"C'est drôle
comme l'infini des êtres est facilement au bout des doigts... un geste entre
ciel et terre...", L.-F. Céline, Nord,
1960
Certains
tableaux de Mélik sont absolument imprévisibles. A la différence de beaucoup de
peintres qui possèdent un STYLE et qui passent à la même moulinette tous les
sujets possibles (qu'est-ce qui ressemble plus à un portrait de Picasso qu'une
nature morte de Picasso ?) Mélik peint des situations et des gestes pour diriger
vers le nouveau et l'inconnu (Baudelaire, Rimbaud).
Edgar Mélik, Corps extatique, c. 1955, HSC, 75 x 52 cm, collection particulière |
D'un point de vue formel, ce tableau est une invention
unique dans l'histoire de la peinture.
Mélik nous donne à voir un corps arqué et tendu comme un arc. La couleur
est jouissive avec le jaune brillant du sol, le bleu profond du ciel et les
rouges dispersés par traits et taches.
Dans ce mouvement triomphal tout est impossible et pourtant profondément
expressif. C'est le tracé incurvé du corps qui intrigue. Le dos se creuse et se
prolonge vers le haut, avec un bras
gauche au poing serré, et vers le sol, le poids du corps repose sur la pointe
des pieds.
Le demi-cercle du corps exprime moins un saut dans le vide
qu'une expansion du corps dans l'espace
bleu. Le corps nu s'est substitué à l'arc tendu. On pense à l'énorme tension de l'archer du
sculpteur créé par Bourdelle en 1909.
Antoine Bourdelle, Héraklès archer dans l'atelier |
.
Ce corps nu est solidement bâti avec la profonde ligne du
dos et le jeu des formes contrastées, comme le bras vertical et les courbes
inversées des genoux et des fesses. La surface de cette peau est une
superposition subtile de couches de couleurs (un passage gradué de l'ocre au
blanc). Les gestes du peintre ont été faits de telle sorte qu'on ressente les
mouvements physiques du pinceau dans les tris de la peinture. Les cernes
colorés permettent au regard de
discerner facilement les volumes, des traces fines de bleu, de rouge ou
d'ocre.
Sur la poitrine un éclat de rouge. Aucune recherche du lisse et du rose naïf de
la peau. C'est un corps massif et lumineux.
Il y a une anthropologie du geste chez Mélik, toujours
puissant, jamais naturel. La main est une force plutôt qu'un message. Cette main qui force l'angle du tableau est-elle
repliée sur un objet, tout le corps devenant fronde? Est-elle un salut généreux
? A quoi ?
Le bras vertical est aussi énergie avec une main massive où
les doigts se déploient sur un pouce finement démesuré. D'une manière générale
la signature de Mélik , directement sortie d'un tube, n'est jamais neutre. Sa
couleur, sa position dans le tableau et son orientation varient au gré des
significations. Ici, la signature est objet physique dont la main pourrait se
saisir.
Ce corps massif à la forme impossible n'est-il pas une espèce d'allégorie physique, Mélik peintre ? Ce n'est pas un autoportrait, mais une "représentation auctoriale" (voir V. Stoichita, Le dernier carnaval. Goya, Sade et le monde à l'envers, 2016). Mélik
se donne à voir pour ce qu'il est, Peintre. Non pas un peintre en train de
peintre, selon la mise en abîme qu'on trouve chez Vélasquez, Goya ou Gauguin (Van Gogh en train de peintre
des Tournesols), mais la présence physique de soi dans sa puissance de peintre.
Carton d'invitation, Studio da Silva, 1956, IMEC (Fonds Jean Follain) |
La tête angulaire n'est que la résultante de la grande
courbe du corps. Il ne lui appartient aucun privilège, à la différence de la
tradition du Portrait. Ce n'est pas l'intériorité psychologique qui intéresse Mélik, mais la totalité du corps
devenue forme signifiante. Quelques
traces rouges (lèvres, œil, gorge) suffisent à animer le visage violemment
tourné vers le ciel.
Mélik a renoncé au "modèle extérieur" de la
tradition pour donner à voir un "modèle
intérieur" (André Breton, Le
surréalisme et la peinture, 1928). Raymond Fraggi (1902-1976) et quelques
autres jeunes peintres, dont Mélik, louaient un modèle à Marseille vers 1933.
Il se souvenait que Mélik regardait quelques instants le nu avant de lui
tourner le dos pour dessiner à son rythme la vision de ce qui voyait maintenant
mentalement. Dans le tableau de 1955 c'est son propre corps extatique qui symbolise
le saut dans l'inconnu de Mélik le Peintre quand il crée, dans un "intervalle hallucinatoire" (Carl
Einstein), ses propres images, ses suggestions inconscientes qu'il voit au fur
et à mesure qu'il les fabrique matériellement avec lignes et des couleurs. Mélik
n'est pas le premier peintre à savoir que le bouleversement du corps est parfois
le signe tangible d'une vision neuve du monde, dans un contexte mystique ( Le
Caravage et Le Bernin) ou psychiatrique (voir G. Didi-Huberman, L'invention de l'hystérie, Charcot et
l'iconographie photographique, 1982).
Le Caravage, Conversion de saint Paul, 1604, Eglise santa Maria del Popolo, Rome |
Le Bernin, L'Extase de Sainte Thérère, 1652, Eglise santa Maria della Vittoria, Rome |
Le terme mystique appartient au vocabulaire de Mélik, dans un contexte non religieux, et on le trouve aussi bien chez Claudel qualifiant Rimbaud de "mystique à l'état sauvage" (1912) que chez Antonin Artaud ("L'Art n'est pas l'imitation de la vie, mais la vie est l'imitation d'un principe transcendant avec lequel l'art nous remet en communication.")
"La qualité humaine n'est que la qualité animale dans le sens le plus élevé du terme.
L'humain existe dans
les choses qui touchent à la vie animale et humaine en particulier, hors de
tout ce qui est luxe ou plaisir et ne satisfait que partiellement l'esprit et
les sens.
Le mystique élargit le
champ de l'humain, lui ôte toutes bornes - lui pour qui le luxe n'est plus, ni
le plaisir.
L'humain, s'il cumule
en soi toutes formes possibles de vitalité, peut n'être absolument pas
voluptueux, et n'est pas le moins du monde hostile à la pureté de l'esprit -
l'esprit pur n'étant que la quintessence de l'humain." , Edgar Mélik,
Tournant, 1932.
Dans le contexte moderne du refus du dualisme de l'esprit et du
corps, le mystique élargit ou approfondit la réalité de l'humain, au-delà du
luxe et du plaisir (Mélik luttera toujours contre le snobisme moderne qui voit
dans le luxe et le plaisir l'accès à l'art). Il y a dans l'expérience de la
création de Mélik le Peintre un transcendement plutôt qu'une transcendance (Dieu-objet
des institutions religieuses). On est très loin de la pseudo-mystique
revisitant les mythes grecs.
Charles-Paul Landon, Dédale et Icare, Salon de 1799, Alençon, musée des Beaux-arts et de la dentelle |
Nous ne pouvons pas, nous avons peur.
Venez jusqu’au bord.
Nous ne pouvons pas, nous allons tomber.
Venez jusqu’au bord.
Et ils y sont allés.
Et il les a poussés.
Et ils se sont envolés."
Guillaume Apollinaire
Le visage angulaire du tableau de Mélik est tourné vers le
ciel mais il ne voit rien d'extérieur, il surprend ce qui se crée dans la "grande Inconscience" du Peintre (expression
que Mélik emprunte à André Breton et qu'il inscrit au dos d'un tableau en 1967).
Mélik ne partait pas d'un "modèle extérieur" pour
le transformer selon un style acquis. Chaque image devrait obéir à une poussée
psychique sans passer par un dessin préalable. "Je pars de l'abstrait. Peu à peu, sans même que j'aie à les chercher,
les masses surgissent et s'organisent d'elles-mêmes." (article de presse, Le Provençal, 1961).
Dans l'image on reconnait la forme d'un corps (le visuel est
ce qui est naturel dans la forme) mais cette forme n'est plus identique,
elle a subi une déformation qui l'a rend étrange. Elle est passée du côté du
figural. ""Figurer une chose,
c'est la signifier par autre chose que son aspect.. les quelques notables
étrangetés de l'espace jouent avec la vraisemblance et contribuent subtilement
à en dénaturaliser l'unité réaliste, ce qui revient à en déshistoriciser la teneur événementielle." ( G.
Didi-Huberman, Fran Angelico.
Dissemblance et figuration, 1990, à propos d'une Annonciation de ce peintre).
Si on accorde du poids à la parole de Mélik, un des points les
plus singuliers de sa peinture est la coexistence du figural obtenu par la
dissemblance (ce qu'on appelle d'habitude les déformations de Mélik) et de
l'abstrait (le visible qui n'a plus rien de figuratif). Dans le tableau, le
visage tendu vers le haut n'a rien à voir, il est face à des lambeaux de
couleurs. Au point crucial, il n'y a
plus rien à voir, sauf le fait de la peinture. De la couleur et sa forme informe.
L'abstraction originaire des masses
surgissant et s'organisant d'elles-mêmes sous l'effet de forces inconnues
donnent à voir du figural (la dissemblance d'un corps à la forme
invraisemblable) et une survivance de l'abstrait.
L'abstraction se concentre aussi dans la construction même
de la forme figurative comme pour "l'arbre" qui surgit pour être un
pur contrepoids plastique au corps arqué. Les masses s'organisent d'elles-mêmes
pour faire l'équilibre du tableau. Si on est attentif aux propos de Mélik et à
la singularité de chaque image on a devant les yeux le résultat d'un auto-engendrement
pictural assez fidèle à ce qu'André Breton appelait "l'automatisme psychique".
Si notre lecture fragmentée du
tableau de Mélik a un intérêt c'est de nous faire passer de l'autre côté du
miroir, de voir l'envers du tableau. Ce corps, naturel et dissemblable, figure
l'événement inconscient qui fait de Mélik le Peintre capable de regarder à
travers le visible pour le voir plus en profondeur.
« Jetez par-dessus bord poids et mesure habituels, le monde réel
n’est guère que désarroi et ennui, mais vous, libres, glissant d’un pays
fantastique à un autre pays fantastique, tantôt notez vos explorations, tantôt
maraudez aux vergers merveilleux. D’autres fois, expulsés aux provinces du
concret, confondez vous avec elles, que le mimétisme joue, faites les morts,
sachant rester des heures immobiles et muets, inlassablement tapis à l’affût
de quelque absolu perceptible à vos seuls sens et qui finira par éclairer
pour vous ce résidu de pauvreté. »
(paroles de Luc/Mélik dans le roman à clé de Christiane Delmas, L'invisible tiers,1962).
Mélik est bien un peintre qui refuse de faire de la peinture pour
représenter les choses selon un style, aussi brillant ou délicat soit-il. Il est le
disciple mystique de Rimbaud à la recherche de l'inconnu et du nouveau. Il est
un lecteur de William Blake qu'il cite dans le roman de Christiane Delmas : « Si les portes de la perception étaient
nettoyées, chaque chose apparaîtrait à l'homme comme elle est, infinie. »
W. Blake, Le mariage du Ciel et de
l’Enfer (livre bien connu dans la jeunesse de Mélik depuis la traduction
d'André Gide en 1922).
William Blake, Jérusalem, Toute forme humaine |
William Blake, La Divine Comédie, Antée |
Mélik a-t-il été une espèce de "métaphysicien à l'état sauvage?". On ne peut guère en douter quand on prend au sérieux les écrivains et les poètes qu'il lisait avec beaucoup d'intensité (un lecteur terriblement précis).
"Si l'esprit est à l'origine
de la matière ou si la matière est à l'origine de l'esprit, ceci est hors de la
conception instinctive ou mentale humaine : l'essentiel est donc abscons."
"Avant que la mort ne
s'émancipe de la vie, la maturité s'émancipe de la jeunesse, tout en en gardant
le souvenir. Et cela est très bien."
Contrairement à l'écrivain ou poète
le Peintre ne dispose que du corps (et de l'ensemble des formes visibles) pour
créer sa propre vision du monde. Les fameuses déformations des corps chez Mélik sont-elles gratuites ? Nous avons
un riche témoignage sur l'esprit de la peinture de Mélik grâce à l'écrivain et poète Hubert Juin. Il passa
quelques semaines à côtoyer Mélik en 1953 pour rédiger son livre Edgar Mélik ou la peinture à la pointe du
temps (La Mandragore, Marseille). Aurait-il vu le tableau qui nous
intéresse, ce corps devenu arc ? En tout cas le livre de Juin et le tableau
sont concomitants (1953 et c. 1955). Hubert Juin est justement sensible au
devenir du corps dans la peinture de Mélik. Le corps y est transfiguré, il n'est plus dans
un univers qui est celui du réalisme brillant et tragique, celui du cycle
irréversible de la Vie à La Mort (H. Juin se réfère notamment à Rubens).
« Sur un certain plan, la grande conquête de certains peintres modernes
(c’est le cas de Mélik) a été la suppression des traces de l’ombilic. Ces corps
ici et là, ces corps peints qui répondent ou interrogent sont des corps
éternels, des corps sans naissance » (p. 39). Ce passage est ce
qu’Hubert Juin a écrit de plus troublant sur la
dimension mystérieuse de la
peinture de Mélik. Cette absence de la cicatrice de séparation, ces corps
d’allure éternelle, sans naissance donc
sans mort, ces corps en même temps charnels et spirituels, n’est-ce pas ce que
Mélik a de plus indéchiffrable ? Plus loin Hubert Juin nommera Le Greco
(p. 64) et parlera d’ une « métaphysique charnelle » (p.
66). Le tableau suivant est exemplaire de la présence métaphysique du corps
chez Mélik dans la décennie 1940. Sur fond d'un paysage abstrait où l'on
distingue chemin et alignement d'arbres un grand corps s'avance avec sa main
démesurée. Il flotte dans l'espace alors qu'un groupe de petits personnages lui
tourne le dos. Les déformations sont harmoniques et ainsi la scène est
pénétrée d'un sens humain intense et néanmoins énigmatique.
Edgar Mélik, Corps en apesanteur, c. 1940, HST, collection particulière |
Avec le tableau Vision extatique, dans la décennie suivante,
les déformations seront moins fortes mais c'est tout le corps qui est transformé
par son mouvement interne. Dans les deux cas, une vision mystique (au sens de
figural) du corps l’apparente aux
tableaux les plus hallucinés du Greco. Ce peintre a intéressé Mélik comme le prouve
une de ses lettres à Jean Ballard, le directeur des Cahiers du Sud. Mélik conteste farouchement le rapprochement entre
sa peinture et celle de Georges Rouault, dont il reconnait la grandeur. "Il n'y aucun lien d'ordre spirituel, aucun
lien d'autre technique entre Rouault et ma peinture, sauf peut-être dans une
apparence tout extérieure - coloris -, et dans une commune compréhension du Greco."
(de Paris, novembre 1945, archives municipales de L'Alcazar, Fonds J. Ballard).
Mélik n'est pas un peintre de
thèmes religieux, sa technique n'a rien de commun avec celle de Rouault, mais
ils partagent une compréhension sérieuse du Greco. La grande leçon
"maniériste" du Greco c'est justement de transfigurer le corps quand
il signifie l'accès à une autre vision du réel, ce qui est proprement l'acte du
mystique dont Mélik parlait en 1932, dans un contexte non religieux
("maniérisme" au sens technique de l'histoire de l'art, voir W.
Friedlaender, Maniérisme et
antimaniérisme dans la peinture italienne, 1929 : "On parle d'abstraction anti-naturaliste quand
l'idéal esthétique met les événements psychiques et les émotions au-dessus de
la conformité de l'objet avec nos perceptions.").
Le Greco, La vision de saint Jean, 1614 |
Le Greco, Laocoon, 1610 |
Mélik a même transposé un tableau célèbre du Greco, un
Baptême du Christ. Sa version reprend les couleurs dominantes, répète les mains
jointes du Christ et la bénédiction de saint Jean Baptiste. A droite, le jeune homme
nu qui assiste à la scène pourrait être Mélik lui-même, le témoin qui déshistoricise
l'événement réel et spirituel.En 1907 Picasso avait transféré des fragments du ciel du Greco (Vue de Tolède) en fond des Demoiselles d'Avignon. Les couleurs et les corps hallucinés du Greco ont retenu Mélik, le Peintre.
Edgar Mélik, Baptême du Christ (d'après Le Greco), collection particulière |
Olivier ARNAUD
Ce qui m'a frappé d'emblée ce n'est pas le saut dans le vide mais la parfaite et tranquille organisation de l'équilibre.
RépondreSupprimerBravo Olivier encore un très bel article!
RépondreSupprimerOUI, un très bel article, très fouillé, "savantissime", mais aussi vibrant d'émotion comme à chaque nouvelle lecture d'un tableau de Mélik. Ou s'arrêtera (et pourquoi s'arrêterait-elle?) la quête de insaisissable qui ce cache dans toute peinture.
RépondreSupprimerGreat blog you have heere
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