » (Les Cahiers du Sud, n° 272, Juillet-Août
1945).
Paysage biblique, 1939, 70 x 55 cm |
G. Rouault, Nu incliné, 1938, 21 x 18 cm |
Mélik
juge l’article flatteur mais il fait plusieurs remarques négatives au directeur
de la revue. Le rapprochement avec Rouault (1871-1958) donne lieu à une mise au
point particulièrement tranchante : « Pourquoi Georges Rouault ? Il est quelques autres peintres
aujourd’hui, je pense, d’autant de grandeur et de portée que Georges Rouault.
Il n’y a aucun lien d’ordre spirituel,
aucun lien d’ordre technique entre
Rouault et ma peinture, sauf peut-être dans une apparence tout extérieure –
coloris - , et dans une commune compréhension
du Gréco. J’affirme ceci
d’une manière absolument sûre, quoiqu’en pense un certain public de Marseille.
Et ce serait un tort à mon sens de flatter les mauvais jugements de ce public-là.
Bien entendu, le rapprochement ne concerne que la portée et la grandeur de ce
peintre. Mais au vingtième siècle on a coutume de lire les choses très rapidement,
trop rapidement. N’est-ce pas ?
Pourquoi se fait-il que l’on
ne me compare jamais à Paul Klee, à Picabia, à Roger de la Fresnaye ? Ceux-là seraient plus près que Rouault,
c’est sûr, de mon esprit et de mes réalisations actuelles », lettre à Jean
Ballard, 18 Novembre 1945 (archives musée Edgar Mélik, Cabriès).
R. de La Fresnaye (1885-1925), Le Pont de Meulan, Fondation Planque, Aix-en-Provence |
Pourquoi
Mélik est-il si catégorique au sujet de Rouault (1871-1958) dont l’œuvre relève
d’un expressionnisme coloré qui pourrait sembler assez proche de l’univers de
Mélik? Le refus catégorique de Mélik en
devient d’autant plus intéressant. Pour
ne pas en rester à des généralités il faut trouver deux œuvres dont les
éléments figuratifs se correspondent assez pour interpréter le jugement de
Mélik. Par chance un tableau de Mélik se prête à notre enquête.
On peut nommer les deux tableaux, Fuite en Egypte, car ils obéissent à des
compositions parallèles : architecture à droite chez Rouault, à gauche
chez Mélik ; au centre une monture en marche avec un personnage en blanc
chez Rouault, et chez Mélik une femme à la tête démesurée qui porte visiblement
un fœtus dans son ventre ; une figure à la tunique rouge au devant de
l’âne chez Rouault, alors que la figure à la tunique verte se place devant
l’animal, etc.. Chez Rouault la scène
est bien mieux identifiable grâce à un expressionnisme de la couleur qui fait
de l’image une vision religieuse. Chez
Mélik la construction et la déformation s’équilibrent pour produire un choc
intérieur proche de l’hallucination. On voit bien qu’il n’y a aucun lien
d’ordre technique et d’ordre spirituel entre
les deux peintres en dépit de fragments figuratifs identiques. Le tableau
de Mélik est une transposition iconoclaste
de l'imagerie religieuse, voire une appropriation surréaliste d’un thème
traditionnel.
Mélik
ne conteste pas la grandeur de Rouault, mais pour lui le rappprochement, basé
sur l’usage tout extérieur de la couleur, est superficiel. Il s’intéresse beaucoup plus
aux recherches picturales de Paul Klee qu’il
admirera en 1947 à Avignon, et à celles de Francis
Picabia, deux peintres qui inventèrent un monde entièrement étranger à la
peinture au sens classique du terme !
Paul Klee, Jeune fille démoniaque, 1937 |
Aux yeux de Mélik sa propre peinture évolue sur deux
plans, un ordre technique et un ordre spirituel, ce qui l’inscrit dans l’espace
des signes, avec sa trace matérielle (signifiant) et son contenu psychique
(signifié). Contrairement à beaucoup de biographies d’artistes qui insistent
sur une vocation et une virtuosité précoces des grands peintres, le cas de
Mélik est atypique sur le plan de la technique
picturale. Selon son propre témoignage (1958) et celui de sa sœur Isa Mélik
(1990), il ne manifestait aucun don pour la peinture ou le dessin. Il était
plutôt attiré par l’écriture et la musique. D'ailleurs il se présentera toujours
comme écrivain autant qu’artiste. Il se tourne vers la peinture en 1928, à 24 ans
seulement. Une amie de sa famille, Vartouhie TAMIRIANZT (née en 1892) venait de
peindre son portrait. Le pouvoir de cette image/miroir semble avoir déclenché sa vocation artistique.
Elle lui donne quelques cours dans son atelier à Asnières, puis Mélik fréquente
brièvement les ateliers libres de Montparnasse (académie Ranson, académie
scandinave, académie André Lhote). En 1930 il est prêt pour sa première
exposition personnelle de 13 toiles à la galerie Carmine, rue de Seine, Paris (voir, « 1930, la première exposition
personnelle de Mélik à Paris », sur ce blog). Contrairement à la version
canonique des biographies de peintres, Mélik n'est pas un peintre virtuose, ni
précoce, ni même autodidacte (voir E. Kris et O. Kurz, La légende de l’artiste, 2010). Qu’en est-il de l’ordre spirituel de sa peinture ?
Mélik ne peint pas pour peindre, pour
manifester un style mais pour penser la réalité humaine. Chez lui la peinture
n’est pas une activité spontanée, un don de la nature mais elle reste un médium
maîtrisé, un exercice soumis à son interrogation sur l’humain, dans le sillage notamment
des grands musiciens, et des écrivains comme Nietzsche. Elle n’est qu’un moyen
pour mettre au point une « spiritualité
plastique » (1958). Cher lui, la peinture n’est pas une facilité, une
vocation mais un choix de maturité.
Il ne
faut pas « flatter les mauvais
jugements d’un certain public de Marseille» qui attend du peintre des
images agréables à voir. Il y a indéniablement chez Mélik une volonté de
dérouter, de ne pas faire du beau, ce qui l’apparente au dadaïsme de Picabia et
Duchamp. « Le goût, qu’il soit bon
ou mauvais, est le plus grand ennemi de l’art » (dans Marcel Duchamp, la peinture, même,
catalogue Centre Pompidou, 2014, p. 42). Il aurait pu partager le dédain de
Marcel Duchamp pour la réduction de la création artistique au « métier de
peintre », à sa technique (voir le proverbe courant au XIX° siècle :
« Bête comme un peintre »).
Mélik peignait lentement, dans une «
magie douce », (lettre à
Madeleine Follain, 1959), sans la frénésie de produire pour produire. Il n’est
pas comme un artiste qui peint « comme
les robinets coulent » selon l’expression moqueuse de Paul-Durand
Ruel. A Marseille, dès 1935 un critique d’art note le mélange de rigueur et de
désinvolture du jeune peintre : « Nous
voyons deux belles vues de ports vaporeuses et solidement dessinées sous un
je-m’enfichisme qui n’est qu’apparent, car personne ne travaille plus
consciencieusement, avec plus d’instinctive intelligence et d’enthousiasme se
privant de tout pour peintre que Mélik Edgar » (Article de presse, archives
famille Sellier). Il est bien de la génération et surtout de la famille d’esprit
de Giacometti pour lequel la virtuosité ne doit pas seulement se dissimuler
(classicisme) mais ne pas être la cause de l’œuvre (« L’échec l’intéressait bien plus que le don ou la virtuosité pour
laquelle il nourrissait une profonde aversion. Il refusait le dessin au trait
pur qui était à la mode dans les années trente et quarante et pratiqué par tant
d’émules de Picasso ou Matisse, ou par
Jean Cocteau », A. Arikha, Peinture
et regard, « Alberto Giacometti : la fascination de
l’échec », Hermann, 2011, p. 173.
Mélik
sait reconnaître la grandeur de Picasso, mais le situe dans le dépassement du
Temps qui est à ses yeux la vraie transcendance : « Picasso aura été le grand mais le dernier
peintre d’une époque. Laquelle époque est de toute importance. Une autre est en
train de se former. Celle-là aussi, de toute importance. Il se sera battu avec
le réel comme nul ne l’avait fait. Il a trouvé un sens à suivre. Maintenant il
s’agira d’entrer essentiellement au travers du réel dans une spiritualité », Entretien pour le journal artistique Comoedia, 1937 (archives J.M. Pontier,
voir Edgar Mélik face à l’œuvre de
Picasso, sur ce blog). L’insolite et l’étrange qui réfléchissent le monde
humain en peinture après 1945 ce n’est plus Picasso mais Paul Klee et Francis Picabia.
3) Un troisième indice de
l’intérêt de Mélik pour l’œuvre déroutante de Picabia est une invitation à la
Galerie des Deux Îles en 1948 (Invitation conservée dans les archives Mélik au
château-musée de Cabriès).
Invitation 1948 (archives E. Mélik, Château-musée de Cabriès) |
Non
seulement Mélik a été un jeune homme avide de la culture littéraire (cercle
d’Adrienne Monnier, nietzschéisme) et des avant-gardes de Montparnasse dès
1925, mais son départ de Paris en 1932 ne l’empêchera pas de connaître une
seconde période d’immersion dans la peinture de 1945-1955. Après sa démobilisation
en juillet 1940 il passe les années de guerre à Paris, dans son appartement-atelier
au 63 rue Daguerre, loué jusqu’en 1955 environ. Les archives du musée Edgar
Mélik ont conservé des invitations prestigieuses aux vernissages parisiens,
adressées soit à Paris, soit au château de Cabriès, « près Montagne sainte Victoire » !
Victor Brauner, galerie Cahiers d’Art |
Henri Goetz (Ami de Picabia, 1909-1989, Villefranche-sur-Mer) |
Galerie Maeght, vernissage mardi 15 avril 1947 (Bonnard, Matisse, Braque, Atlan,etc.) |
Mais que représentait Picabia
pour la vie artistique parisienne à ce moment-là ? Après guerre Francis
Picabia poursuit son invention dans le sillage du dadaîsme des années 1920. Avec
son intérêt avéré pour Picabia, Mélik
était au plus près du non-conformisme en peinture.
Francis Picabia a été, avec Marcel Duchamp,
le peintre français qui a mis en question le fétichisme bourgeois de
l’Art : la mythologie sociale de l’artiste (l’être inspiré, la beauté
absolue, le don mystérieux,) et surtout le rapport reproductif entre le tableau
et le réel (la réalité comme modèle). Pour Picabia
(mais aussi pour ses amis Apollinaire et Duchamp en 1912), si le plaisir du
public est de retrouver dans le tableau les aspects embellis du déjà-vu, la
peinture pure doit donner, au contraire, à voir une autre réalité. « La photographie a aidé l’art à prendre
conscience de sa nature propre, qui ne consiste pas à être un miroir du monde
extérieur, mais à donner une réalité plastique à des états d’esprits
intérieurs… L’appareil ne peut reproduire un fait mental. Logiquement l’art pur
ne sera pas celui qui reproduira un objet matériel, mais celui qui conférera la
réalité à un fait immatériel, émotif. De sorte que l’art et la photographie
s’opposent », Picabia, cité par Arnauld PIERRE, Francis Picabia, 2002, p. 111.
Picabia, Danse à la source II, 1912, 252 x 248 cm, MoMA |
Quand Mélik fait référence à Picabia dans sa lettre de novembre 1945 à Jean Ballard, ce peintre
se renouvelle encore et fait l’actualité dérangeante avec des peintures aux
formes inconnues.
L’atelier de Francis Picabia
et ses dernières œuvres (photo Journal des
arts, novembre 1945)
|
Picabia expose à Paris, en 1946, à la galerie Denise
René et il invente pour l’occasion un
néologisme, « le sur-irréalisme ».
En 1950 Mélik se souviendra de ce jeu de langage sans fin quand il présentera sa propre exposition à Marseille
sous le titre : « des 30
peintures réalistes inobjectives… », suivi d’un poème surréaliste
assez délirant de son invention (voir Mélik et le surréalisme, INDICES, sur ce
blog). L’exposition s’intitule « Ponts coupés », titre qui revendique
la rupture avec le passé mais aussi le présent, courant de peinture dont Picabia est à Paris le chef de file.
Se référer à Picabia
n’est sûrement pas neutre quand on tient compte de l’époque et de toute la
symbolique de rupture qu’il incarne encore pour les jeunes peintres. Le
théoricien de l’art Michel Tapié rend compte de l’exposition de 1946 :
« C’est en tant que vieux dadaïste
impertinent que Picabia est associé aux préoccupations les plus aiguës des
véritables aventuriers de l’univers visuel que sont Fautrier, Dubuffet et H. Michaud, qui en essayant comme lui
de forcer les secrets de la matière sur laquelle ils concentrent la foudre
dégagée par leur comportement où l’irrationnel ne le cède en rien à la violence »,
article de Michel Tapié, « Peintures sur-irréalistes de Picabia »,
mai 1946 (cité par A. PIERRE , p. 283).
J.Dubuffet (1901-1985), Michel Tapié soleil, 1946 (Graviers, sable, filasse sur isorel, 110x 87 cm |
Léauteaud, Sorcier peau-rouge, 1946 |
Jean Fautrier (1898-1964), Têtes d’otage (1943-1945) |
Est-ce que la trace de Picabia pourrait nous amener à mieux
comprendre l’étrangeté de la peinture de Mélik ? Une énigme de sa peinture
est l’arrivée brutale de l’excès de
matière à partir de 1955. Un acte « anti-esthétique » par excellence.
Jusque-là les formes pouvaient être très étranges mais la matière restait lisse sur son
support, comme pour les deux tableaux ci-dessous.
E. Mélik, Visage de Femme, HSB, 105 x 78 cm, collection du musée (d’après le film médiéval, Les visiteurs du soir, 1942, de Jean Carné) |
Le Troubadour, HST, collection particulière |
Vers 1955 Mélik introduit des grumeaux (ajouts de
matériaux de toutes sortes) qui créent une dimension tactile, peinture de
"haute pâte" selon l'expression ironique de Jean Dubuffet . « … des
toiles moins peintes que salies » selon l’expression de Michel Leiris
en 1929 à propos de Joan Miro. On a parlé de fresques à contresens (cette
technique introduite par Roger Bissière à l’académie Ranson en 1934 donne un
aspect lisse à la surface). Il s’agit plutôt de la surface irrégulière d’un tapis
grossier, avec ses nœuds de laine (et non du tapis lisse et raffiné). A
Marseille Jean Tourette est le premier critique d’art qui reconnait une analogie
entre la surface des tableaux de Mélik et le tapis rustique ou les parois d’un temple archaïque (Exposition
Studio Da Silva, 1957, article des archives du musée de Cabriès). Il mentionne
« L’Amazone », tableau
aujourd’hui identifié (voir « Peinture(s) », sur ce blog), où se
voit nettement la déformation à gauche du beau visage de la jeune fille produite
par l’excès de matière.
E. Mélik, L’amazone, 1957, 75 x 50 cm, collection particulière |
Ce qui passe aujourd’hui pour l’aspect le plus habituel de
l’œuvre de Mélik nous empêche d’en
comprendre l’origine partagée. En effet Picabia
a été le chef de file d’un courant de l’anti-peinture qui s’est appelé le
« matiérisme » et qui réunira de jeunes artistes à Paris en
avril 1948 (galerie Colette Allendy), puis en
juillet de la même année (galerie des Deux-Îles).
« L’effet de
paroi que semble rechercher l’artiste est renforcé par le travail d’une
peinture qui se métamorphose en substances rugueuses, granuleuses,
pulvérulentes, derrière lesquelles se dessinent
ou s’évanouissent des formes indistinctes, comme embuées par la
respiration alourdie d’une matière quasi vivante. Alors qu’émerge la peinture
de Fautrier et celle de Dubuffet, celle
de Wols et de Camille Bryen, la tendance matiériste et informelle que ces
artistes incarnent est souvent présentée comme une forme de primitivisme. Le
retour à la matière informe renvoie aux origines de la pratique artistique, à
un mythique état premier de l’art où celui-ci n’est ni abstraction ni
figuration, mais « préfiguration » selon le mot de Charles Estienne,
qui ajoutait que l’art devrait repartir « à zéro, et non de la géométrie,
mais de la matière, de la substance même de la peinture », Arnauld
PIERRE, Francis Picabia, 2002, p.
277.
Il n’y aurait rien à changer à ces lignes pour décrire au
moins l’aspect matériel de la peinture de Mélik ! Le second tableau, La Séparation, combine la paroi
archaïque avec une Vénus d’un temps immémorial.
On pense à la Vénus de Lespugue qui fascina Picasso parce qu’il y
percevait la fusion plastique de la fécondation (allongement phallique) et de
la gestation (« Je pourrais la faire
avec une tomate traversée par un fuseau », cité par A. Malraux, La tête d’obsidienne, 1974, p.
116 (voir « Femme et
colossos dans l’image de Mélik », sur ce blog)
Mélik, Rupture, HSC, c. 1955, 63 x 47 cm, collection particulière |
La Vénus de Lespugue |
Le troisième tableau amplifie cette tendance à effet de
paroi ou de tapis grossier, à l’indistinction des formes, à la fermentation
colorée de la matière, et pourrait être une œuvre finale (voir « Mélik et
l’ange », sur ce blog). Le matiérisme, pratiqué et légitimé par Picabia après 1945, n’est-t-il pas un
lien manifeste de Mélik avec ce courant oublié de la peinture moderne ?
D’autres aspects de la peinture de Picabia après 1945 ont un rapport avec
les bizarreries « de » Mélik (qui ne sont justement pas qu’à Mélik).
Toute peinture est un jeu avec le passé de la peinture, et Picabia est connu
pour cette pratique qu’il rendra transgressive. « Le peintre y dissimule, sous la caricature la plus débridée, des
emprunts à Dürer, Titien, Michel-Ange, Rubens ». La déformation et
l’excès de matière produisent une peinture-monstre puisque l’image sacrée du
chef d’œuvre passé est transposée dans une anti-peinture radicale. Comme
l’écrit Walter Benjamin : «Les
dadaïstes attachaient beaucoup moins de prix à l’utilisation marchande de leurs
œuvres qu’au fait qu’on ne pût en faire des objets de contemplation. Un des
moyens les plus usuels pour atteindre à ce but fut l’avilissement systématique
de la matière même de leur œuvre », cité dans Francis Picabia, Collection centre Pompidou, MNAM, 2003. Qu’est-ce
que Mélik vient faire dans cette galère de la peinture transgressive, lui qu’on imagine volontiers comme un artiste
isolé à Cabriès ? Le mythe romantique de l'oeuvre spontanée a la vie dure.
Une série permet de comprendre, simplement en regardant les images.
Michel-Ange, Ephèbe nu,chapelle Sixtine |
Mélik, Géant assis, HSB, 55 x 45 cm, collection particulière |
La pose du Géant assis
de Mélik est manifestement un jeu avec la représentation classique et fort peu
naturelle du corps. Mais la déformation est au service de l’humour chez Picabia (la série, Les Monstres) alors que pour Mélik la matière granuleuse et les
disproportions absorbent le dessin pour inventer un géant à la tête minuscule, étrange et bienveillant.
Autre point de contact : Mélik,
comme Picabia, après la guerre,
pratiquera une courte période abstraite.
En novembre 1948, à la galerie des Deux Îles, Mélik a pu voir, entre autres,
une série de 30 petits formats, Points,
qui sont des fonds monochromes, salies de plusieurs couches irrégulières, sans
aucun souci de l’image et de la composition formelle. Seuls surnagent, de toile
en toile, des cercles de couleurs différentes.
Picabia, Les Points (Composition), 1949, HST, 56x38 cm |
Picabia, Sans titre (Masque), 1946-1947, HSC, 64x52 cm (photographie en lumière rasante) |
Picabia explore
une nouvelle peinture subjective où « il
n’y a plus d’objet, ni tangible, ni conçu, entre le peintre et nous, entre le
spectateur et l’auteur, nous voulons qu’un tableau soit un moyen d’échange de
nos sensibilités à l’état le plus pur, qu’il soit l’expression de ce qu’il y a
de plus vrai dans notre être intérieur. Et c’est pourquoi il ne peut plus rien
y avoir de figuratif dans cette peinture, parce qu’elle n’est plus une
exploration du monde extérieur, mais une prise de contact de plus en plus
profonde avec un univers intérieur », dans « Un entretien avec
Francis Picabia », Journal des Arts,
Paris, novembre 1945 (même date pour la lettre de Mélik à J. Ballard qui mentionne
Picabia comme référence).
Comment Mélik pouvait-il réagir à cette abolition limite de
la peinture chez Picabia (fin de la surface lisse, fin du sujet) ? A l’époque les interprétations furent
contradictoires. Pour le théoricien de l’abstraction, Michel Seuphor, c’est
« le point final à toute possibilité
de faire de la peinture – la peinture rendue nue comme père et mère, bouclant
la boucle de toutes les aventures » (catalogue exposition, 1949).
Picabia aurait alors redécouvert « la
saveur de l’époque dadaïste, la même grâce et la même légèreté. La même
peinture anti-peinture qui est réellement création », Francis Picabia, A. PIERRE, 2002.
Pour d’autres la série de petits formats monochromes Les Points seraient « une parodie brutale de l’art abstrait »
(Lawrence Alloway, 1959, cité dans Collection
Francis Picabia, Centre Pompidou, 2003, p.103. Quant à Mélik, quelle leçon a-t-il tirée de sa courte période
abstraite (1945-1947) ? Une parenthèse sans importante, une concession à
une mode ou une étape dans sa réflexion
sur ce que peut faire la peinture ?
Mélik, Vision bleue, 153 x 275 cm, collection particulière |
En tout cas, après sa « période
abstraite » la peinture de Mélik est entièrement nouvelle. Il évoluera
vers une peinture « réaliste inobjective ». On peut lire sur une page manuscrite
conservée dans les archives du musée Mélik : « Certains abstraits me donnent l’impression d’avoir su fabriquer des
instruments de musique parfaits mais de ne pas savoir en jouer ». On peut en déduire que certains abstraits, à
ses yeux du moins, savaient jouer de ces nouveaux instruments (Soulages, Manessier,
Mathieu).
Grâce à Picabia la peinture de Mélik apparaît plus expérimentale sur sa trajectoire
de 40 ans. Comme pour beaucoup d’autres peintres il faut refuser de le figer dans une identification qui répond
au besoin de sécurité du public. Ainsi ce dessin capital n’est ni de
Miro, ni de Picabia, mais bien de
Mélik !
E. Mélik, Visage multiple,13,5 x 24,5 cm, collection particulière |
Dessin
complexe qui oblige le regard à circuler dans l’image pour voir des têtes s’emboîter,
quand les traits sont des lignes à la fois intérieures et extérieures. Le demi profil
, le plus abouti avec son œil intense aux cils et aux sourcils épais, est à l’intérieur d’un autre profil au
trait épais, qui contient à son tour un personnage « cubiste ». La
ligne fine et irrégulière du menton et du cou joue à devenir la ligne du dos de
la tête dominante, etc. Le fond est sali de noir, de points dispersés et d’une
amibe perdue dans un front évidé. Mélik cherche à rendre visible des formes
improbables en déconstruisant l’acte de dessiner (performance transgressive).
N’est-il pas dans le sillage de Miro tel
que Georges Bataille le comprenait en 1930 ?
Miro, Tête, 1930, 230 x 165 cm (brouillage et rature) |
« Comme Miro
professait qu’il voulait « tuer la peinture », la décomposition des
objets fut poussée à tel point qu’il ne resta plus que quelques taches informes sur le couvercle (ou
sur la pierre tombale, si l’on veut) de la boîte à malices. Puis les petits éléments coléreux et aliénés
procédèrent à une nouvelle irruption, puis ils disparaissent encore une fois
aujourd’hui dans ces peintures, laissant seulement des traces d’on ne sait quel
désastre », G. Bataille, « Joan Miro : peintures
récentes », Documents, 1930, n°7.
On pourra dire que ce dessin de Mélik est un cas isolé,
qu’il n’est donc significatif de rien ! Que la grande peinture
identifiable de Mélik n’a rien à voir avec ces « gribouillages »
inutiles. Pourtant un autre dessin moins déroutant traduit la même recherche,
celui-ci daté puisqu’il illustre un long poème de son cousin Rouben Mélik
(1921-2007), Madame Lorelei publié en 1949.
E. Mélik, Gravure pour Madame Lorelei, de Rouben Mélik, 1949 |
E. Mélik, Le visage double (masque ou profil), détail. |
Ce dessin comprend au moins cinq visages. Le personnage
central de la jeune fille est dominé par un visage double, qui à gauche prend l’allure
d’un masque, et à droite celle d’un visage protecteur puisqu’il est penché vers
la Lorelei et que la grande main bienveillante doit lui être
« rattachée ».
E. Mélik, La main bienveillante (lignes et mouvement), détail |
Picabia est
justement connu pour ces recherches graphiques qui seront désignées comme des
« Transparences » dans les
années 30. Le trait réussit à inventer
des corps et des visages multiples, virtuels et virtuoses.
Francis Picabia, Transparence (Femmes/ Visages), c.1930, crayon gras sur papier, 33x24 cm |
Cette expérience graphique d’image double serait née dans
son esprit d’un choc visuel qu’il avait éprouvé à Marseille, « lorsque les images de la rue et de
l’intérieur du restaurant s’étaient superposées sur le vitre de celui-ci »,
Collection- Centre Pompidou. Francis
Picabia , 2003, p. 71.
Picabia transposera
cette curiosité mentale et visuelle dans sa peinture, avec des sujets qui
deviendront complexes mais qui perdront la pureté troublante des dessins.
F. Picabia, Adam et Eve, HST,200 x 110 cm, 1931 (inspiré par la statue Electre et Oreste du musée de Naples avec image transparente de Vierge romane au sourire espiègle), collection privée. |
Le visage multiple tel que Mélik le découvre, peut-être sous
l’impulsion des Transparences de
Picabia, deviendra de plus en plus une expérience du trouble, d'une "volonté de symptôme" (G.
Didi-Huberman). En effet, il peut s’agir d’un seul visage vu à des moments
successifs (comme pour la Lorelei) ou de multiples visages en voie de fusion
(amour ou conflit). Il est vrai que, dès Picabia,
le procédé renvoie aux superpositions du cinéma et à l’inquiétude de la conscience. « Les multiples surimpressions dont nous avons usé, et abusé, dans nos
films, celles qui convenaient si mal à certains sujets classiques, mais si bien
aux scènes fantastiques, aux cauchemars, aux vertiges, aux crises de folie, les
voici sous nos yeux, immobilisées par un pinceau magique », Gaston,
Ravel, 1929 (critique de cinéma cité dans Collection-Centre
Pompidou. Francis Picabia, 2003, p. 72). Mélik ajoute le poids de la matière.
En effet, si les formes se superposent elles restent différenciées, alors que
la matière a ce pouvoir troublant de fusionner les êtres mêmes.
E. Mélik, Couple, HSB, 109x71 cm, HSB, collection du musée (photo Robert Hale |
E. Mélik, Le Baiser (Trois personnages), collection du musée |
Pour cette enquête sur Mélik et
Picabia nous avions trois indices de relations entre eux (Cannes 1945, lettre à
Jean Ballard de nov. 1945, Invitation 1948). A partir de là on peut leur
trouver des points de contact en tant que peintres (matiérisme, abstraction,
anti-peinture). Surtout le visage multiple qui va prendre tellement d’importance
dans l’univers onirique de Mélik pourrait avoir reçu son impulsion des Transparences de Picabia, d'autant plus
que nous en avons quelques essais graphiques de la main de Mélik. Par une suite
de métamorphoses les dessins de 1949 vont engendrer les fusions les plus belles
et les plus troublantes de la matière colorée.
Olivier Arnaud
Belle analyse savante et agréablement documentée. Merci Olivier
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